La Marine de Syracuse/01
La quinquérème est le vaisseau de ligne de l’antiquité; elle n’emploie pas moins de trois cents rameurs. La première quinquérème fut construite à Syracuse, en l’année 399 avant Jésus-Christ, par ordre de Denys le Tyran. On attribue généralement à Corinthe l’honneur d’avoir mis en mer la première trière; Syracuse, colonie corinthienne, ne peut revendiquer que la gloire d’avoir augmenté les dimensions du navire de combat. Ce fut une gloire peut-être; était-ce bien un avantage? Toute plage pouvait servir de port à la trière ; la quinquérème ne gravissait pas avec la même facilité le talus. Surprise par la tempête, elle ne savait plus où se réfugier. Aussi les naufrages vont-ils prendre des proportions énormes : les combats, il est vrai, seront plus décisifs. Sur la question des quinquérèmes, je ne me crois pas tenu de montrer les ménagemens qui ont suspendu l’expression de mon opinion lorsqu’il s’agissait des trières[1] ; j’arbore ici, dès le début, mon pavillon. La quinquérème est pour moi une galère sur laquelle chaque aviron se trouve manœuvré par cinq rameurs. Entre le vaisseau qui part, l’an 398 avant notre ère, pour Locres, chargé d’en ramener à Syracuse la fiancée de Denys l’Ancien, la future mère de Denys le Jeune, et la Réale, que le régent de France envoie, au mois de mai 1720, conduire de Marseille à Gênes sa fille, Mlle de Valois, fiancée au prince héréditaire de Modène, mon esprit ne découvre pas de différence. Je partage complètement, au sujet des vaisseaux longs des anciens, l’avis d’un éminent critique du XVIIIe siècle, M. Deslandes : « Si des étages eussent été couverts l’un par l’autre, comme ceux d’une maison, en ne donnant pour chaque étage que quatre pieds et demi de hauteur, la quinquérème aurait eu vingt-deux pieds et demi d’œuvres mortes; les rames les plus élevées auraient dû sortir de cinquante pieds pour porter dans l’eau. À ce chiffre il faut ajouter la partie intérieure qui eût été le tiers de la partie extérieure, — soit dix-sept pieds environ. — La longueur totale de la rame eût donc été de soixante-sept pieds. Les rames de nos plus grandes galères n’ont jamais dépassé trente-six ou quarante pieds. »
La marine des quinquérèmes n’est pas une marine démocratique; on pourrait l’appeler à juste titre la marine des patriciens et des despotes. Le cardinal-duc, — c’est ainsi qu’on désignait encore dans nos arsenaux, à la fin du XVIIe siècle, l’incomparable ministre de Louis XIII, — imita l’exemple du tyran de Sicile. Trois ou quatre rameurs maniant une seule rame ne lui parurent pas, « pour les galères du roy, » un armement suffisant; il lui fallut cinq rameurs au moins pour les galères subtiles, six pour les patronnes et sept pour les réales. Un état conservé dans nos archives et qui porte la date de 1639, alloue au cardinal 48,000 livres «pour l’entretènement d’une galère septirame qui n’était ci-devant que quinquérame. » Le même état attribue 42,070 livres à Charles Daumont, seigneur de Chappes, «capitaine ordonné pour commander la galère la Régine appartenant à la royne, mère du roy, pour l’entretènement de la dicte galère sextirame qui n’était en devant que quatrirame. « Les capitaines des galères subtiles, devenues de quatrirames quinquérames, reçurent également un notable accroissement de solde; 32,000 livres par an leur furent assignées pour l’entretien d’un navire qui, « outre les gens de guerre, » dut comprendre, à dater de ce jour, un équipage de trois cents rameurs au moins. La chiourme des réales, galères de vingt-neuf bancs et de 45 mètres de longueur, se trouve portée par le même édit au chiffre de quatre cent vingt hommes. Je n’imagine pas que le tyran Denys, quand il se proposa d’introduire un type nouveau dans la composition de sa flotte, ait fait faire un progrès d’autre sorte à la vieille architecture navale. Ses quinquérèmes ou pentères ne furent probablement que des trières agrandies. Le nom qu’il leur donna indique bien, à mon sens, la portée de la modification; la forme du navire ne fut point altérée, il n’y eut de changé que les dimensions de la coque et la force numérique des équipages.
Nous connaissons, à un homme près, l’effectif des galères modernes. Cet effectif nous permettra de juger, par un rapprochement très plausible, de l’armement que dut affecter Denys l’Ancien à ses quinquérèmes. Lorsqu’au mois d’août 1752, une escadre de quatre galères commandée par le chevalier de Cernay reçut une mission analogue à celle qu’avait accomplie, au mois de mai 1720, le chevalier d’Orléans, fils naturel du régent, grand-prieur de France, abbé d’Hautevilliers et général des galères, de l’année 1716 à l’année 1748, une revue administrative eut lieu dans le port d’Antibes. Sur la galère la Reyne, destinée à transporter sa majesté l’infante duchesse de Parme, se trouvait alors embarqué, outre le chevalier de Cernay, chef d’escadre, le capitaine même de la galère, M. le chevalier de Glandevès. L’état-major se composait de 3 lieutenans et de 3 enseignes, de 3 écrivains ou commis, d’un aumônier, d’un chirurgien et de 17 gardes de la marine. L’équipage comprenait 33 officiers-mariniers, 5 tambours et hautbois, 73 matelots, 19 domestiques, 79 soldats, 11 pertuisaniers, 11 proyers ou mousses; la chiourme employait 403 rameurs — 303 forçats et 40 Turcs. — Fixé au chiffre de 665 hommes, l’effectif total de cette septirame était donc à peine inférieur à l’effectif de nos grandes frégates cuirassées : la Brave, la Hardie, la Duchesse, n’étaient que des quinquérames; 453 hommes, dont 266 forçats, occupaient les bancs de ces galères subtiles et en garnissaient les arbalétrières. Ainsi donc, on le voit, pour ramener de Gênes à Antibes Madame royale et sa suite, composée de quarante-neuf personnes, parmi lesquelles nous ne remarquerons pas sans quelque étonnement un médecin accoucheur et un chirurgien-dentiste, il ne fallut pas, en un temps où nos finances étaient loin d’être prospères, mettre en mouvement moins de deux mille trente hommes. C’est à peine si, aux jours de notre suprême richesse, on nous vit déployer plus de pompe lorsque nous envoyâmes, en l’année 1859, pour l’escorter de Gènes à Marseille, deux vaisseaux de quatre-vingt-dix et une frégate de cinquante-deux canons au-devant de la jeune princesse que nous confiait l’illustre maison de Savoie.
Quinquérèmes et vaisseaux à vapeur sont aujourd’hui de vieilles lunes. En 1752, les quinquérèmes chantaient leur chant du cygne et donnaient à regret leur dernier coup d’aviron. Les demi-galères, les galiotes à quinze bancs, ces trières modernes particulièrement chères aux barbaresques, survécurent quelque temps encore aux massives réales. A vrai dire, je crois qu’elles méritaient bien quelque peu de leur survivre. Tout aussi agiles et plus manœuvrantes, elles rendaient surtout à moins de frais les services qu’on avait conservé l’habitude de demander, en de rares occasions, aux galères. Qui sait si même, au point de vue du combat, la construction de la quinquérème et surtout celle de ses dérivées, l’octère et la décère, ne fut pas une faute? L’étude approfondie de la bataille d’Actium nous servirait peut-être à éclaircir ce point. Tout est à méditer dans la guerre navale, surtout à une époque de révolution scientifique. Dieu veuille que l’avenir ne réserve pas à nos monstrueux léviathans quelque leçon semblable à celle qui fut infligée à la flotte d’Antoine par les liburnes d’Octave !
Quand on se propose « de faire grand, » on s’expose à faire quelquefois démesuré. Le génie n’est-il pas, par lui-même, une exagération? Aussi le législateur antique ne le considérait-il que comme un germe périlleux destiné à faire éclater tôt ou tard la cité, « Les grands hommes, prétendait Solon, sont la ruine d’un état. » C’est pour maintenir dans la cité de Minerve une sorte de végétation rabougrie que ce prudent esprit inventa l’ostracisme. Le résultat, par bonheur, ne répondit point complètement à son attente. L’ostracisme ne fonctionnait pas, comme l’élection, à des époques prévues et déterminées d’avance ; il fallait que quelque orateur prît sur lui d’en venir réclamer l’application. « Ne vous semble-t-il pas, disait cet amant jaloux de l’égalité au peuple devenu plus que jamais attentif à sa harangue, qu’il y a déjà bien longtemps que nous n’avons émondé notre jardin? J’aperçois d’ici plus d’une tige ambitieuse qui m’inquiète ; un bon coup de faux, suivant moi, ne gâterait rien. » Sur cette motion, presque invariablement accueillie, les prytanes convoquaient d’urgence les tribus ; les hérauts couraient sur les bords du Céphise, sur le penchant méridional du Parnès, arrachaient les cultivateurs à l’exploitation de leurs terres, à la surveillance de leurs ruches, de leurs plantations de vignes ou d’oliviers, et les poussaient tout haletans vers Athènes. « Qui bannissons-nous aujourd’hui pour cinq ans? » Chacun prenait une coquille, un tesson de terre cuite et y inscrivait le nom du citoyen dont il jugeait essentiel de débarrasser momentanément la communauté. Au centre de l’agora se trouvait ménagé un espace circulaire qu’entourait une grille; dans l’intérieur de cette urne gigantesque les votans sont venus jeter l’un après l’autre leur bulletin, c’est aux magistrats maintenant de compter les suffrages, y en a-t-il six mille? le peuple est en nombre pour prononcer son arrêt. Au-dessous de ce chiffre, le vote serait nul. Le triage s’opère, le nom du banni est proclamé. Les envieux respirent, et la cité est sauve.
Voilà, en vérité, une belle législation ! Le peuple de Syracuse eut un instant l’idée de se l’approprier ; il fit seulement l’économie des tessons. Ce fut tout simplement sur des feuilles d’olivier qu’à Syracuse on écrivit le nom du citoyen éminent dont l’heure était venue de rabaisser l’orgueil en lui faisant connaître les amertumes de l’exil. Le pétalisme était une institution d’origine étrangère; il ne réussit pas à s’acclimater en Sicile. Tout ce qui avait quelque indépendance de fortune, quelque valeur morale, s’éloigna des affaires publiques; «l’administration de l’état passa aux mains des sycophantes et des démagogues. » Bientôt il n’y eut plus de sécurité pour personne, plus de stabilité pour les institutions; le désordre, en quelques années, fut au comble. Les Syracusains se ravisèrent et, en l’an 454 avant Jésus-Christ, ils prirent le parti de choisir entre deux maux le moindre ; ils se résignèrent à garder leurs grands hommes. Les Athéniens furent plus tenaces. Si l’ostracisme ne se fut égaré, en l’année 416, sur Hyperboles, Athènes n’eût probablement pas rénoncé de sitôt à ce procédé sommaire d’exclusion qui flattait si bien ses penchans jaloux. Tant que la loi de Solon n’atteignit que des Aristide, des Cimon, la malveillance y trouva son compte; lorsqu’on la vit frapper « un éhonté, dit Plutarque, un pervers dédaigneux de l’opinion jusqu’à demeurer insensible à l’infamie, » on craignit que le but ne finît par être dépassé. L’ostracisme se discréditait. Qui voudrait donc encore se charger des vilaines besognes? qui viendrait désormais humilier, calomnier les meilleurs citoyens? Traité en grand homme. Hyperbolos se rengorge. Soupçonnerait-on par hasard ce turbulent fabricant de lanternes d’aspirer à la tyrannie? On le croit donc de taille à jouer le rôle d’un Pisistrate? Et pourquoi pas, après tout? Syracuse, presque à la même époque, ne se courbe-t-elle pas sous le joug d’un scribe avant de subir celui d’un potier? Je ne trouve pas juste, quant à moi, de chicaner sur son origine l’homme assez heureux pour justifier par de réels services son élévation. Qu’il s’appelle Masaniello, Ivan IV ou Denys, du moment qu’il chasse l’étranger, je l’absous. Je n’ai pas, vous pouvez m’en croire, un goût beaucoup plus vif qu’Harmodius ou qu’Aristogiton pour la tyrannie, mais quand le ciel se couvre, quand la mer, sourdement gonflée, grossit et se soulève, je ne me sens guère à l’aise sur un navire « qui navigue à la part. » Denys l’Ancien et Ivan le Terrible ont exercé le pouvoir dans un jour de tempête ; il est fort heureux qu’ils n’aient pas permis au premier venu de porter la main sur le gouvernail.
Que les hordes affamées viennent du désert ou du pays des neiges, béni soit celui qui les tient à l’écart! « En Sicile, dit Homère, l’orge et le froment n’attendent pas la semaille pour donner leurs moissons. » La Libye ne reçut pas des dieux le même privilège. Les vastes plaines qui confinent à l’Atlas étaient encore incultes quand les Carthaginois se jetèrent, comme une nuée de sauterelles, vers l’année 480 de notre ère, sur l’île des Sicanes, sur cette île si prodigieusement féconde, dont les colonies grecques se contentaient d’occuper les bords, Ils y débarquèrent au nombre de trois cent mille hommes, affirme un historien, de cent mille seulement, prétend un autre auteur. Gélon les extermina. La Sicile n’en vécut pas moins, à dater de ce jour, sous la menace constante de quelque irruption désastreuse. Pour assaillir l’opulent territoire, les Carthaginois n’avaient qu’un détroit large à peine de soixante-dix-sept milles marins à franchir. Ces colons de la Phénicie se trouvaient en possession de la plus magnifique flotte de transport qui eût jamais existé; ils étaient infiniment moins riches en navires de combat. La hardiesse même de leurs entreprises commerciales les inclinait vers la marine à voiles. Ce n’est pas avec des trières qu’ils seraient allés chercher l’argent de l’Ibérie et l’étain des îles Britanniques. En mesure de verser à tout instant l’Afrique sur la Sicile, de charger sur deux mille vaisseaux leurs chars, leurs cavaliers, leurs machines de guerre, les Carthaginois demeuraient à court quand il leur fallait escorter ces immenses convois. Les grandes navigations ne forment pas des rameurs et Carthage, sur ce point, fut longtemps inférieure aux villes de la Trinacrie. Fort heureusement pour le succès des armes carthaginoises, ces villes, fondées par des migrations venues de diverses parties de la Grèce, vivaient fort divisées. Égeste avait appelé les Athéniens à son aide; quand les Athéniens eurent été battus, elle sollicita l’intervention de Carthage. En l’année 409, le fils de Giscon détruisit Sélinoute et Himère. Trois ans après, ce fut sous les murs d’Agrigente que le même général débarqua son armée. Il arriva d’Afrique avec une innombrable horde de Libyens, de Phéniciens, de Numides, de Maures, d’habitans de la Cyrénaïque et d’Ibères. Agrigente était une ville de deux cent mille âmes; les Carthaginois l’assiégèrent huit mois avant de la prendre. Le fils de Giscon succomba, durant ce long siège, à une maladie contagieuse; son collègue, Imilcon, réduisit l’infortunée cité, dont les ruines attestent encore l’effroyable catastrophe et la magnificence.
Le désastre d’Agrigente répandit l’effroi dans toute la Sicile. Ce n’était plus pour la liberté, c’était pour la vie qu’il fallait désormais combattre. La cruauté punique était un bien autre danger que l’ambition athénienne. La paix a ses douceurs; quand elle conduit les hommes au supplice de la croix, les femmes au déshonneur, les enfans à l’esclavage, on est tenté de la rendre responsable des calamités imprévues qu’une génération plus imbue de l’esprit militaire eût peut-être réussi à conjurer. Les plus fortes murailles, — l’exemple d’Agrigente en faisait foi, — ne procurent qu’une sécurité précaire. Agrigente expirait étouffée dans son luxe; le caporalisme de Sparte l’aurait très probablement sauvée. Dès la première annonce du péril, c’était à Sparte que la malheureuse ville avait demandé des généraux; les généraux que Sparte lui envoya la défendirent avec indifférence. La haine d’Athènes, en l’année 416, stimulait leur zèle; la république oligarchique des Carthaginois ne leur faisait même pas ombrage. S’ils eussent écouté leurs sympathies secrètes, ce n’est assurément pas du côté de la démocratie sicilienne que leur instinct les aurait rangés. Le danger touchait de plus près Syracuse, et cependant Syracuse ne sut pas complètement oublier qu’aux jours où Nicias campait sous ses murs, Agrigente avait paru sourire à sa ruine prochaine. Les Syracusains se portèrent donc sans la moindre ardeur au secours de la grande cité rivale. L’épouvante causée par la férocité d’Imilcon leur ouvrit enfin les yeux et leur fit comprendre toute l’imprudence de leur égoïsme. Le peuple alors se souvint d’Hermocrate. On peut éteindre à plaisir un flambeau et le rallumer; il faut y regarder à deux fois avant de supprimer un grand homme. Les larmes et les regrets ne le rappelleront pas à la vie. Tous les partisans de l’illustre patriote, par bonheur, n’avaient pas été enveloppés dans son destin funeste. Le plus jeune et non pas le moins énergique, Denys, s’était sauvé du tumulte, criblé de blessures; son obscurité même lui permit de rentrer, peu de temps après, dans Syracuse. Il était au nombre des soldats tardivement envoyés au secours d’Agrigente. Si Denys n’eût eu en partage que la bravoure d’un héros, il eût probablement végété dans les bas rangs de l’armée ; le ciel lui avait, de surcroit, donné l’éloquence; avec l’éloquence et le courage on peut toujours se faite un marchepied des malheurs publics. Les factions prenaient d’ailleurs la peine de déblayer sous ses pas le terrain; nulle supériorité ne se dresserait devant son ambition pour lui barrer la route ; le champ était libre. Denys s’y élança tout rempli de l’ardeur d’un aventurier qui n’a rien à perdre. Il ne vit que le but auquel, si les dieux le favorisaient, il pouvait atteindre, et ce but était, dans sa pensée, la libération plus encore peut-être que l’asservissement de sa patrie. L’asservissement en effet, quand l’ennemi est aux portes et l’anarchie en dedans des murs, pourrait bien mériter de s’appeler le salut.
Le fâcheux côté de ces entreprises, c’est qu’on les accomplit rarement sans porter une funeste atteinte à la morale publique. Comment acquérir de l’influence sur le peuple, si l’on ne se résigne avant tout à caresser ses passions haineuses et à paraître épouser ses soupçons? Le peuple de Syracuse était en proie à une inquiétude vague; Denys accusa les généraux de vouloir livrer l’état aux soldats de Carthage; il dénonça du même coup les principaux citoyens de tout temps soupçonnés de rêver le triomphe de l’oligarchie. « Ce ne sont pas, dit-il à la multitude, les personnages les plus distingués par leurs richesses ou par leur naissance qu’il convient d’appeler au commandement des armées; les meilleurs généraux, ce seront les généraux les mieux intentionnés. » Sur ce conseil, le peuple prend feu et choisit d’emblée d’autres chefs. Naturellement Denys est du nombre. L’habile démagogue se garde bien de se confondre avec ses collègues ; il les tient à distance et les laisse combiner leurs plans à loisir. Quand ces plans sont à la veille de s’exécuter, Denys les déclare tout d’abord détestables. « Cette fois encore, le peuple a eu la main malheureuse; ce sont de nouveaux traîtres que, pour sa perte, il vient d’élire. » le vigilant défenseur qu’a rencontré l’état! Combien ce peuple dont il protège, en toute occasion, la simplicité confiante ne lui doit-il pas de reconnaissance! Denys cependant se trouve trop isolé dans Syracuse. La multitude l’écoute, la multitude l’acclame; seulement la multitude est sujette à de soudains caprices, et ses idoles ont toujours chancelé sur leur piédestal. Il faut une base plus sûre à cette jeune ambition qui se pique avant tout d’être prévoyante. Denys songe à rouvrir les portes de Syracuse aux bannis qui furent jadis avec lui les compagnons d’Hermocrate, bannis dont il a bien pu seconder les projets aux jours des grandes et généreuses espérances, mais dont il lui parut inutile, quand survint la déroute, de partager la mauvaise fortune. Cette troupe de proscrits, incessamment grossie par de nouvelles rigueurs, formait presque une armée. » Eh! quoi, s’en allait déclamant en tous lieux Denys, on fait venir d’Italie des soldats; on recrute des mercenaires jusque sur les côtes du Péloponèse et l’on refuserait à des concitoyens que nulle offre de Carthage n’a encore pu séduire, le droit d’accourir sous les drapeaux de la patrie menacée et de verser ce qui leur reste de sang pour délivrer le sol natal de ses envahisseurs! » Le peuple ne tarde pas à reconnaître combien cette interdiction est à la fois impolitique et injuste; il se consulte un instant et abolit sur l’heure les décrets d’exil. Denys aura désormais pour garde les Syracusains auxquels il a rendu leur foyer.
Le moment est-il donc venu de jeter le masque? Un impatient le croirait : l’impatience a souvent compromis les plus belles parties ; Denys ne commettra pas la faute de se mettre prématurément en campagne. Le trésor est vide : quelle figure ferait un usurpateur obligé de refuser, le lendemain de son avènement, la solde à ses troupes? L’impôt des riches est une ressource dont on pourra user à son heure. Commençons par chercher en dehors de Syracuse quelque mine encore vierge à exploiter. Les habitans de Géla se présentent tout à point pour sortir l’astucieux conspirateur d’embarras. Menacés par Imilcon, ils implorent avec larmes l’assistance qui n’a cependant pas sauvé Agrigente. Denys obtient sans peine qu’on fasse bon accueil à cette demande. Il se met à la tête d’un détachement de 2,000 fantassins et de 400 chevaux. Le voilà introduit dans la place, entouré de forces suffisantes pour y commander en maître. Quel sera, pensez-vous, son premier soin? Va-t-il se hâter de courir aux remparts? La foule anxieuse n’attend que ses ordres pour se mettre à l’œuvre. Quelle brèche faut-il réparer la première? Quels travaux supplémentaires de défense convient-il d’élever? Le regard soupçonneux de Denys se dirige ailleurs. Il doit y avoir des traîtres dans Géla, puisque Syracuse, malgré une épuration première, en est encore remplie. Les bons traîtres, ce sont toujours les riches. Que ferait le peuple des oreilles d’un chiffonnier? Les principaux citoyens de Géla n’échapperont pas à cette distinction fatale. Denys les fait sur-le-champ arrêter, condamner à mort et exécuter. Il n’y a plus maintenant, pour que leur supplice profite doublement à la république, qu’à vendre à l’enchère les biens dont une juste sentence les a dépouillés. Habitans de Géla, on vous a délivrés des sommités qui vous offusquaient; avant de songer à remplir vos coffres, occupez-vous de payer vos sauveurs! Denys se fait la part du lion dans le butin. Ce n’est pas pour lui qu’il se montre avide, c’est pour ses soldats. La bataille a été si rude! Les troupes, le jour même, reçoivent double solde; le camp est dans l’ivresse, et les gens de Géla peuvent dormir tranquilles, l’oligarchie ne relèvera pas la tête.
Denys n’a plus que faire dans cette ville pacifiée et tranquillisée en un clin d’œil; il reprend le chemin de Syracuse. Filles d’Israël, rassemblez vos palmes ! Accourez toutes au-devant du berger ! D’un seul coup de sa fronde, il a terrassé Goliath. Mais à Syracuse aussi, les magistrats font mollement leur devoir; s’ils ne sont pas vendus personnellement à l’ennemi, leur faiblesse n’en sert pas moins les desseins secrets de la trahison. Exercé dans des conditions pareilles, le commandement des troupes devient trop périlleux, Denys se démet de celui qu’on lui a confié. Perdre un tel général ! le perdre, au moment où les Carthaginois, refaits pendant l’hiver, vont se mettre en marche et venir camper sous les murs de Syracuse ! Le peuple ne permettra pas que le seul ami sincère qui l’ait invariablement assisté jusqu’ici dans ses peines l’abandonne en cette heure de péril extrême. Denys se plaint d’être mal secondé? Eh bien, que Denys commande, seul ! C’est parce qu’il commandait seul, que Gélon a vaincu jadis les Carthaginois dans les plaines d’Himère. Voilà le grand mot lâché; la tyrannie est plus d’à moitié faite. A l’âge de vingt-cinq ans, Denys devient en quelques heures le maître absolu dans Syracuse. Échappé au massacre d’une faction proscrite, ce scribe de génie a gardé trente-huit ans le pouvoir. Je ne m’occuperai qu’en passant de son administration, je raconterai le plus brièvement possible ses campagnes; en revanche, j’étudierai avec un soin tout particulier ses flottes et ses arsenaux.
Avant de trouver dans Rome l’ennemi qui la devait détruire, Carthage fut deux fois mise en sérieux péril par les chefs démagogiques de la Sicile. Le trait particulier de cette lutte acharnée qui ne dura pas moins de cent ans, c’est la facilité avec laquelle les deux partis contraires recrutaient des auxiliaires sur le sol même qu’ils venaient envahir. Les Libyens d’un côté, les Sicules de l’autre, jouèrent un rôle important dans ces agressions. Même après ses plus sanglantes défaites, Carthage n’en gardait pas moins des alliés et des places d’armes en Sicile. La pointe occidentale de l’île, de Palerme à Marsala, lui appartenait. Ce fut à la déposséder de ce territoire que Denys mit, dès le début, tous ses soins. Il ne prit cependant l’offensive que lorsqu’il crut avoir rendu par des fortifications nouvelles Syracuse imprenable. L’île d’Ortygie constituait la partie la plus forte de la ville; Denys l’entoura de murailles, et dans l’intérieur de cette première enceinte fit élever à grands frais une citadelle. On se souvient que, dans la guerre attique, Syracuse faillit être investie, d’un bras de mer à l’autre, par un mur de circonvallation[2]. Pour prévenir le retour d’une pareille tentative, Denys jugea nécessaire de fortifier les Épipoles. Soixante mille ouvriers de condition libre, six mille couples de bœufs achevèrent en vingt jours un travail qui n’avait pas moins de cinq kilomètres et demi de développement. Syracuse, nous l’avons déjà dit, possédait deux ports. La nouvelle enceinte enveloppa le petit port situé au nord-est d’Ortygie. Cette darse pouvait contenir soixante trières; Denys en rétrécit l’entrée et n’y laissa passage que pour un vaisseau. Sur les bords de ce premier bassin il établit ses chantiers. Les versans de l’Etna étaient alors couverts de forêts de plus et de sapins; le tyran jeta sur ces pentes boisées une véritable armée de bûcherons. Les arbres abattus étaient sur-le-champ transportés à la mer. Des barques les prenaient sur le rivage et les amenaient à Syracuse. Ces mêmes barques allaient chercher des bois de construction jusqu’en Italie. Plus de deux cents navires furent mis d’un seul coup sur les chantiers; cent dix autres subissaient en même temps un radoub complet. Quand Denys eut une flotte, il s’occupa d’en prévenir autant que possible le dépérissement. L’habile politique fut sous ce rapport beaucoup plus prévoyant que Méhémet-Ali, l’infatigable et audacieux vice-roi, qui n’improvisa pas avec moins d’activité une flotte formidable, mais qui, après avoir construit ses vaisseaux avec du bois vert, s’étonna de les voir s’évanouir en quelques années dans ses mains. Tout le pourtour du grand port de Syracuse se garnit de magnifiques cales couvertes. Ces hangars étaient au nombre de cent soixante; chaque hangar contenait deux galères. Il existait déjà cent cinquante chantiers abrités. Denys les fit remettre en état. On reconnaît dans ces dispositions l’organisation qu’imita Venise au temps où le monde la proclamait la reine de l’Adriatique.
Il est plus aisé de fonder des arsenaux et de construire une flotte que de faire sortir de terre des équipages. C’est toujours là que les développemens trop hâtifs s’embarrassent. Denys ne put donner qu’à la moitié de ses vaisseaux longs des pilotes, des céleustes, des rameurs recrutés parmi les citoyens de Syracuse ; l’autre moitié fut montée par des étrangers dont le tyran s’assura les services par une solde élevée. À cette force navale il ne manquait plus qu’un chef; Denys le choisit dans sa propre famille. Son frère Leptine fut placé à la tête de la flotte, Denys se réserva le commandement de l’armée. Cette armée ne dépassa jamais le chiffre de trente mille fantassins et de quatre mille cavaliers; encore pour en arriver là, fallut-il tirer des mercenaires de tous les pays. Déjà mises à contribution par Carthage, l’Italie et la Grèce fournirent de nombreuses recrues à la Sicile. Denys d’ailleurs ne négligea rien pour tirer le meilleur parti possible de ces troupes étrangères. Chaque soldat trouva, en arrivant à Syracuse, les armes qu’il était habitué à manier dès l’enfance. Les officiers recruteurs avaient reçu l’ordre de rapporter des diverses contrées où ils opéraient les modèles les plus perfectionnés des instrumens de guerre en usage dans le pays. Denys prescrivit à ses ouvriers de reproduire exactement et sans y rien changer le coutelas des Thraces, la javeline du Brutium et la sarisse des Doriens. Tout l’espace que n’occupaient pas les chantiers ou les cales couvertes avait été abandonné aux armuriers. Si vastes qu’ils pussent être, ces ateliers furent encore jugés insuffisans; on les compléta en affectant à la fabrication des armes la plupart des édifices publics et les maisons les plus considérables de la ville. En quelques mois, Denys eut à sa disposition cent quarante mille boucliers, un nombre égal d’épées et de casques, plus de quatorze mille cuirasses. Le pouvoir absolu abrège bien des lenteurs, et l’autorité que s’était adjugée Denys le rendait, pour un certain temps du moins, le maître incontesté « des biens et des nuques. » Dans de pareilles conditions, la tyrannie ne risque rien à se montrer libérale; Denys payait sans compter. Le bruit de ses largesses se répandit rapidement dans le monde; les plus habiles artisans que possédassent l’Italie et la Grèce affluèrent en masse à sa cour. Tous les inventeurs étaient assurés d’y trouver le meilleur accueil. La catapulte avait déjà été employée par Conon au siège de Mitylène; à Syracuse, on la perfectionna et on s’en servit pour lancer, non-seulement des pierres, mais des traits. Elle devint un arc d’une immense puissance, un arc tel que les géans de la fable seuls auraient pu le bander. La portée des armes de jet se trouva ainsi considérablement accrue et la guerre en prit soudain un nouvel aspect. L’artillerie de l’antiquité vient d’entrer en ligne : que Ils dieux de Carthage protègent Lilybée et Panorme!
C’était surtout à la guerre de siège que Denys se préparait, car sa flotte lui semblait assez forte pour le garantir contre toute descente, le jour où il aurait constitué l’unité politique de la Sicile. Un semblable dessein ne s’accomplirait pas sans des luttes sanglantes; le ciel cependant, par plus d’un symptôme, se montrait prêt à le favoriser. La ruine d’Agrigente laissait la puissance de Syracuse sans rivale et si quelque diversion étrangère était encore à craindre, de l’étranger aussi on pouvait se promettre des secours. La froideur que les Lacédémoniens témoignaient à la démocratie sicilienne avait fait place à la plus vive sympathie. C’était le moment où Lacédémone victorieuse à Ægos-Potamos, s’occupait activement de consolider son triomphe et envoyait Lysandre parcourir les villes de la Grèce pour y établir des harmostes. De la tyrannie à l’oligarchie la distance n’était pas si grande que Sparte eût sujet de se montrer rigoureuse envers un état de choses qui se rapprochait beaucoup au fond de sa propre organisation politique. Aussi, de l’année 405 avant notre ère à l’année 398, Sparte autorisa-t-elle le tyran Denys à enrôler sur son territoire autant de soldats qu’il le jugerait bon. Ces recrues formèrent le noyau de l’armée syracusaine et lui apportèrent l’instruction tactique avec l’esprit de discipline qui lui manquait.
Où Denys puisait-il donc les énormes sommes que durent exiger de si prodigieuses dépenses? Il les puisa dans les proscriptions dont ses ennemis eurent l’imprudence de lui fournir à diverses reprises l’occasion. Les premiers temps de son usurpation furent singulièrement troublés par des séditions militaires; les cavaliers surtout, attachés, par je ne sais quel penchant dont la cavalerie fut rarement exempte, au parti oligarchique, faillirent plus d’une fois « le faire sortir de la tyrannie, tiré par les jambes. » Denys parvint pourtant à comprimer ces révoltes ; il en prit avantage pour alimenter son trésor par d’impitoyables confiscations. Toute la richesse de la Sicile passa peu à peu dans ses coffres, et la richesse de la Sicile, à cette époque, était grande. Pour se donner le temps d’asseoir son autorité, Denys avait dû en passer par les conditions des Carthaginois, bien que les Carthaginois eussent été, depuis l’occupation d’Agrigente, décimés par le typhus et qu’ils éprouvassent autant d’impatience de retourner en Afrique que les Siciliens pouvaient en avoir eux-mêmes de les y renvoyer. Les généraux de Carthage ne voulurent reconnaître à Denys que la possession de Syracuse; les autres villes, celles du moins que des garnisons puniques n’occupaient pas, conserveraient leur indépendance et se gouverneraient par leurs propres lois. De pareils traités sont œuvre de dupe, car on n’y souscrit que pour les violer. A peine en effet les Carthaginois eurent-ils mis à la voile que Denys, délivré de leur présence, entra en campagne. Naxos, Catane, Léontium sentirent tour à tour le poids de ses armes. Ce ne fut qu’après avoir soumis ces cités dissidentes, avoir battu les Sicules et contenu les dispositions hostiles des habitans de Rhegium, qu’il se crut assez fort pour ne plus dissimuler ses projets et pour déclarer ouvertement la guerre à Carthage.
A l’extrémité occidentale de la Sicile existait autrefois un îlot qu’une chaussée d’un kilomètre à peine de longueur joignait à la terre ferme. Sur cette tête de pont s’élevait la ville de Motye. Nulle cité ne s’était montrée plus constamment fidèle à la cause punique ; elle pouvait donc s’attendre à subir les premiers assauts. La position par elle-même était forte; les habitans de Motye la rendirent plus inexpugnable encore en rompant la digue qui les rattachait à la grande île. La rivalité dont Messine et Palerme donnèrent, pendant tout le cours du moyen âge et jusque sous le règne de Louis XIV, des preuves si énergiques, semble remonter à l’époque lointaine dont nous essayons de retracer l’histoire. On dirait que le même sang ne coule pas dans les veines des insulaires qui ont pris parti pour Carthage et de ceux qui, plus fidèles à leur origine, n’échangèrent l’influence de la Grèce que pour subir l’ascendant de l’Italie. Denys avait hâte de faire l’épreuve de ses machines de guerre; il vint mettre le siège devant Motye. Les Motyens lui opposèrent une résistance qui donna aux Carthaginois le temps d’accourir. Denys appuya sa flotte au rivage. Sur le pont des navires, il avait placé une multitude d’archers et de frondeurs; à terre, il rangea, comme une batterie d’artillerie ses catapultes. Les Carthaginois reculèrent effrayés devant cette mitraille et reprirent le chemin de la Libye; Motye était livrée à son sort. Le premier siège où l’on puisse constater des approches régulières, un terrain gagné pied à pied, appartient à l’histoire de Denys. Les catapultes font d’abord évacuer les remparts, puis les travailleurs rétablissent à grand renfort de blocs la chaussée rompue. Les tours de bois à six étages sont alors roulées à toucher les murs. Les Perses de Xerxès ont jadis mis le feu aux palissades qui entouraient l’Acropole d’Athènes à l’aide de flèches garnies de paquets d’étoupes enflammées; les habitans de Motye recourent au même moyen pour tenter d’incendier les tours du haut desquelles les soldats de Syracuse combattent de niveau avec leurs guerriers. Ils essaient même de retrouver l’avantage d’un tir plongeant en dressant sur le terre-plein de leurs bastions de grands mâts portant au sommet, en guise de hunes, de vastes paniers. Des gens de trait ont pris place au fond de ces corbeilles et y forment comme un corps d’archers aériens. Les béliers de Denys n’en continuent pas moins de battre sans relâche le pied des murs. Une brèche est enfin ouverte. Les Motyens ont renoncé à la défendre ; ils se replient en arrière, barricadent les rues et garnissent de défenseurs les maisons. C’est un nouveau siège qui commence. Denys fait élargir à coups de sape la brèche ; les tours mobiles s’avancent, abaissent sur les toits les ponts dont on les a munies et le combat s’engage à vingt ou trente pieds au-dessus du sol. Les assiégeans gagnent peu à peu du terrain, mais la lutte sera longue, car l’ennemi n’attend pas de merci et ne s’est pas ménagé de retraite. Un soldat de Thurium, Archylus, profite de l’obscurité de la nuit; il parvient, suivi de quelques compagnons, à escalader un pâté de maisons écroulées. Les Motyens font de vains efforts pour le chasser de ce monceau de décombres; les colonnes que Denys a pris soin de masser sur la chaussée accourent au bruit du combat et couronnent de leurs bataillons la position conquise. Ils en font, en quelques instans, une véritable place d’armes. C’est de là qu’aux premières lueurs du jour le tyran précipite ses troupes sur l’ennemi. Les Motyens éperdus ont jeté bas les armes; ils attendent les ordres du vainqueur.
Pas de pitié pour les Grecs qui ont embrassé le parti de Carthage! Qu’on leur inflige le supplice dont les Carthaginois ont tant de fois donné l’odieux spectacle à la Sicile! Qu’on les cloue à la croix et qu’ils puissent, en mourant, jeter un dernier regard sur cette mer déserte qui devait leur ramener la flotte d’Imilcon et qui ne leur apporte que le souffle desséchant du simoun échauffé par les sables de la Libye! Quant aux Motyens eux-mêmes, ils sont moins coupables; Denys se contentera de les vendre à l’encan et de livrer leurs demeures au pillage de ses soldats. C’est ainsi que jadis on faisait la guerre et que probablement on la ferait encore, si quelques pauvres gens, rebelles à la loi d’orgueil sous laquelle le ciel les avait fait naître, n’eussent conçu le sublime dessein d’aller enseigner au monde une autre morale. Le christianisme a changé le cours des idées de ceux mêmes qui affectent de se proclamer ses ennemis et, quoi qu’on en puisse dire, les hérauts de la bonne nouvelle n’ont pas parcouru l’univers en vain. Sans leurs prédications, la civilisation moderne courait grand risque de nous ramener par une pente insensible à l’anthropophagie.
L’été finissait : Denys chargea Leptine de garder avec cent vingt navires les parages que la saison le forçait d’évacuer. Dans Motye même, il laissa une garnison composée de Sicules. Le gros de ses forces reprit, sous ses ordres, la route de Syracuse. Il y aurait eu folie à s’endormir sur ce premier succès ; les Carthaginois ne pouvaient manquer de préparer un retour offensif. Investi de l’autorité suprême, Imilcon faisait, en effet, d’immenses levées. Une flotte de quatre cents bâtimens à rames escortant six cents navires de transport, reçut à son bord une armée de cent mille hommes. On ne chargea point seulement cette flotte de vivres, de machines de guerre, de munitions ; on lui donna aussi à porter quatre mille chevaux et quatre cents chars. De semblables expéditions ne furent point rares dans l’antiquité et, avec toutes les ressources dont dispose aujourd’hui la science navale, nous les déclarerions impossibles ! Remarquons d’ailleurs le cachet de vraisemblance dont sont empreints les récits contemporains auxquels Diodore a emprunté le fond de son histoire. Lorsque la flotte est prête, Imilcon fait remettre à chacun des pilotes un pli cacheté. Ce pli ne devra être ouvert qu’à une distance déterminée du rivage. Semblable précaution fut prise par l’empereur, lorsqu’il fit partir l’amiral Villeneuve de Toulon. Ce sont là les conditions indispensables du secret, mais on n’invente point de pareils détails; quand je les rencontre dans les relations de Timée ou d’Éphore, je me crois fondé à y reconnaître la déposition de témoins bien informés.
Les plis cachetés remis par Imilcon aux pilotes de Carthage leur enjoignaient de se diriger sur Panorme. Le vent était favorable, toute la flotte leva l’ancre. Les vaisseaux à voiles eurent bientôt pris une avance considérable sur les navires à rames qui devaient au besoin les défendre; ils n’essayèrent cependant pas de ralentir leur allure et comptèrent sur la violence de la brise pour forcer, si l’ennemi se présentait, le passage. Déjà l’on aperçoit Maritimo, Favignana, Levanzo, ce groupe d’îles élevées dont le sommet se cache si souvent dans les nuages et qui sert d’avant-poste à la pointe occidentale de la Sicile. Les Libyens ne pouvaient souhaiter un phare mieux placé pour assurer leur traversée d’Afrique en Europe. L’amiral de Sicile, Leptine, prévenu par Denys, guettait avec trente trières l’arrivée d’Imilcon ; seulement il la guettait du canal étroit où il s’était embusqué. Ses vaisseaux ne lui semblaient pas de ceux qu’on peut impunément aventurer au large. Quand les premiers transports ennemis apparurent, Leptine courut sur eux et en coula cinquante. Il submergea ainsi d’un seul choc cinq mille hommes et deux cents chars de guerre; le reste de la flotte réussit à gagner Panorme. Les anciens faisaient, sans hésiter, la part du feu dans toute affaire sérieuse ; maîtres de la Calabre, ils n’auraient pas, comme nous, laissé les Anglais s’implanter en Sicile.
Imilcon, quand il eut débarqué le gros de ses troupes à Panorme, ne trouva pas qu’il eût payé ce premier succès trop cher. Le seul déploiement de ses forces le rendait, sans coup férir, maître du terrain; il l’inonda sur-le-champ de son armée. Denys n’eut d’autre ressource que de s’aller enfermer, en ravageant sur tout son passage la campagne, dans l’enceinte fortifiée de Syracuse. Imilcon ne voulut pas s’arrêter à Panorme; il y redoutait encore les vaisseaux longs de Leptine. Une baie ouverte ne lui semblait pas un abri suffisant; il lui fallait un port fermé par un goulet étroit pour y remiser en toute sécurité ses six cents navires. Messine lui parut offrir l’abri désiré. Il s’y porta sans délai avec toute son armée flanquée par les trières qui longeaient d’aussi près que possible la côte. Messine n’était point en état de soutenir un siège ; les troupes carthaginoises s’en emparèrent sans peine, et les six cents vaisseaux donnèrent à pleines voiles dans ce havre, arrondi, suivant la remarque des géographes anciens, comme un crochet d’hameçon.
Les Sicules étaient toujours, à peu d’exceptions près, du parti des envahisseurs; ils furent d’un grand secours à Imilcon. Ces montagnards lui rendirent avec empressement les services qu’ils avaient naguère rendus aux Athéniens, mais ils ne pouvaient lui livrer Syracuse, et c’était devant Syracuse qu’avait échoué Nicias. On comprend l’importance dont jouissait la cité dans le monde antique, car la cité devenait, en toute occasion périlleuse, le refuge. Les nationalités y mettaient pour ainsi dire leur âme Les cités aujourd’hui sont des nids à bombes, et il est facile à l’ennemi qui tient la campagne de les enfermer dans un cercle de feu; leur résistance peut donc se mesurer au nombre de jours de vivres qu’elles ont accumulés. Le plus sûr boulevard des nations, depuis que les canons rayés s’entendent si bien à cerner les villes, ce sont les bataillons disciplinés qui s’interposent entre l’invasion et le cœur du pays. Quand ces bataillons ont été dispersés ou refoulés sur les places fortes du centre, il n’y a que la mer à laquelle on puisse encore, comme dernier recours, tenter de s’appuyer. Denys s’était flatté de garder la possession de la mer; la fortune ne seconda pas cet espoir. Leptine fut enveloppé par les forces supérieures de Magon, l’amiral de Carthage; il perdit plus de cent bâtimens et de 20,000 hommes. Denys ne s’émut pas outre mesure d’un si grave échec; le triple rempart de Syracuse le rassurait.
Ce fut cependant un spectacle bien fait pour porter la terreur dans le cœur des Syracusains que celui de la flotte de Magon venant s’établir au centre du bassin qui avait jadis accueilli les trières athéniennes. Les bâtimens à rames des Carthaginois marchaient en tête. Rangés en bataille sur une ligne de front, la poupe magnifiquement décorée de dépouilles, ces vaisseaux de combat occupaient presque tout l’espace qui s’étend entre Ortygie et Plemmyrion. En arrière de cette première ligne s’avançaient, masse serrée et confuse, plus de mille vaisseaux de transport. Les Carthaginois, de Messine à Catane, avaient ramassé sur la route tout ce que la Sicile employait de navires à trafiquer avec l’Italie. La baie, si spacieuse qu’elle fût, semblait trop étroite pour contenir tant de galères étendant au loin leurs rames, tant de barques déployant le nuage de plus en plus épais de leurs voiles. La flotte carthaginoise avait à peine jeté l’ancre que l’armée d’Imilcon déboucha dans la plaine. L’immense armée se développa lentement des rives de l’Anapos au promontoire de Plemmyrion. Pour protéger son front de bandière, elle s’occupa sur-le-champ d’élever au bord de la mer trois camps palissades. Denys contemplait avec calme ces préparatifs du haut des remparts, qu’il avait de longue date garnis de balistes et de catapultes. Il se savait en mesure de prêter, grâce à cette artillerie, un appui efficace aux navires qu’il attendait du Péloponèse. Son beau-frère Polyxène était en effet parti à la première alarme, muni d’une somme considérable, pour Lacédémone et pour Corinthe. Il avait ordre d’en ramener des renforts à tout prix. Trente vaisseaux longs arrivèrent les premiers sous la conduite du Lacédémonien Pharacidas. La flotte carthaginoise ne réussit pas à les intercepter. Cette preuve manifeste d’impuissance ranima le courage des Syracusains. Peu importait d’ailleurs que les Syracusains tremblassent, si le chef qu’ils s’étaient donné demeurait impassible. La fermeté du commandement vaut encore mieux que l’ardeur enthousiaste du soldat, et la fermeté de Denys s’était promis de laisser aux marais de l’Anapos, à ces terribles marais qui avaient déjà englouti une armée athénienne, le temps de faire leur œuvre. L’été devenait brûlant; une chaleur suffocante succédait, vers midi, aux brouillards glacés du matin. Nous qui avons connu les rosées du Mexique, nous savons ce que ces alternatives peuvent produire: la fièvre paludéenne en est inévitablement la conséquence. Trente jours à peine après avoir pris ses campemens, l’armée carthaginoise se trouva infectée; le poison s’insinuait sournoisement dans les rangs. Les Libyens, mal vêtus, furent atteints avant tous les autres. On inhuma les premières victimes: bientôt la mortalité fut telle, le désordre devint si affreux qu’on ne prit plus la peine d’enterrer les morts. Ces miasmes pestilentiels aggravèrent encore l’épidémie. Les troupes de Carthage ne sont pas les seules qui aient eu à regretter d’avoir dressé leurs tentes sur un sol insalubre, les rives du Pamisus et celles du Rio San-Juan ne furent guère plus clémentes aux malheureux soldats du général Maison et aux miens que les bords de l’Anapos aux hordes à demi sauvages d’Imilcon. Néanmoins les armées carthaginoises ont en mainte occasion disparu trop vite pour qu’on ne soit pas tenté de flairer, sous leurs nombreux désastres, une absence complète de police. Ces camps, qui se convertissent si promptement en cloaques, auraient probablement gagné à connaître et à emprunter à la loi religieuse des Juifs les règlemens de salubrité de Moïse.
Une armée en proie à la peste est une armée facile à surprendre. Les Carthaginois avaient déjà perdu cinquante mille hommes; Denys jugea le moment venu de les aller assaillir dans leurs lignes. Leptine et Pharacidas reçurent l’ordre d’attaquer à la pointe du jour les navires ennemis. Denys se chargea de seconder ce mouvement par une diversion. Éveillés en sursaut, les soldats d’Imilcon se portent en toute hâte sur le point où le danger paraît le plus pressant; Denys vient de s’emparer, à l’exemple de Gylippe, d’un des forts du Plemmyrion. En ce moment même, les vaisseaux de Leptine et de Pharacidas se détachent du rivage. Avant que les soldats d’Imilcon aient pu remonter à bord des trières abandonnées aux rameurs, la flotte de Syracuse a engagé l’action. Aux clameurs qui s’élèvent, au fracas retentissant des proues qui se heurtent, Denys reconnaît que ses ordres ont été fidèlement exécutés; il accourt à cheval, suivi de ses troupes. Un groupe composé de quarante quinquérèmes résistait encore : « Des torches ! apportez des torches ! On brûlera ce qu’on n’a pu couler. » Un vent violent régnait dans la baie; la flamme est portée des bâtimens à rames aux navires de charge, les câbles prennent feu, et les vaisseaux qui s’en vont en dérive propagent d’un bout de la ligne à l’autre l’incendie. Il restait aux Carthaginois quarante trières; les troupes d’élite s’embarquèrent avec Imilcon sur ces quarante vaisseaux dans l’espoir de pouvoir gagner le large à la faveur des ombres de la nuit. Les Corinthiens découvrirent l’escadre fugitive au moment même où elle franchissait la passe. Ils se mirent, sans perdre un instant, à sa poursuite; ils ne purent néanmoins atteindre que quelques vaisseaux retenus, par l’infériorité de leur marche, en arrière. Le gros de l’armée avait été abandonné par Imilcon sur la terre de Sicile. Cette foule sacrifiée n’essaya pas de se défendre; les Sicules gagnèrent la montagne, les mercenaires, jetant au loin leurs armes, demandèrent la vie. Seuls les Ibères, réunis en corps, gardaient vis-à-vis de l’ennemi une attitude menaçante. Avant de se soumettre, ils firent leurs conditions; Denys les incorpora dans l’armée sicilienne.
Avec les Carthaginois, la victoire n’était qu’un répit ; en détruisant leurs armées, on n’appauvrissait que leur trésor. Tant que la Campanie, la Libye, l’Ibérie ne seraient pas dépeuplées, Carthage se tenait pour assurée de ne pas manquer de soldats. Trois fois, durant le long règne de Denys, elle revint à la charge, et trois fois elle vit l’expédition nouvelle se terminer par un nouveau désastre. La vie du tyran de Syracuse ne fut qu’une longue lutte pour l’affranchissement de la patrie. La Sicile avait le goût des tyrans, — les patriciens de Rome le lui ont assez durement reproché ; — l’eût-elle eu à ce point si les tyrans ne lui eussent été nécessaires? De tous côtés, en effet, la malheureuse île se sentait vulnérable. Deux jours de vent propice jetaient la Libye sur ses rivages; de l’Italie, elle n’était séparée que par un détroit qui, au temps de la grande invasion d’Imilcon, fut franchi à la nage par cinquante Messinois. il est vrai que, pour arriver cinquante, ces nageurs désespérés étaient partis au nombre de deux cents; mais des radicaux ne pouvaient-ils pas, sans exiger d’aussi grands sacrifices, transporter en quelques heures d’une rive à l’autre une armée? Toute cette pointe extrême de la péninsule qui, sous le nom de Brutium, s’étendait alors de Rhegium à Crotone, était habitée par une population farouche et belliqueuse. Denys avait affranchi la Sicile de la domination de Carthage ; il ne pouvait la laisser exposée à des incursions qu’un si proche voisinage rendait plus redoutables encore. A peine a-t-il envoyé les Libyens en Afrique qu’il songe à prendre ses sûretés du côté de l’Italie. Jamais roi ou tyran n’a plus consciencieusement rempli ses devoirs de gardien du troupeau. Dans toute expédition, vous êtes sûr de trouver Denys au premier rang. Il blanchit sous le heaume et vieillit sous le bouclier ; on eût pu compter ses années de pouvoir par ses cicatrices. A Rhegium entre autres, il reçut un coup de pique dans l’aine et bien peu s’en fallut qu’il n’y laissât la vie. La foi qu’il mettait dans ses quinquérèmes faillit également lui coûter char un jour. Surpris par la tempête au milieu du détroit, il vit sept bâtimens, montés par quinze cents hommes, périr autour de lui. Ce ne fut qu’à grand’peine qu’il parvint à gagner, grâce aux efforts prodigieux de sa chiourme, le havre protecteur de Messine.
Le trésor royal cependant peu à peu s’épuisait. Les temples élevés aux dieux, les gymnases ouverts au peuple, les halles et les portiques qui rendaient de toutes parts témoignage de la sollicitude du tyran pour le bien-être de ceux dont il s’était cru autorisé à usurper les droits, achevaient ce que le coûteux entretien d’une armée permanente avait commencé; il fallait de toute nécessité détourner vers la source tarie quelque nouveau Pactole. L’expédient des confiscations n’était plus de saison; la foule nivelée n’offrait guère de prise à ce fisc aux abois. Denys songea, dit-on, à reprendre aux dieux de l’Épire et de la Tyrrhénie ce qu’il donnait avec excès aux dieux de la Sicile; le pillage d’un seul temple lui rapporta, si l’on en doit croire ses historiens, la somme considérable de 6 millions de francs. Je n’accueillerai cependant qu’avec une extrême réserve cette accusation de sacrilège. Que Denys, sous prétexte d’exterminer les pirates, ait lancé ses vaisseaux en course, je l’admettrai sans peine; qu’il ait fermé les yeux sur des déprédations dont ses alliés non moins que ses ennemis furent quelquefois victimes, je ne verrai rien là d’improbable; mais s’attaquer aux temples quand on a mérité la réputation de grand politique, voilà ce qui me semblera, jusqu’à nouvel ordre, très douteux. Denys avait un plus sûr moyen de s’enrichir. Ce moyen consistait à laisser se développer, sous l’égide de la paix intérieure, de la sécurité garantie au travail, les merveilleuses ressources agricoles de la Sicile. Le mit-il en pratique? J’en ai, je l’avouerai, quelque soupçon, bien que l’histoire ait jugé inutile de s’appesantir sur ce point. Sans un revenu assuré, il lui eût été impossible de faire face à tant de dépenses. Syracuse possédait deux flottes toujours prêtes à entrer en campagne, l’une retirée sous ses hangars, l’autre renfermée dans les bassins que Denys avait fait creuser, bassins qui pouvaient contenir, assure-t-on, deux cents trières. Deux amiraux, tous deux frères de Denys, Leptine et Théaride, commandèrent successivement les armées navales de la Sicile. Leptine trouva, en l’année 383 avant Jésus-Christ, une mort glorieuse sur le champ de bataille. Denys perdait en lui un vaillant capitaine; il n’en poursuivit pas avec moins d’énergie son œuvre. Sélinonte, Entoile, la ville fameuse d’Éryx tombèrent en son pouvoir. Les Carthaginois ne conservaient plus, pour descendre en Sicile, que le port de Lilybée, ce pied-à-terre de toutes les invasions, qui reçut des Arabes le nom de Marsala et dont Garibaldi a rajeuni en 1860 la mémoire. Denys assiégea Lilybée comme il avait assiégé Motye. Il s’en fût rendu maître si une attaque imprévue ne lui eût coûté la meilleure partie de sa flotte. Les flottes syracusaines étaient heureusement de ces arbres gonflés d’une sève puissante dont on peut impunément retrancher un rameau. Les tempêtes, les batailles, quand elles avaient passé, ne les retrouvaient que plus nombreuses et plus florissantes. Denys prenait plaisir à étendre sans cesse le cercle de leur action; il les maintenait en croisière dans la mer Ionienne, les montrait comme un épouvantail à la piraterie et protégeait ainsi, avec une efficacité inconnue jusqu’alors, les immenses convois de céréales qui allaient alimenter l’Illyrie et l’Épire. Peuplée par des colons grecs, la Sicile eut à son tour des colonies; la ville d’Alessio, bâtie à l’embouchure du Drin, sur les bords de l’Adriatique, doit sa naissance à l’infatigable activité du vengeur d’Hermocrate.
L’heure du déclin cependant approchait pour le grand tyran dont la physionomie nous demeure encore aujourd’hui confuse à travers tous les nuages dont des dépositions intéressées se sont appliquées à l’envelopper. Cette heure, il n’est point permis d’en douter, fut soupçonneuse et triste.
Être heureux comme un roi! dit le peuple hébété,..
ce n’est assurément pas un roi qui a inventé ce proverbe. Denys
dut mettre à mort un grand nombre de ses amis et condamner les
autres à l’exil. Les lettres, dans le culte desquelles il s’était réfugié,
le trahirent elles-mêmes. Le tyran de Syracuse vit ses vers sifflés
aux jeux olympiques. Il n’était probablement pas meilleur poète
que Richelieu ou que Frédéric II. Les hommes d’action ont généralement dans l’esprit un côté trop ferme, trop positif, pour ne pas
laisser traîner quelque fil aux ailes de leur muse; exceptons cependant de ce jugement le grand empereur. Celui-là fut un poète et,
comme l’a si bien dit un critique éminent, — M. Villemain, — nous
rencontrons chez lui ce qu’on ne trouverait pas même chez César:
« l’imagination de Tacite colorant la pensée de Richelieu. » Denys ne
paraît avoir eu ni la flamme d’Eschyle, ni le charme d’Anacréon. Les
Grecs, à mon avis, auraient dû cependant lui tenir quelque compte de
ce goût des lettres qui sera toujours la grâce la plus séduisante des
souverains. Si l’on ne prenait soin d’encourager ce penchant, il est
bien peu de princes qui voudraient s’y abandonner, car il est assez
rare que les détenteurs du pouvoir, « ces illustres ingrats, » au
dire de Voltaire, aient beaucoup à se louer de leurs relations avec
les poètes ou avec les philosophes. Dans le commerce de louanges
qui doit forcément s’établir alors entre les deux amis, ce ne sont pas
généralement les princes qui se montrent le plus exigeans. Denys ne parvint pas à satisfaire Platon, Frédéric II indisposa Voltaire,
Louis XIV eut à se reprocher la mélancolie qui conduisit Racine au
tombeau, et Alfonse d’Este se vit obligé d’envoyer le Tasse à l’hôpital. N’importe! malheur aux cours qui voudraient retrancher la
science et la poésie de leurs fêtes ! Malheur aussi peut-être à la
science et à la poésie qui méconnaîtraient ce qu’elles ont souvent
dû à l’élégance et à la critique indulgente des cours !
A l’âge de soixante-trois ans, en l’année 368 avant Jésus-Christ, le vieux Denys finit, comme devait finir Cromwell, dans l’amertume d’une œuvre inachevée. Son fils Denys le Jeune rouvrit par sa nonchalance la porte à toutes les compétitions qu’avait tenues en respect le sceptre de fer. La Sicile se vit de nouveau en proie à la plus sanglante anarchie. Un ami de Platon, un beau-frère de Denys l’Ancien, Dion, fils d’Hipparinus, accourut de l’exil, appelé par les mécontens. Sur les cadavres de 4,000 citoyens égorgés en un jour, le peuple, réuni en assemblée solennelle, lui décerna l’autorité suprême; les mercenaires que Dion avait amenés de Zacinthe ne ratifièrent pas ce suffrage. Le guerrier philosophe tomba sous leurs coups et, durant huit années encore, les factions ennemies se disputèrent avec un acharnement sans exemple les lambeaux de la tunique de pourpre que personne en Sicile n’était plus de taille à porter. Les Syracusains, dans leur désespoir, tournèrent un regard éperdu vers l’étranger ; ils envoyèrent demander un chef à Corinthe. Le sénat corinthien se trouvait lui-même, en ce moment, dans un singulier embarras. Timoléon, le fils de Timenète, venait de poignarder sur la place publique son frère Timophane. Timoléon outrageait ainsi la nature, mais il sauvait, paraît-il, la patrie, si la patrie se devait confondre avec l’autorité dévolue au sénat. Timophane, en effet, « flattait notoirement la classe indigente, rassemblait des armes, s’entourait des gens les plus mal famés. » Ce sont là les préludes habituels de la tyrannie, car la tyrannie ne saurait avoir la naïveté de vouloir séduire les classes mêmes dont son avènement ne peut que ruiner les privilèges. Cependant comme il est difficile de laisser le soin de sauver l’état par un meurtre à toutes les consciences que quelque soupçon plus ou moins justifié enflamme, le sénat hésitait beaucoup sur le parti à prendre. Condamner un ami lui semblait bien dur; l’absoudre pouvait être d’un fâcheux exemple. La demande des Syracusains arrivait à point pour épargner aux juges de Corinthe l’obligation de prononcer dans cette délicate situation leur sentence. Ils décidèrent que le meurtrier serait envoyé en Sicile. Me fallait-il pas avoir quelque crime à expier pour oser descendre dans ce gouffre?
Quand Etienne Bathori entreprit de ramener la fortune sous les drapeaux de la Pologne, il n’eut qu’à faire sonner le boute-selle pour voir la plus vaillante noblesse de l’Europe oublier ses divisions et accourir en armes au champ du conseil. Timoléon acceptait une tâche plus difficile. On lui donnait à sauver un peuple qui n’avait plus d’armée et dont le sol se montrait plus propre à enfanter des moissons que des soldats. Il y eut un moment où Denys le Jeune, entouré de ses affidés, régnait dans la citadelle de Syracuse, où Hicétas était maître des faubourgs, les Carthaginois en possession du grand port, Timoléon souverain dans la campagne. Celtes, Ibères, Liguriens, Grecs partagés entre tous les camps, s’abattaient en troupes, comme des nuées d’oiseaux voyageurs, sur la pauvre Sicile. L’île féconde nourrissait et dévorait tout. Carthage, à court d’argent, se lassa la première. Dans une dernière bataille livrée sur les bords du Crimèse, elle avait perdu 10,000 hommes, laissé 45,000 prisonniers et 200 chars aux mains du Corinthien; en l’année 339, elle traita. Timoléon venait d’achever sa tâche, — la tâche d’un guerrier. — Comment se fût-il acquitté de la mission bien autrement épineuse qui allait lui être dévolue? Par quel artifice fût-il parvenu à faire vivre en paix toutes ces cités rivales, toutes ces factions contraires, auxquelles le départ des armées de Carthage allait rendre le loisir de se déchirer? Je ne me chargerai pas de le pressentir, car le ciel épargna au héros triomphant la délicate épreuve; Timoléon mourut en l’an 337. Moissonné à temps, il descendit au tombeau avec toute sa gloire et les historiens s’accordèrent pour lui décerner le titre usurpé de pacificateur de la Sicile.
Celui qui pacifia réellement le malheureux royaume de Denys, ce fut un potier. Dépeuplée par la guerre et par les proscriptions, Syracuse plus d’une fois eût manqué d’habitans, si l’on n’eût pris soin de lui refaire, par des appels réitérés du dehors, une population. Timoléon, entre autres, y fit entrer jusqu’à 5,000 colons venus de Corinthe ; il accorda également le droit de cité à tous les Siciliens qui consentiraient à s’y établir. Le père d’Agathocle, Carcinus, originaire de Rhegium, avait été admis par les Carthaginois dans la ville qui fut bâtie non loin de l’emplacement et probablement à l’aide des ruines d’Himère. Cet Italien nomade profita de l’occasion pour transporter ses pénates et son industrie à Syracuse. Agathocle, son fils, était né avec toutes les qualités qui font les aventuriers heureux, et les temps étaient alors singulièrement propices aux aventures. Dès qu’il eut l’âge d’homme, il laissa là l’argile et la roue paternelles, pour courir après la fortune.
Dans quelles luttes obscures, par quelle succession d’intrigues et d’exploits arriva-t-il à se faire peu à peu sa place au sein d’une société troublée ? L’histoire ne nous le dit pas bien clairement. C’était l’heure où la Grèce s’ébranlait tout entière, prête à se jeter sur l’Asie : le monde pendant treize ans n’eut d’oreilles et d’yeux que pour Alexandre; ce qui se passait en Sicile avait perdu le don de l’intéresser. Nous savons cependant, que doué d’une force peu commune, Agathocle, à une époque où la force corporelle jouait un si grand rôle, étonna ses contemporains par le poids insolite des armes avec lesquelles il se présenta dans le rang. Ce bras qui jusqu’alors n’avait pétri que de la terre glaise, eût bandé sans peine l’arc d’Ulysse et brandi sans effort la lance de Diomède ou d’Ajax. Agathocle fut nommé chiliarque. Dès qu’on est colonel, on peut arriver à tout pour peu que les révolutions y aident; l’essentiel est de ne pas se tromper de chemin. L’ambitieux potier comprit du premier coup celui qu’il devait prendre. La faction oligarchique, incessamment terrassée, se relevait toujours obstinée et vivace. Agathocle ne se laissa point abuser par cette persistance ; l’avenir n’était pas de ce côté. Ce fut dans les bras de la démocratie que dès le début il se jeta. Pour défendre sa cause, le peuple ne pouvait souhaiter un plus vaillant champion. Agathocle reçut de la confiance populaire le commandement de l’armée et, avec ce commandement qui déjà donnait tout, les pouvoirs les plus absolus. Le fils de Carcinus devait être « le gardien de la paix jusqu’à ce que la concorde fût parfaitement rétablie. » Rétablir la concorde dans une cité divisée depuis des siècles eût peut-être embarrassé un légiste : Agathocle trouva la chose simple, — il supprima les dissidens. A un jour donné, les portes se fermèrent, les soldats se réunirent, les trompettes sonnèrent la charge; quatre mille citoyens « qui n’avaient d’autre tort que celui d’être les plus influens, » furent égorgés par les troupes chargées de la mission pacificatrice. Plus de six mille à qui leur effroi sembla donner des ailes réussirent à franchir les remparts ; ils coururent se réfugier dans Agrigente. La concorde était rétablie à Syracuse, car il n’y restait plus que les meurtriers et leurs complices. Les sept chefs de Thèbes se prêtèrent jadis un mutuel serment en plongeant leurs bras jusqu’au coude dans le sang d’un taureau: les septembriseurs syracusains trouvèrent un plus sûr moyen de cimenter à jamais leur union. Le massacre durait depuis deux jours; ils le suspendirent pour organiser méthodiquement le pillage. Quand les maisons des proscrits furent vides, Agathocle annonça l’intention de se retirer des affaires. Il voulait déposer le sceptre et la chlamyde, vivre désormais en simple particulier, sur le pied d’une parfaite égalité avec tous les citoyens. Il n’y eut qu’un cri dans la foule : « Agathocle n’avait pas le droit d’abandonner le peuple qu’il venait d’arracher à la servitude ; le peuple lui imposerait au besoin par la force le fardeau de l’autorité absolue. On le contraindrait à régner. » Agathocle ploya ses épaules sous le faix, il avait modestement quitté la chlamyde de pourpre; il la reprit sur l’heure aux applaudissemens de la multitude. La dette était le fléau des sociétés antiques; Agathocle abolit les dettes et distribua des terres aux indigens. Quelle humeur morose eût pu refuser son approbation au nouveau règne? Nul faste d’ailleurs n’environna la personne du tyran; un souverain populaire n’a pas besoin d’un éclat emprunté pour rehausser son prestige; point de gardes non plus : à quoi auraient-ils servi? Le fils de Carcinus se sentait trop bien protégé par ses bienfaits. Le vieux Denys, sur la fin de ses jours, devint sombre et atrabilaire; Agathocle, jusqu’à sa dernière heure, demeura un tyran jovial. Nul n’aimait plus que lui à déposer la majesté suprême, à faire échange de joyeux propos et de fines railleries. Dans les banquets, dans les assemblées publiques, c’était toujours lui qui se montrait le bon compagnon. Il excellait à mettre les rieurs de son côté, plaisantant agréablement ses adversaires, les contrefaisant, provoquant par ses gestes, par les contorsions de son visage, la gaîté bruyante de la foule. Ce n’est pas lui qui eût passé une sarisse à travers le corps de Clitus; il se fût contenté de le larder de coups d’épingle. La multitude avait bien rencontré cette fois le roi qu’il lui fallait. Aussi le garda-t-elle durant vingt-huit années contre toutes les levées de boucliers des mécontens. Néron fut moins pleuré et Néron probablement mérita moins de l’être. Bien que l’histoire d’Agathocle ne puisse être pour nous que la résultante de récits contradictoires et de témoignages à bon droit suspects, puisque les contemporains qui l’ont écrite furent des exilés ou des écrivains enrichis des dépouilles de l’exil, nous nous écarterons, je crois, bien peu de la vérité en admettant qu’Agathocle fut à la fois « un général habile, entreprenant, bravant les dangers avec sang-froid, » et un souverain a non moins impie envers les dieux que cruel envers les hommes. » Les faits parlent plus haut que Timée ou Callias, et toutes les déclamations du monde n’y sauraient rien changer.
E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.