La Marine de Syracuse/02

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La Marine de Syracuse
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 310-334).
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LA
MARINE DE SYRACUSE

II.[1]
L’EXPEDITION D’AGATHOCLE.


I

Il n’y a peut-être parmi les modernes que deux hommes qui aient songé à évoquer l’ombre d’Agathocle : le patriarche de Ferney et moi. Le 30 mai 1779, « jour anniversaire de la mort de M. de Voltaire, » la scène française entendait le fils de Carcinus exposer comment il avait pu monter au rang des rois,

Sans avoir eu besoin d’une origine illustre.


L’argile, disait-il,

L’argile, par mes mains autrefois façonné,
A produit sur mon front l’or qui m’a couronné.


Dédaigneux à sa dernière heure de l’entrave grammaticale, Voltaire faisait de la politique : il venait de recevoir la visite de Franklin ; moi, je ne m’occupe que de marine. Je m’imaginais même avoir trouvé une marine à l’abri des discussions passionnées, une marine qui ne pouvait plus être que le domaine des érudits retirés de ce monde. A ma grande, à mon extrême surprise, j’apprends que tout un corps d’officiers, de marins aussi renommés pour leur instruction que pour leur aptitude professionnelle, s’apprête à me suivre sur ce terrain. Il y aurait là de quoi m’effaroucher, si je n’avais autant à cœur la solution d’un problème auquel j’ai consacré le meilleur de mes veilles. Le ministre de la marine italienne met au concours l’étude de la tactique navale des anciens ; du programme posé résulte dès l’abord une œuvre remarquable :

Est-ce un affront pour toi ? Compose, écris, fais mieux !


Faire mieux ! ce n’est, en vérité, pas facile. Gil Blas, mon ami, préviens-moi, quand tu t’apercevras que je baisse. M. le contre-amiral Luigi Fincati est un maître ; en quelques lignes, il a su exposer les difficultés du sujet et les résoudre, sinon d’une façon pour moi tout à fait satisfaisante, d’une façon du moins qui me semble aussi ingénieuse que nouvelle.

Prêtons toute notre attention à l’éminent amiral : « Les vaisseaux de guerre de la Méditerranée, nous dit-il, jusqu’à la moitié du XVIe siècle ne différèrent pas des vaisseaux des anciens, si ce n’est dans quelques parties accessoires. La forme, le tonnage, l’armement, l’appareil des rames, furent les mêmes à bord des trirèmes vénitiennes ou génoises et à bord des trières d’Athènes, de Syracuse et de Rome. Aussi les ordres de bataille et les procédés de combat des marins italiens du moyen âge reproduisent-ils exactement ceux que nous décrivent Thucydide, Polybe, Tite Live et autres auteurs. On en trouvera la preuve dans divers ouvrages, notamment dans les Historie del mio tempo de Natal Conti, dans la Nautica mediterranea de Bartolommeo Crescenzio, dans les Dialogues de Cristoforo da Canale ; mais celui qu’il faut, avant tout, consulter à ce sujet, c’est le savant capitaine Pantero Pantera, qui, dans son Armata navale, corrobore à chaque pas ses prescriptions d’exemples tirés des batailles navales des anciens. De Salamine à Lépante, durant une période de près de vingt siècles, les vaisseaux de guerre par excellence furent toujours les trirèmes. Les dimensions de ces navires ne varièrent pas sensiblement ; on retrouve constamment le vaisseau à rames tel que l’a minutieusement décrit Cristoforo da Canale : long de 120 pieds, large de 16, avec 6 pieds de creux. Deux armatures latérales sont destinées à soutenir les rames. Au-dessus de ces armatures se dressent les pavois verticaux qui protègent les rameurs, pavois que nous voyons porter successivement les noms de talamii, de talari, d’ali et de morti. Deux cents hommes, combattans et rameurs, composaient l’équipage. La proue était munie d’un réduit de combat qu’au moyen âge on appelait rambade, — rambata, — et que les anciens nommaient catastromata. La chiourme comprenait cent cinquante rameurs placés trois à trois sur chacun des vingt-cinq bancs, à droite et à gauche de la coursie. Les rames et les rameurs prenaient, suivant leur position, un nom particulier. Le pianero était le rameur qui s’asseyait le plus près de la coursie. Il avait en main une rame longue de 32 pieds vénitiens. Le posticcio était le second rameur du banc ; la longueur de sa rame ne dépassait pas 30 pieds 1/2. Le terziccio ou terzarolo, assis à toucher le bord de la galère, manœuvrait une rame de 29 pieds 1/2. Ces mêmes rameurs s’appelaient dans l’antiquité : les premiers thranites, les seconds zigites, les troisièmes talamites, parce qu’ils avaient leur poste de nage près du talamio. L’amiral Jurien de la Gravière n’admet pas la possibilité de faire manœuvrer trois rames contiguës par trois rameurs assis sur le même banc. Il invite à ce sujet les républiques de Gênes et de Venise « à ne pas compliquer la question. » Je puis donner à l’honorable auteur de la Marine de l’avenir l’assurance que nous avons fait jadis asseoir trois rameurs sur le même banc. Ce banc était obliquement tourné vers la poupe, comme on peut le voir dans le dessin où messer Cristoforo da Canale a représenté une trirème vénitienne. Chacun des rameurs manœuvrait séparément une rame dont j’ai indiqué plus haut les dimensions. Les rames étaient assujetties, en dehors du bord, à l’aide d’une estrope et d’un tolet, — con stroppo e scalmo, — sur une lisse, — un filareto, — qui courait longitudinalement, soutenue par une rangée de herpès, — baccalari, — Il y avait trois lisses, — trois filarets, si l’on veut employer la langue spéciale des galères. — Les lisses étaient séparées par un espace égal à celui qui séparait les trois rameurs assis sur le même banc. Les trois tolets, — autrement dit les trois scaumes, — étaient plantés sur les trois filarets, de façon à former une ligne oblique à la quille et parallèle à la ligne du banc. Les rames sortaient donc au-dessous des pavois en groupes de trois rames ; l’intervalle ménagé entre les groupes était égal à l’intervalle ménagé entre les bancs. Vers le milieu du XVIe siècle s’introduisit la rame dite di scaloccio ; les bancs, qui d’abord étalent obliques en allant du centre à la poupe, furent dès lors placés perpendiculairement à la quille. Les trois rameurs demeurèrent à leur banc, mais, au lieu de voguer chacun avec une rame, ils agirent tous les trois ensemble sur un seul et même aviron. »

Tout cela est sans doute fort élégamment exposé. Les laborieuses recherches de M. Jal, — critique scrupuleux et homme d’esprit à la fois, — l’avaient déjà conduit à une conclusion identique, du moins en ce qui concerne les bâtimens à rames du moyen âge. M. Jal, malgré la haute confiance que j’étais habitué à placer dans ses assertions, ne réussit pas à me convaincre. Que M. l’amiral Fincati me permette de lui dire que, s’il m’a vivement intéressé, il ne m’a pas convaincu davantage. Les bancs, sur les galères françaises tout au moins, n’ont jamais cessé d’être disposés obliquement à la quille ; on s’est bien gardé de les redresser quand on a voulu faire usage de la rame di scaloccio, les bras des trois files de rameurs auraient eu des courbes trop inégales à décrire. Ce n’est pas cependant à ce mince détail que je veux m’arrêter. La construction de la trirème d’Asnières a eu le grand avantage d’ébranler les convictions les mieux enracinées et de ruiner dans beaucoup d’esprits l’idée jusqu’alors généralement admise de la superposition des rames. Je n’hésite pas à croire que, si l’on bâtit jamais une galère vénitienne sur les données et d’après les dessins de messer Cristoforo da Canale, on s’apercevra bientôt qu’il n’est pas facile de faire agir sans trouble des groupes de trois rames, quand ces rames parallèles ne sont séparées que par un intervalle de quelques centimètres. On avait fourni à M. Jal les plus vigoureux matelots du port de Cherbourg ; il n’osa pourtant leur donner que des rames de 7m,20. Telle est à peu près la longueur de nos avirons de chaloupe. Mais ici ce sont des rames de 32, de 30 et de 29 pieds vénitiens qu’il s’agit de manier. Je considère la chose comme au-dessus des forces d’un seul homme.

Il m’en coûte, croyez-le bien, de douter encore, quand les textes et les dessins que vous invoquez me condamnent ; le scepticisme n’a jamais été l’oreiller de mon choix. Je doute cependant, parce qu’en pareille matière il est difficile d’imposer silence à l’instinct de l’homme de métier, mis, par une combinaison qui semble inexplicable, en révolte. Je n’en conserve pas moins le très ferme espoir que le jour n’est pas éloigné où la lumière à laquelle j’aspire me viendra de la jeune Italie éclatante. C’est aux marins italiens qu’il appartient de nous faire connaître une marine dont les fastes se confondent avec leur glorieuse histoire, marine que ne mentionneraient même pas nos annales, si nos rois, à diverses reprises, n’en avaient emprunté à prix d’argent le concours. Que l’on imite donc en Italie le généreux exemple qui, sur l’initiative de l’empereur, fut donné il y a quelques années par la France ! Puisqu’on y croit posséder le secret des trirèmes du moyen âge, qu’on en fasse descendre une tout équipée des chantiers. Si cette trirème se meut, si elle marche en avant, si elle se reporte avec facilité en arrière, si elle tourne à droite et à gauche, sans que les avirons se mêlent et sans que les matelots se gourment, à l’instant je mets bas les armes.

En affirmant la trirème du moyen âge telle qu’ils la conçoivent, les Italiens auront fait un grand pas vers la découverte de la trirème antique, car je partage entièrement sur ce point l’opinion de l’honorable amiral Fincati : la trière d’Athènes et la trirème de Venise sont sorties du même nid. Nous avons là deux sœurs auxquelles il est permis de différer par les traits du visage ; il serait étrange qu’elles n’eussent pas gardé, au moins dans leurs allures, un certain air de famille. Trois rameurs par banc, voilà le point incontesté et incontestable de ressemblance. Sur les vaisseaux de guerre de l’antiquité et sur les bâtimens à rames des républiques italiennes, « on voguait à trois. » De quelle façon agissaient les rameurs, comment étaient-ils assis ? Des siècles de critique n’ont pu éclaircir encore ce problème. Voulez-vous, à toute force, armer chacun des rameurs de sa rame ? Par amour de la paix et dans le vif désir que j’éprouve d’en finir, j’y consens ; mais alors reconnaissez vous-même que les tables attiques, sur lesquelles s’est appuyée l’érudition allemande, valent bien le témoignage de messer Christophe, car elles nous offrent au moins des chiffres plausibles — 16 pieds de longueur de rame au lieu de 32. — Quelle tentation, sans vouloir pour cela trancher de l’Alexandre, on éprouve de donner un bon coup de couteau dans ce nœud gordien ! Serez-vous plus patient que moi ? essaierez-vous d’en délier tout doucement les complications ? vous allez, je vous en préviens, rencontrer en chemin « un tour-mort et deux demi-clefs » qui ne laisseront pas de vous causer un sérieux embarras. Je veux parler de la célèbre phrase d’Aristophane : Prospardin is to stoma tô thalamaki. Les commentateurs se sont crus en droit de traduire le mot thalamaki par la périphrase inferiori remigi. Qui sait si de cette licence ne sera pas venu tout le mal ? Quoi qu’il en puisse être, je me sens à bout de forces. A ce travail ingrat je perdrais le sommeil ; s’en charge désormais qui voudra, je ne m’en mêle plus. S’il a existé des trirèmes telles que les décrivent messer Cristoforo da Canale, le capitaine Pantero Pantera, Thucydide, Polybe et Tite Live, il en peut exister encore. Qu’on en construise donc une et qu’on nous la montre ! Pendant que les Italiens continueront d’approfondir la construction de la trirème antique, j’étudierai de mon côté l’emploi que les anciens en faisaient pour changer brusquement leur front de bataille. Les anciens ont accompli avec leurs trirèmes ce que nous n’oserions pas tenter avec nos vaisseaux. Nous pouvons donc en toute humilité leur demander sur ce point des leçons. Bonaparte lui-même aurait pu en recevoir d’Agathocle.

Quand Agathocle se fut débarrassé de tous les ennemis intérieurs qui lui faisaient obstacle, il se crut en mesure de déclarer la guerre aux Carthaginois. Il n’y a de tyrans durables que les tyrans sacrés par la victoire. Les Carthaginois n’étaient pas cependant des ennemis qu’il fût facile de prendre au dépourvu. Ils avaient des espions et des partisans secrets dans toutes les villes de la Sicile. Cent trente trières partirent à l’improviste de Carthage sous les ordres d’Amilcar. Soixante disparurent en route ; deux cents vaisseaux de transport sombrèrent dans la même tempête. Ce désastre n’empêcha point Amilcar de prendre terre en Sicile avec une armée redoutable encore. Attaqué dans son camp par Agathocle, le suffète dut son salut à un millier de frondeurs baléares. Amilcar déploya tout à coup en ligne cette infanterie légère. Les flèches des archers, les javelots des hoplites venaient s’émousser sur les boucliers ; les pierres lancées par la fronde pesaient près d’une livre ; nulle arme défensive ne leur résista. La lutte néanmoins se prolongeait quand une nouvelle escadre amenant un renfort de Libyens apparut. Agathocle se trouva impuissant à retenir ses troupes. L’armée de Sicile perdit dans cette seule journée plus de sept mille hommes. A l’instant, toutes les villes soumises relèvent la tête et s’insurgent. Obéi la veille, obéi d’un bout de la Sicile à l’autre, Agathocle n’a plus pour refuge que les remparts imprenables, de Syracuse. En cette heure de détresse, Agathocle eut une inspiration de génie, une inspiration qui le range au nombre des plus grands généraux dont l’histoire ait jamais eu à enregistrer les hauts faits. Il résolut de transporter le théâtre de la guerre en Libye. Un siècle plus tard, Scipion l’Africain ne sera que son imitateur.

Se figure-t-on quelle eût été la surprise de l’Allemagne, si, au moment où ses troupes marchaient sur Paris, elle eût appris tout à coup qu’une armée française venait de débarquer à Stettin ! Nous étions maîtres de la mer alors ; la flotte d’Agathocle était, au contraire, bloquée dans Syracuse par des forces supérieures. La bataille du Crimèse avait enlevé aux Syracusains la majeure partie de leur infanterie ; la cavalerie seule s’était dérobée presque en totalité à la poursuite : ce fut principalement sur cette cavalerie qu’Agathocle compta pour mettre à exécution le plus audacieux des desseins. Entre tous les bâtimens à rames que contenait l’arsenal d’Ortygie, Agathocle en choisit soixante. Ces soixante trières pourraient transporter environ douze mille hommes, à raison de deux cents hommes par navire. Il était impossible de trouver place sur des trières ou sur des quinquérèmes pour des chevaux. Les cavaliers n’emportèrent, avec une armure complète, que leurs selles et leurs brides. Les préparatifs de l’expédition furent bientôt terminés. Le fils de Carcinus n’avait divulgué son secret à personne. Voulait-il aller à Catane ? se proposait-il de se diriger sur Panorme ? On pouvait tout admettre excepté la pensée qu’Agathocle songeât à conduire une armée en Libye. Ce sont là les heureux privilèges de l’audace, la hardiesse même des plans qu’elle mûrit en dérobe plus sûrement la connaissance que toutes les précautions mystérieuses dont elle les enveloppe. Les Anglais ne voulurent jamais croire que Bonaparte se préparait à se rendre en Égypte ; le débarquement des alliés en Crimée, la marche de l’armée française sur Novare, furent protégé par la même confiance incrédule. Les troupes siciliennes, tenues constamment sous les armes, n’attendaient plus qu’un moment propice pour monter à bord. Le frère d’Agathocle, Antandre, était déjà investi du gouvernement de Syracuse. La station navale des Carthaginois cependant ne perdait pas de vue l’entrée du port ; il semblait difficile, tant que quelque gros temps ne la contraindrait pas à s’éloigner, de parvenir à tromper sa surveillance. Si l’on ne comptait pas sur les incidens heureux, la guerre deviendrait impossible ; le grand mérite d’un général consiste à ne pas laisser un de ces incidens se produire sans se trouver prêt à le saisir au vol. Attentif à profiter de la moindre faveur du destin, Agathocle gardait ses soldats consignés et ses rameurs couchés entre les bancs. Le hasard n’a jamais servi que les troupes dociles et les chefs vigilans ; il vint promptement au secours d’Agathocle. Des bâtimens de transport, chargés de vivres, longeaient la côte dans l’espoir de forcer le blocus, les Carthaginois se portent imprudemment avec toutes leurs forces à l’encontre de ce gros convoi ; l’entrée du port reste ainsi dégagée. Il n’y avait pas un instant à perdre : les troupes s’embarquent, les soixante bâtimens à rames s’élancent. La passe est franchie. Les Carthaginois aperçoivent alors la flotte syracusaine ; ils se rangent en ligne, car ce ne peut être que pour combattre et pour défendre le convoi assailli que cette flotte a dû se décider à sortir enfin du port. Étrange et inexplicable manœuvre ! les vaisseaux syracusains continuent de s’éloigner à toutes rames dans le sens opposé. Ils se soucient bien du convoi ! C’est à la Libye qu’ils en veulent. Les Carthaginois ont reconnu, mais trop tard, leur erreur ; la flotte de Syracuse leur échappe. En chasse ! et promptement ! Amarinera le convoi qui pourra.

Je ne connais pas, dans la longue histoire de ces guerres maritimes dont j’ai passé ma vie à fouiller les annales, d’épisode plus curieux, plus rempli d’émotion, que celui qui, le 15 août de l’année 310 avant notre ère, eut pour théâtre le canal de Malte. Ce large bras de mer, souvent si orageux, qu’un cataclysme de date probablement récente est venu creuser entre la Sicile et l’Afrique, a vu bien des naufrages ; il n’avait jamais eu le spectacle de deux flottes luttant, dans de gigantesques régates, pendant plusieurs jours, de vitesse. Figurons-nous le blocus de Toulon, rompu en vile de l’escadre de Nelson par l’expédition d’Égypte ; imaginons-nous la colonie d’Alger repliée sur elle-même et tendant les bras à des secours que l’ennemi suit de près : quel nuage de voiles, dans le premier cas, on aurait déployé ! quelle consommation de houille on ferait dans le second ! L’anxiété cependant dut être plus fiévreuse encore durant cette longue joule où le céleuste inquiet continua vraisemblablement de marquer plus d’une fois la cadence, quand déjà l’aviron, lassé et insensible au rythme, ne savait plus que battre l’onde à coups inégaux. De Syracuse au point le plus rapproché de la côte d’Afrique, quel que soit le chemin que l’on prenne, la distance ne saurait être inférieure à 75 ou à 80 lieues. Immense traversée pour des bâtimens à rames ! Le chevalier de Cernay s’applaudit comme d’un tour de force d’avoir osé faire voguer ses forçats d’une haleine d’Antibes à Monaco, en allant à Gênes, et du mouillage de Cavalaire à la petite passe des îles d’Hyères au retour. On ne saurait admettre que le passage de la Sicile en Libye se soit accompli sans qu’à diverses reprises le mât ait été dressé et la voile livrée à un vent favorable. L’opération était laborieuse à bord de nos quinquérèmes ; je suppose que les anciens usaient de mâts moins lourds et de voiles moins vastes. Je remarque, il est vrai, de bien longues antennes à bord des navires que la princesse Haïtschopou, fille de Thoutmôs Ier, envoya, vers le IXe siècle avant notre ère, explorer dans la mer Erythrée les Échelles de l’Encens ; mais ces navires dont je dois la connaissance à une gracieuse communication de M. Maspero, ne sont ni des trières, ni des quinquérèmes ; ce sont bien plutôt de grands pros malais. Les navires d’Agathocle n’auraient pu s’embarrasser d’une semblable voilure qu’à la condition de vouloir combattre, comme le firent nos galères, les mâts hauts, et telle ne paraît pas avoir été la coutume des anciens. Tout nous donne à penser que les anciens se faisaient un jeu du mâtage et du démâtage de leurs vaisseaux longs ; dès que le vent s’annonçait contraire, ils couchaient à la fois vergues et mâts sur le pont. Nous nous contentions, au XVIe et au XVIIe siècle, d’abaisser nos antennes. « C’est l’usage des galères, dit un des nombreux manuels de manœuvre qui nous sont restés de cette époque, d’abord que je vent calme, d’amener les voiles. Ce manège se fait trop souvent peut-être, car il fatigue la chiourme presque autant que la rame. La chiourme aimerait mieux voguer toujours tout avant, sans discontinuer, que d’être obligée de hisser cinq ou six fois les antennes de mestre et de trinquet. » Sait-on quelle était la longueur de ces vergues sur les galères subtiles ? 107 et 96 pieds. Les basses vergues d’un vaisseau de 74 n’ont jamais dépassé 90 et 82 pieds. J’estime trop les anciens, ou du moins les Grecs, pour croire qu’ils soient tombés, avant d’avoir l’esprit gâté par l’Asie, dans de pareilles exagérations. Tantôt à la rame, le plus fréquemment, je pense, à la voile, la flotte d’Agathocle poursuivait son chemin. Quelle route a-t-elle prise ? Diodore de Sicile l’ignorait sans doute, car il ne nous apprend rien sur ce point. Je sais fort bien, pour moi, celle que j’aurais choisie : j’aurais longé toute la côte de Sicile jusqu’à Sélinonte, et de là j’aurais coupé au plus court sur Porto-Farine. Est-ce là l’itinéraire adopté par Agathocle ? 3’inclinerais vraiment à le croire, quand je lis dans Diodore de Sicile la description des lieux où la flotte de Syracuse aboutit. Cette flotte était en mer depuis six jours et six nuits, les Carthaginois avaient perdu sa trace ; le septième jour, au matin, le hasard mit de nouveau les deux escadres ennemies en présence. La chasse reprend plus vive et plus acharnée que jamais.

« Je ne trouve que quatre manières de voguer, écrivait à la fin du XVIIe siècle un de nos capitaines de galères. La première, c’est de faire toucher le genou de la rame sur le banc où l’on monte en y mettant le pied. Telle est la vogue qu’on emploie lorsqu’on sort d’un port ou lorsqu’on y entre. J’ai vu autrefois voguer sur la réale continuellement à toucher banc, surtout lorsque le général y était. Cette vogue est bien la plus belle, mais aussi elle est la plus fatigante pour la chiourme. La seconde vogue, dite la vogue à passer le banc, est celle dont on fait usage lorsqu’on est en route. On monte sur le banc sans le faire toucher par le genou de la rame. La troisième vogue se nomme la passe-vogue, en d’autres termes la vogue à coups pressés. Je la considère comme la pire de toutes. Je ne voudrais jamais m’en servir ; elle fatigue trop la chiourme et ne fait pas pour cela mieux avancer la galère. La passe-vogue n’est bonne que pour une petite course, pour une course d’une lieue au plus. La quatrième et dernière vogue consiste à faire donner une vogue bien large et à ne pas passer le banc. Cette vogue peut servir lorsque vous voulez ménager votre chiourme et ne la pas fatiguer. Je la juge inutile, car en ce cas il vaut encore mieux faire voguer par quartier. Pour bien voguer, il faut que la chiourme de la bande droite, — nous dirions aujourd’hui du côté de tribord, — monte de la jambe droite sur le banc et soit ferrée de la jambe gauche. La chiourme de la bande senestre, — du côté de bâbord, — mettra le pied gauche sur le banc et sera ferrée de la jambe droite. »

Un seul mot nous suffit, je pense, pour écarter toute ambiguïté de ce texte. Le banc sur lequel les rameurs mettent le pied est le banc de nage qui se trouve immédiatement devant eux. L’enjambée était grande à bord des quinquérèmes ; on facilita le mouvement en plaçant sous le banc un barrot qui reçut, de l’usage auquel on le destinait, le nom de pédague. Rendons grâce à ces capitaines par qui nous avons été si bien renseignés ! Que les anciens n’ont-ils rois dans leurs œuvres cette inappréciable précision ! ou plutôt que ne refusâmes-nous aux commentateurs et aux numismates le droit d’intervenir dans une question assez embrouillée déjà ! Car enfin il faut être juste : entre Virgile et Barras de la Penne, pour nous faire une idée de la passe-vogue, de la voga arrancata, il semble en vérité que nous n’ayons que l’embarras du choix.

Écoutons d’abord Barras de la Penne : « On met, dit-il, dans une galère ordinaire cinq rameurs à chaque rame. Celui qui tient le bout de la rame fait plus de force que les autres ; c’est lui qui conduit le mouvement. On l’appelle vogue-avant. Tous les rameurs regardent la poupe. On considère trois temps dans l’action du rameur : dans le premier, il se lève de son banc ; dans le second, il pousse le genou de la rame vers la poupe de la galère. C’est alors que le vogue avant fait un pas et monte du pied droit sur la pédague, pendant que son autre pied demeure appuyé sur la banquette. Il allonge son corps et ses bras vers la poupe. Les autres rameurs se sont aussi levés et ont fait également un pas plus ou moins grand, selon qu’ils sont plus ou moins rapprochés du bout de la rame. Au troisième temps, les rameurs retombent sur leur banc en se renversant vers la proue, les bras toujours tendus. Ils font décrire ainsi au genou de la rame une espèce de demi-cercle. C’est dans ce troisième temps que la pale de la rame se plonge dans la mer et fait force sur l’eau qu’elle chasse vers la poupe. »

Virgile est plus bref ; il n’en dit pas moins en quelques mots. Quatre navires se disputent le prix de la course : la Baleine, la Chimère, le Centaure, la Scylla peinte en vert. La Chimère, masse énorme, est bien une de ces trirèmes que Virgile a dû voir plus d’une fois évoluer dans le golfe de Naples. Une triple file de jeunes Troyens est rangée sur ses rames, et la voix du céleuste fait lever de chaque banc trois rameurs à la fois :


Urbis opus, triplici pubes quam Dardana versu
Impellunt ; terno consurgunt ordine remi.


Brillans d’or et de pourpre, les capitaines ont pris poste à la poupe ; les rameurs se sont assis à leurs bancs. Le front couronné de branches de peupliers, les épaules nues, le buste luisant d’huile, ils attendent le signal, la main sur l’aviron, le corps penché en avant, les bras déjà tendus. La trompette résonne, un grand cri lui répond, les quatre vaisseaux bondissent, libres de toute entrave. Les muscles de la chiourme ont, d’un commun effort, brusquement attiré toutes les poignées d’aviron vers la proue. Un bouillonnement soudain s’est produit ; la pelle de la rame retourne le flot sur lui-même, comme le soc de la charrue verse de côté le sol qu’il déchire.

Adductis spumant freta versa lacertis.


Nous n’en sommes cependant encore qu’à la quatrième vogue, — à la vogue assise. — Voici venir le moment décisif, le moment de la lutte suprême. Le capitaine du Centaure court de sa personne au centre du couloir. — Disons, si vous l’aimez mieux, de l’agea, de l’aditus, de la coursie, — sorte de corridor qui sépare les rameurs de la bande droite, des rameurs de la bande senestre : « Debout, s’écrie-t-il, compagnons d’Hector ! Arranque et casque à proue ! »

Nunc, nunc ingurgite remis


Les rameurs se dressent ; tout le poids de leur corps va désormais peser sur l’extrémité du levier.

Certamine summo
Procumbunt.


N’est-ce point assez clair ? laissons Lucain venir ici en aide à Virgile : « Ils retombent sur leurs bancs, nous dira dans ces vers qui ont chanté l’agonie de la liberté romaine l’auteur de la Pharsale, et le bout de la rame vient frapper leur poitrine. »

In transtra cadunt et remis pectora puisant.


Je souhaite bonne chance aux rameurs d’Agathocle, mais je les vois d’avance aussi essoufflés que les jouteurs de Virgile. Leur flanc est haletant et leur bouche se dessèche ; une sueur abondante ruisselle sur tout leur corps.

Creber anhelitus artus
Aridaque ora quatit ; sudor fluit undique rivis.


« Si vous usez trop longtemps de la passe-vogue, a dit le prudent capitaine que je ne saurais me lasser de citer, vous mettrez votre chiourme hors d’haleine. » Agathocle n’avait réussi à embarquer douze mille hommes sur ses soixante trirèmes qu’à la condition de confier le maniement de la rame aux soldats de Syracuse, aux mercenaires grecs, aux Samnites, aux Tyrrhéniens, aux Celtes ; il emmenait très peu de rameurs de profession ; les chiourmes de Carthage se composaient au contraire en majeure partie de vieux galériens. Aussi les Carthaginois gagnèrent-ils rapidement du terrain. Les deux flottes atteignent presque en même temps le rivage. Un combat s’engage sur la grève : les soldats d’Agathocle ont repris ici tout leur avantage ; la pique en main, ils refoulent promptement les Carthaginois sur leurs vaisseaux.

Quand on a débarqué en pays ennemi, que faut-il faire ? Il faut avant tout ne pas s’attacher au littoral, ne pas essayer de s’y retrancher ; on serait bientôt investi si l’on n’était pas affamé. Voilà pourquoi la meilleure protection que puisse espérer une contrée qui se trouve exposée à de soudaines descentes est encore quelque large ceinture de terrain désert, surtout quand ces déserts se composent, comme ceux du Mexique, de vingt-cinq lieues de terres chaudes. Agathocle par bonheur était tombé sur un district fertile. Il mit le feu à ses vaisseaux, après en avoir retiré ce qui se pouvait emporter à dos d’homme et prit sur-le-champ la route qui devait le conduire dans l’intérieur. Nous avons de vaillans soldats ; ne leur demandez pas de porter autre chose que leurs sacs, et encore attendez-vous à ce qu’ils les trouvent bien lourds quand ils auront parcouru sous un soleil ardent 15 ou 16 kilomètres. La force de résistance de nos armées ne peut se comparer à celle dont firent preuve en mainte occasion les armées grecques. Le pays au sein duquel s’engageaient les troupes d’Agathocle était entrecoupé de jardins et de vergers qu’arrosaient de tous côtés des canaux et des sources. Ces maisons de campagne d’une construction à la fois solide et élégante bordaient la route ; sur les coteaux s’étalaient de grands champs de vigne ou s’étageaient des bois d’oliviers. L’aspect de la Sicile n’eût pas respiré davantage la richesse. L’armée d’Agathocle rencontrait un véritable Éden ; non-seulement elle n’avait pas à craindre de souffrir de la soif ou de mourir de disette, mais elle trouvait, à peine débarquée, le moyen de monter sa cavalerie. Des bandes de chevaux, d’innombrables troupeaux de bœufs et de moutons paissaient en liberté dans les opulentes prairies de la plaine.

Mégalopolis, — quelle était cette ville ? — fut rapidement enlevée par surprise. Les Carthaginois étaient habitués à porter l’invasion chez les autres ; ils n’avaient jamais songé qu’ils auraient à la repousser à leur tour. De Mégalopolis, Agathocle se porta sous les murs de Tynès la Blanche. Tynès, ou pour mieux dire Tunis, — car on s’entend mieux quand on fait usage des noms modernes, — n’était, suivant Diodore, qu’à 36 ou 37 kilomètres de Carthage. Malgré son enceinte de murailles blanchies, comme nous les voyons encore de nos jours, à la chaux, Tunis ne pouvait passer pour une place forte ; elle se croyait sans doute suffisamment protégée par le grand lac salé qui débouche au fond du vaste golfe dont Carthage occupait le bord ; Agathocle, arrivant de Porto-Farine, attaquait les remparts du côté de la plaine. Tunis n’essaya pas même de se défendre. Tout allait donc à souhait. Les Carthaginois revenaient cependant peu à peu de leur stupeur. Les vieilles troupes se trouvaient en Sicile ; le seul parti à prendre était de faire de nouvelles levées. On sait ce que valent ces armées qu’on improvise à la veille d’une bataille. Les généraux de Carthage, Hannon et Bomilcar, n’en marchèrent pas moins à la rencontre d’Agathocle. Ils avaient rassemblé 40,000 fantassins, un millier de cavaliers et 2,000 chars. Le matériel de guerre n’est jamais ce qui manque à une grande cité, mais ces chars, dont les bas-reliefs retrouvés dans les ruines de Ninive nous offrent probablement une image exacte, n’étaient bons qu’à faire peur aux Libyens ; les Grecs ouvrirent leurs rangs et les laissèrent passer ? Un certain désordre se produit néanmoins dans la ligne épaisse qu’ils traversent ; Hannon saisit le moment, l’infanterie carthaginoise s’ébranle ; elle se jette, à la suite des chars, dans la trouée. La trouée se referme sur elle. Ce ne fut pas un combat, ce fut un massacre. Hannon fit une résistance désespérée ; quand il s’affaissa, il était couvert de blessures. Son collègue, Bomilcar, essaya de se retirer en bon ordre sur une hauteur voisine ; la panique se mit dans sa troupe, et les fuyards ne s’arrêtèrent que sous les murs de Carthage. Agathocle était maître de la Libye. La journée ne lui avait pas coûté 200 hommes.

La plupart des villes que Carthage retenait autrefois dans son alliance n’attendirent pas même les sommations de l’envahisseur pour se soumettre. La première maille rompue, tout le réseau, en pareil cas, s’échappe. Avec une activité merveilleuse, Agathocle tirait parti de ce désarroi. Il était aujourd’hui sur le littoral, le lendemain il courait aux confins du désert, puis brusquement on le voyait revenir vers la mer. Il portait un coup aux Libyens, un nouveau coup aux Carthaginois, allant d’une place à l’autre, conquérant à chaque pas des alliés et faisant vivre sa petite armée dans l’abondance. Carthage un instant se crut perdue. Elle avait demandé des renforts en Sicile ; Amilcar ne put lui envoyer que 5,000 hommes. Il promettait davantage quand il aurait fait tomber Syracuse.

Les Syracusains en effet étaient aux abois. Investis par terre, bloqués du côté de la mer par la flotte ennemie, il leur restait peu de vivres. Une barque à trente rames, construite par Agathocle avec des bois coupés en Afrique, parvint à passer à travers la croisière qui gardait l’entrée du grand port. Les souverains audacieux font les capitaines intrépides ; une trirème de Carthage menaçait déjà de sa proue la barque sicilienne traquée par toute une armée, quand une volée de flèches lancées par les balistes arrêta court la poursuite. Les Syracusains apprirent ainsi l’éclatante victoire qu’Agathocle venait de remporter en Libye. Ce n’était pas l’heure de capituler en Sicile. Toutes les offres d’Amilcar furent repoussées avec indignation, toutes ses menaces ne firent que raffermir la résolution de tenir jusqu’à la dernière extrémité. L’hiver approchait, et le blocus deviendrait nécessairement moins étroit. Amilcar comprit la nécessité de brusquer les choses ; il donna un assaut général à la place. Cet assaut, malgré la furie guerrière qu’y apportèrent les Carthaginois, vint se briser contre la solidité des défenseurs groupés sur les remparts. Le suffète avait voulu diriger l’attaque en personne ; il tomba presque mort aux mains des Syracusains. On le chargea de fers et on le traîna ainsi enchaîné dans les rues de la ville. Quand on l’eut accablé de mauvais traitemens et abreuvé d’outrages, on lui trancha la tête. Agathocle reçut ce trophée en Libye. La fortune secondait partout ses armes.


II

On a eu raison de le dire : il ne suffit pas de vaincre, il faut aussi savoir user de la victoire. J’ajouterai qu’il n’est peut-être pas moins important de savoir n’en pas abuser. Mais où commence l’abus ? Le succès généralement en décide. Nous a-t-on assez conseillé d’évacuer la régence conquise par la restauration sur les Barbaresques ? La restauration elle-même ne voulut-elle pas la donner au pacha d’Égypte ? Et pourtant, lorsque dans quelques siècles on demandera ce que faisait la France pendant que se déplaçaient en Europe les vieilles suprématies et que tant de nations reculaient les bornes de leur territoire, nos arrière-neveux ne seront-ils pas fiers de pouvoir répondre : « La France, en ces jours sombres, faisait l’Afrique française ? » Bien des œuvres éphémères passeront : pour la postérité, il n’en restera peut-être que deux dignes de prendre place dans l’enseignement historique des écoles : la colonisation de l’Algérie et le percement de l’isthme de Suez. Ce fut la tâche de la même génération : à l’avenir d’employer aussi bien son temps ! Qu’était venu chercher Agathocle en Libye ? La paix que les Carthaginois lui refusaient en Sicile, cette paix, Carthage ne la refusait plus ; elle l’aurait implorée au besoin. Pourquoi donc Agathocle ne songeait-il pas à traiter ? C’est qu’Agathocle se croyait alors de force à mener à bonne fin ce que les Romains ne devaient accomplir que cent soixante-quatre ans plus tard. Il voulait ruiner à jamais l’ascendant de Carthage et fonder un empire grec en Afrique. Pourquoi donc, en effet, n’aurait-il pas hérité de la colonie phénicienne, puisque Alexandre avait bien pu se substituer en Asie à Darius ?

Le tyran sicilien n’eût pas nourri ce projet que d’autres y auraient probablement dirigé leur ambition. Chacun, à cette époque, rêvait les destinées d’un Cassandre ou d’un Séleucus ; le monde déchiré appartenait aux officiers de fortune. Chassées de leur patrie par les troubles civils, des populations entières d’exilés erraient en tous lieux, cherchant un camp plus encore qu’une cité qui les accueillît, prêtes à grossir la première armée qui voudrait solder leurs services. Un lieutenant de Ptolémée, Ophellas, pressé de s’affranchir d’une tutelle importune et de se créer un rôle indépendant, recruta parmi ces volontaires une troupe nombreuse et se rendit maître des villes de la Cyrénaïque. Le bruit de ses progrès ne tarda pas à parvenir aux oreilles d’Agathocle. Etait-ce un rival que le sort lui suscitait ? Ophellas serait un rival s’il ne devenait pas un allié. Agathocle ne désespéra point de circonvenir le vaillant soldat qui fut peut-être aussi brave qu’Ajax, mais qui ne paraît pas avoir possédé la prudence d’Ulysse. Il détacha près du condottiere un agent investi de sa plus intime confiance. « Partez, lui dit-il, et tâchez de faire comprendre à Ophellas que je ne suis pas venu en Libye pour accroître mes domaines ; je n’ai d’autre ambition que d’obliger les Carthaginois à évacuer la Sicile. Si j’eusse eu le goût des conquêtes, n’avais-je pas l’Italie sous la main ? Me serais-je exposé à traverser une mer orageuse quand il me suffisait de franchir un détroit large de quelques lieues à peine ? Qu’Ophellas vienne m’aider à humilier l’orgueil de Carthage, je le laisserai volontiers le maître en Afrique ! » Ophellas ne soupçonna pas ce que pouvait renfermer de ruse le cœur d’un tyran sicilien. Il se mit en campagne avec plus de dix mille hommes d’infanterie, avec six cents cavaliers, avec cent chars de guerre ; il marcha deux mois à travers les Sables, sous un soleil brûlant, et arriva enfin, après d’incroyables fatigues, au camp d’Agathocle. L’imprudent allait au-devant de sa destinée. Ce n’était pas un allié, c’étaient des renforts que voulait le grand parvenu, qui se faisait un jeu des sermens les plus solennels ; Ophellas lui amenait ce qu’il n’avait plus le moyen de faire venir de la Grèce ou de l’Italie. L’accueil que réservait Agathocle au héros fourvoyé entretint pendant quelque temps ses illusions ; mais bientôt une collision naquit entre les deux armées à l’occasion du partage du butin. Des deux côtés on courut aux armes. La lutte était trop inégale pour ne pas se terminer promptement à l’avantage de celui qui l’avait artificieusement provoquée. Ophellas, entouré, résista jusqu’au bout. Il mourut sans demander quartier, comme devait mourir un compagnon d’Alexandre. Ses troupes passèrent sur-le-champ dans les rangs de l’armée sicilienne.

A partir de ce jour, Agathocle ne fut plus un tyran ; il prit le titre de roi aux acclamations enthousiastes des soldats d’Ophellas aussi bien que des siens. Il se fût fait adorer comme un dieu, s’il en eût conçu la pensée ; il était trop sceptique et d’esprit trop narquois pour convoiter de pareils honneurs ; ce n’est pas d’encens que semblables natures se nourrissent. Et d’ailleurs à quoi bon ? Ce qui pouvait être utile en Asie, où l’on vénérait des dieux bienfaisans, devenait superflu dans l’Afrique, vouée aux sanglans sacrifices de Moloch. Tout ce qui rendait un culte superstitieux à la force ne se prosternait-il pas déjà devant Agathocle ? Utique et Bizerte ne venaient-elles pas de lui ouvrir leurs portes ? Si les populations mêmes qui avaient mêlé leur sang à celui des Carthaginois, les coulouglis de cet âge lointain, se courbaient avec tant de docilité sous le sceptre nouveau, que ne devait-on pas attendre de la race indigène ! Dépossédés jadis par Carthage, maintenus dans le respect de sa domination uniquement par la crainte, les Libyens accueillirent Agathocle comme un vengeur. Il ne restait plus à soumettre que les Numides.

Bien des armées, depuis que l’Afrique existe, se sont consumées dans cette entreprise. La soumission des Numides ne pouvait être en tout cas l’œuvre d’une campagne. Agathocle remit à son fils Archagathus le soin de contenir cette cavalerie nomade, qu’il était moins difficile encore de vaincre que d’atteindre, et, au printemps de l’année 407, il quitta les côtes de la Libye pour rentrer en Sicile. Sa présence y devenait de jour en jour plus indispensable. La mort d’Amilcar avait eu d’étranges conséquences, les Carthaginois n’étant plus à craindre, les divisions intestines à l’instant reparurent. Il y a bien, convenons-en, quelque sujet d’être divisé là ou il y a presque autant de bannis que d’heureux citoyens assis à leur foyer. Les habitans de Syracuse qui étaient parvenus à franchir les murs de cette ville, le jour du grand massacre, se rassemblèrent sous un chef, les Agrigentins voulurent, de leur côté, avoir leur général ; la campagne se trouva en proie aux bandes de partisans qui s’en disputaient la possession. Au plus fort de cette anarchie, Agathocle prit terre à Sélinonte ; il avait traversé le canal de Malte avec deux mille hommes d’infanterie embarqués sur des navires non-pontés, mais rapides, — sur des pentécontores. — Le général Bonaparte ne déjoua pas la surveillance des croisières anglaises avec plus de bonheur et ne débarqua pas plus à propos à Fréjus. La Sicile revoyait son tyran après quatre années d’absence ; l’espoir rentra sur-le-champ dans son cœur. Agathocle ne lui ramenait cependant point une armée, mais la malheureuse île s’était habituée à n’attendre son salut que de la tyrannie. L’ordre renaissait à peine sur ce sol bouleversé, qu’un cri de détresse parti de la Libye traversa les mers : Archagathus s’était fait battre par les Carthaginois. Agathocle chargea son frère Leptine de poursuivre la guerre en Sicile contre les mécontens et se tint prêt à passer de nouveau en Afrique. La flotte carthaginoise venait cependant de reprendre son poste devant Syracuse ; les revers répétés infligés sur terre à Carthage ne lui avaient pas ravi la suprématie maritime. Agathocle réussirait-il aussi bien cette fois à forcer le blocus ? Il attendait de la Tyrrhénie une escadre de dix-huit trirèmes et en tenait dix-sept autres équipées dans le port. Les navires tyrrhéniens se glissèrent de nuit le long de la côte, et la baie de Syracuse les reçut sous l’égide de ses catapultes, avant que les Carthaginois pussent les arrêter. Agathocle possédait désormais le moyen de combattre ; il résolut de tenter une sortie de vive force. Essaiera-t-il de rompre la barrière en se ruant brutalement de toute sa vitesse sur la ligne de front que l’ennemi ne saurait manquer de lui opposer ? Ce moyen héroïque n’exige pas grand effort d’esprit, et Agathocle est, avant tout, un général ingénieux. Dès qu’il s’agit de stratagèmes, il faut, je le répète, toujours consulter les anciens. On peut dire qu’en paix comme en guerre l’antiquité a passé sa vie à ruser. Agathocle partage ses forces en deux divisions. A la tête des dix-sept navires de Syracuse, il sort en plein jour du port ; les Carthaginois, ainsi qu’il l’a prévu, se lancent à sa poursuite. A peine ont-ils tourné leurs proues du côté du large, que les dix-huit vaisseaux tyrrhéniens se mettent à leur tour en mouvement. Agathocle guettait leur entrée en scène ; il fait soudain volte-face. L’ennemi se trouve pris non pas entre deux feux, mais entre deux rostres, ce qui est peut-être plus périlleux encore. Je n’ai jamais servi dans un port bloqué ; j’ai assisté, en revanche, à plus d’un blocus. Je déclare qu’une manœuvre analogue à celle d’Agathocle, si elle eût été tentée par les navires autrichiens que j’avais en 1859 la mission de tenir enfermés dans le port de Venise, m’aurait fort embarrassé. Les Autrichiens disposaient de trois issues, dont une seule, il est vrai, était profonde : Chioggia, Malamocco, le Lido. — Agathocle semble n’en avoir eu qu’une, car personne ne nous dit qu’il sortit du petit port pendant que les Tyrrhéniens s’apprêtaient à sortir du grand. La déroute des Carthaginois fut complète. Resté maître de la mer, pourquoi Agathocle ne continua-t-il pas sa route ? pourquoi ramena-t-il sa flotte à Syracuse ? Agathocle jugea trop dangereux de laisser derrière lui, exposée à la famine, une ville qui était le berceau et le siège de son autorité. Il voulait s’occuper en personne, d’en assurer le ravitaillement. Besoin n’était d’ailleurs de presser le commerce maritime de reprendre son cours.. La voie libre et le chemin sûr, la navigation marchande ne demande pas autre chose. Au bout de quelques jours l’abondance, que depuis longtemps Syracuse ne connaissait plus, régna dans la cité ; les campagnes seules continuaient de souffrir encore. Leptine reçut l’ordre d’aller offrir le combat aux Agrigentins et aux exilés que l’imminence du péril mettait pour un instant d’accord. Les vieilles bandes de Syracuse dispersèrent sans peine ce rassemblement.

La Sicile était pacifiée, et cependant Agathocle différait encore son départ. Des sacrifices aux dieux, des banquets à ses amis, des supplices à ses adversaires, il ne lui fallait pas moins pour consacrer et sceller son triomphe. Enfin, il s’embarqua et alla rejoindre en Libye l’armée d’Archagathus. Tout était bien changé sur le théâtre de son ancienne gloire. Une trouva plus que des soldats affamés, en haillons, des soldats sourds aux ordres de leurs chefs. « Vous m’avez appelé, leur dit-il, me voici ! Êtes-vous prêts à me suivre ? Je vais vous conduire sur-le-champ à l’ennemi ; on ne sort de la situation où vous êtes que par la victoire. » Une acclamation unanime répond à ce bref discours. Les soldats brandissant leurs armes courent se ranger d’eux-mêmes en bataille. Il restait encore six mille Grecs, un nombre presque égal de Celtes, de Samnites, de Tyrrhéniens, dix mille Libyens et quinze cents cavaliers. La fidélité des Libyens était plus que douteuse. Les forces considérables que Carthage avait rassemblées pendant l’absence d’Agathocle leur faisaient assez prévoir de quel côté pencherait la fortune, et il ne faut pas demander à des alliés de la veille de servir avec grand élan une cause qui tourne mal. Le combat s’engagea néanmoins, les plus héroïques efforts ne purent assurer la victoire au parti le moins nombreux. Agathocle fut battu. Dès lors il ne s’agissait plus de conquérir la Libye ; ce serait déjà beaucoup si l’on parvenait à sauver la Sicile. Les moyens de transport manquaient pour emmener les troupes. Agathocle résolut de s’embarquer secrètement avec quelques amis et avec son plus jeune fils, Héraclide. L’apparente défection du général n’était, à tout prendre, dans cette occasion que l’impérieux devoir du souverain. Allez donc faire comprendre cette subtile distinction à des soldas ! Quand l’armée apprit le départ clandestin de son chef, sa consternation et sa rage furent portées au comble. Elle courut aux tentes d’Archagathus et des principaux officiers, massacra tous ceux qu’elle soupçonnait d’avoir favorisé la fuite d’Agathocle et se hâta d’élire de nouveaux généraux. Carthage, encore émue de la redoutable invasion qui l’avait mise à deux doigts de sa perte, préparait heureusement à ces troupes mutinées un pont d’or. Elle offrit aux soldats pour qu’ils missent bas les armes 1,650,000 francs. Ceux qui voulurent entrer à son service furent enrôlés, aux conditions magnifiques que Carthage faisait d’habitude à ses mercenaires, conditions qui lui assuraient sur tous les marchés d’hommes, en Espagne, comme en Italie, comme en Grèce, une juste préférence. Quant à la portion de l’armée qui désira retourner en Sicile, le sénat de Carthage l’y fit transporter sur ses propres trirèmes et lui assigna pour résidence la ville de Solonte. Il la savait trop bien compromise par le sang qu’elle avait versé pour conserver la crainte de la voir retourner d’elle-même sous le joug d’Agathocle. Ce fut ainsi que la grande colonie de Tyr échappa au plus sérieux danger qu’elle eût encore couru depuis son établissement sur le sol africain. Pendant quatre ans, son existence sembla ne tenir qu’à un fil.

On ne saurait trop admirer l’énergie, l’esprit de décision, la fécondité de ressources que sut déployer Agathocle dans le cours de cette mémorable campagne. Que manqua-t-il au tyran sicilien pour devenir le rival d’Alexandre ? Il lui manqua probablement d’être né sur le trône. On ne tient peut-être pas assez compte aux hommes qui n’ont dû leur élévation qu’à eux-mêmes des difficultés qui ont entouré leurs premiers pas et qui les suivent jusque dans leur grandeur. « Si j’avais été mon petit-fils ! » disait Napoléon parvenu au faîte de sa puissance. Mais eût-il, dans ce cas, été Napoléon ? Nourri dans la pourpre, il aurait probablement possédé d’autres vertus ; il n’aurait pas eu celles que donne aux âmes bien trempées l’habitude de la lutte acquise dès le bas âge. Le centaure Chiron a fait l’éducation d’Achille ; les temps troublés font l’éducation des César, des Cromwell et des Bonaparte. Plus d’un germe alors peut périr étouffé ; la tige qui parvient à se dégager de la végétation touffue sous laquelle ont succombé les plantes plus délicates, montre par cet effort même qu’elle est faite pour étendre au loin son ombrage. Ne lui demandez pas la majesté sereine de l’arbre dont un air pur caressa, au sortir de terre, les bourgeons naissans. Entravée dans son premier essor, la sève puissante qui bout sous la rugueuse écorce, ne cessera jamais d’avoir des transports indociles. Vous verrez grandir d’un élan sublime le maître impérieux de la forêt, vous n’aurez pas le protecteur séculaire et patriarcal de la pelouse. Au pied d’un de ces chênes se tordront les vipères, — c’est déjà quelque chose, — sous l’ombre de l’autre, auraient dormi avec confiance et sécurité les petits enfans.

Tous les peuples ont connu ces heures d’épreuve et de deuil où. la tradition brusquement s’interrompt ; tous ont eu à pleurer quelque duc de Bourgogne ou quelque futur Marcellus :

Nimium vobis Romana propago
Visa potens, superi, propria hæc si dona fuissent.

« Rome, dieux immortels, vous eût sans doute paru trop puissante si elle eût conservé le présent que, dans votre clémence, vous aviez daigné lui faire. »

L’heure est à ces rapprochemens douloureux, et, puisque l’histoire elle-même m’y convie, qu’il me soit permis, sans manquer aux devoirs de ma situation, d’adresser ici le tribut ému de mon fidèle respect à la grande et touchante infortune dont, le cœur navré, je n’ai pas été le dernier à prendre ma part. Les âmes généreuses, j’en suis sûr, me comprendront et la générosité ne peut avoir cessé d’être une vertu française. « Cet humble Ilion, image de la superbe Troie » qui emporta jadis, avec ses dieux Lares, le culte et le regret de la patrie absente, est devenu le séjour des larmes. Un soldat du cruel Ulysse lui-même en serait touché. Mon métier n’est pas de philosopher ; ce n’est pas pour cela que je fus envoyé, il y a plus d’un demi-siècle, à l’école navale. Je ne puis me défendre cependant de glisser quelquefois sur la pente où tant d’autres qui ne s’y sont guère mieux préparés que moi s’aventurent ; mais que vaut la philosophie dans de pareilles épreuves ? Qu’elle cède la parole à la chaire chrétienne. C’est de là seulement que tomberont les vraies consolations. Quiconque a souffert pensera comme moi. Il pourrait y avoir pour les heureux plus d’une religion ; le christianisme seul est la religion de la douleur. Je n’ignore pas qu’il est assez de mode aujourd’hui de se réfugier dans le panthéisme ; ma faiblesse ne saurait s’accommoder d’un pareil asile. Que d’autres contemplent les cieux et y cherchent dans une muette admiration la main du Créateur, la création, je n’essaierai pas de le cacher, ne m’a jamais attiré que par les manifestations de la vie. Les caresses du chien, la gaîté des oiseaux, parlent plus à mon cœur que la pyrrhique éternelle des astres. Les fleurs et les arbres, ces êtres vivans d’un ordre inférieur, ont eux-mêmes leur langage ; les points d’or qui constellent la voûte du firmament, je les interroge en vain ; ils se contentent de briller d’un éclat monotone et ne me rendent pas sensation pour sensation. Un beau jour, une nuit sereine, peuvent caresser mes sens ; ils ne ravissent pas mon esprit. Le culte de la matière a sa poésie peut-être : Foin de cette poésie brutale qui voudrait me réduire au rôle d’atome ! L’homme est tellement resté pour moi le roi de l’univers que j’ai quelque peine à me figurer l’auteur de la vie sans le façonner à notre image. Je vois sans cesse ce principe suprême, attentif à nos actes, entrant dans nos querelles, ne refusant son intérêt ni à nos travaux, ni à nos passions, ni à nos vertus. Je l’abaisse jusqu’à moi ; n’est-ce pas un détour pour m’élever plus sûrement jusqu’à lui ?

It must be so, Plato, thou reason’nt well.

Ainsi parlait Caton, quand il songeait à échapper par la mort à la tyrannie de César. Caton cependant n’est pas au nombre des grands hommes dont je voudrais protéger la mémoire à outrance. Il y a un coup de poing de trop dans sa vie.


Oui, Platon ! tu dis vrai, notre âme est immortelle !


est une belle parole, surtout quand on la prononce à deux doigts du trépas ; fermer le livre et se détourner pour frapper au visage un esclave attendri et dévoué est une vilaine action. Le coup fut si violent que le poing de Caton en demeura tout enflé ; il fallut qu’un médecin vînt panser de son mieux la honteuse blessure, et quand le dernier des Romains jugea le moment venu, quand il se voulut enfoncer son glaive dans la poitrine, la main endolorie, par un juste châtiment, fît imparfaitement son office. Caton d’Utique ne réussit pas à se tuer sur-le-champ. Il croyait ne laisser une leçon qu’à sa patrie ; il en laissait une au monde. Le monde des anciens n’était fait ni pour le faible ni pour le pauvre. On y adorait la force, on y honorait l’orgueil ; on n’avait oublié qu’une chose : d’élever un autel à la douceur. Ce fut le christianisme qui se chargea de ce soin. Et vous vous étonnerez que le monde soit venu baiser les pieds, les beaux pieds poudreux qui lui apportaient la bonne nouvelle ! Il est né un nouveau Dieu, le Dieu des esclaves et des humbles, le Dieu de ceux qui n’en avaient pas.


De retour en Sicile, Agathocle y retrouva l’anarchie. Il avait beau frapper, l’hydre gardait toujours quelque tête. Une fois encore le fils de Carcinus eut recours à son glaive, puis il reprit la cuirasse et la lance. Le général des bannis, Dinocrate, avait à cette époque une armée de beaucoup plus nombreuse que l’armée du tyran ; Agathocle réussit cependant à le vaincre. Le prestige d’une autorité dévolue par le peuple combattait pour le vieux lion, et les défections lui aplanirent la route. Impitoyable dans les heures de détresse, Agathocle eut le triomphe clément. Qu’on s’appelle Agathocle, Octave ou Henri IV, il faut toujours finir par le pardon. Dinocrate devint le plus fidèle allié et le meilleur lieutenant de l’irrésistible adversaire contre lequel il avait tenu trois ans la campagne. Ce fut lui qui rangea sous les lois d’Agathocle les forteresses et les villes obstinées dans la sédition.

Agathocle avait hâte de pacifier la Sicile, car il ne renonçait pas au projet de faire payer aux Carthaginois les frais de cette nouvelle guerre intestine, son cœur ne gardait de haine que contre l’étranger. La haine ne tient lieu ni de bonnes armées, ni de vaillantes flottes, ce n’est pas avec de la haine seulement qu’on passe en Libye. Agathocle imprima un redoublement d’activité aux chantiers de Syracuse. Bientôt il eut à ses ordres deux cents bâtimens à quatre, à cinq et même à six rangs de rameurs. Le poignard de Ravaillac arrêta Henri IV au moment où il allait marcher à l’accomplissement « de la grande idée ; » le grain de sable de Cromwell suspendit les progrès du puritanisme ; un cure-dent empoisonné sauva peut-être Carthage en terminant soudainement le règne d’Agathocle, l’an 289 avant notre ère.

Ce fils de potier, longtemps potier lui-même, garda le trône pendant vingt-huit ans, — dix ans de moins que Denys l’Ancien ; — il mourut à l’âge de soixante-douze ans. La Sicile perdait un maître, la démocratie voyait disparaître son dernier champion. Sparte déjà renaissait dans Rome, et ce peuple nouveau, qui n’avait point encore de nom pour la Grèce, s’acheminait d’un pas continu et sûr vers l’extrémité de la péninsule italienne. Préparée au gouvernement des nations vaincues par la plus forte oligarchie qui fut jamais, Rome seule, en ce moment, pouvait sauver le monde ; les successeurs d’Alexandre n’étaient bons qu’à le perdre. Leurs divisions, leurs luttes, la corruption effrénée qu’ils encourageaient, auraient fini par rendre l’univers inhabitable. Rome, avec son humeur farouche et sa férocité, imposa le silence aux rhéteurs, la paix aux provinces, et, jusqu’au jour où la gangrène la gagna elle-même, retarda la dissolution de la société antique. Cette pause donna le temps au christianisme d’arriver. Les derniers vestiges de la dignité humaine furent protégés par l’orgueil du patricien, avant de l’être par la foi du martyr. Ce qui importe, c’est que l’homme se croie grand par son origine et aspire par ses actes à se montrer digne de cette grandeur. S’il se ravale lui-même, s’il se courbe à plaisir vers la terre, s’il lui semble puéril de vouloir relever le front, il faut s’attendre à le voir rapidement descendre au rang de la brute. Matière il sera, parce que matière il lui convient d’être. C’est une vase tenace dans laquelle il s’enfoncera peu à peu jusqu’au cou. Les tyrans mêmes ne l’en arracheront pas, car ces tyrans seront enfantés par sa pourriture ; « Si Dieu n’existait pas, s’est écrié Voltaire, il faudrait l’inventer. » Si l’homme n’était pas immortel, il ne faudrait pas le lui dire, car cette croyance est le seul frein qui soit assez solide pour enchaîner sa voracité.

Nous ne pouvons écrire l’histoire qu’avec les documens contemporains qui sont venus jusqu’à nous. Ces documens exagèrent souvent ; ils dénaturent même quelquefois. Agathocle n’est probablement pas le seul souverain qui ait eu à se plaindre d’être calomnié. Avec lui s’évanouit le suprême espoir que pût avoir la Sicile de conserver son autonomie. Le dictateur sanglant de Syracuse fit Sans doute payer cher à ses malheureux sujets le bienfait de l’indépendance. Il frappa beaucoup, et à côté des massacres que Diodore de Sicile lui prête, les hauts faits de nos plus implacables terroristes pâlissent ; mais Diodore s’est borné à enregistrer des témoignages qu’à la fin de son livre il déclare suspects. Ne soyons donc pas plus crédules "que lui, nous risquerions de décourager les tyrans.

Nul homme au rang des rois n’est jamais parvenu
Sans un talent sublime et sans quelque vertu.


Sous ces méchans vers que les quatre-vingt-quatre ans de Voltaire excusent, se cache, si l’on y veut bien regarder de près, un grand fonds de philosophie et de vérité. Mais que nous importe après tout la vertu d’Agathocle ? Voilà plus de vingt siècles qu’il est allé demander « récompense ou justice » à celui qui l’avait envoyé. Ce que nous voulons de lui, ce n’est pas une leçon de morale ou de politique, c’est un enseignement maritime. L’expédition que tenta en Afrique l’habile aventurier est assurément la plus audacieuse et la plus habile opération que jamais chef d’armée ait conçue. Remarquons d’ailleurs à ce propos la tendance constante de l’antiquité à choisir la mer pour chemin. Quand on songe à ce qu’on a pu faire jadis avec des trirèmes, on reste stupéfait en voyant le peu qui s’accomplit de nos jours avec les nouveaux instrumens que la science a mis dans nos mains. Je me souviens d’avoir entendu mon père regretter qu’on laissât nos moyens de débarquement inférieurs à ceux dont use, dans maint archipel de l’Océanie, la primitive industrie des sauvages. La double pirogue accouplée par quelques madriers jetés en travers lui semblait de beaucoup préférable à nos chalands carrés que le moindre brisant submerge. Et voilà, rapprochement bizarre, que la traversée de Calais à Douvres s’opère aujourd’hui sur un assemblage amphis-drome qui n’est, à tout prendre, que la reproduction de l’appareil employé de temps immémorial par les naturels des îles Viti. Deux coques parallèles sont unies par un pont commun ; l’intervalle qui les sépare est occupé par une roue gigantesque. Quatre cheminées couronnent l’édifice monstrueux ; on dirait une citadelle flottante qui s’avance. Ce n’est cependant qu’un navire de 7 pieds à peine de tirant d’eau qui sort ainsi à toute vapeur des jetées ; il est vrai que ce navire étrange est animé d’une vitesse de 13 milles à l’heure et qu’il serait de force à porter sur sa plate-forme un régiment. Le paquebot n’aurait-il pas, par hasard, montré ici la voie à la flottille ? Le type longtemps rêvé par mon ardeur inquiète va-t-il enfin surgir, comme Aphrodite, du sein de cette écume ? Je le souhaite de grand cœur, et, qui plus est, je l’espère. Deux tubes creux et insubmersibles, un plancher supporté par deux pirogues de tôle, nous faut-il davantage pour jeter sur la rive des soldats, des canons, et même au besoin des chevaux ?

L’héritage d’Alexandre est de nouveau ouvert ; les capitaines qui veulent en prendre leur part ne s’appellent plus Antigone, Cassandre, Séleucus ou Ptolémée ; les noms n’y font rien, l’ambition est restée la même. Quand les soleils se heurtent, la pression est à craindre pour les planètes voisines ; munissons-nous, pendant qu’il en est temps encore, d’une bonne provision d’élasticité, nous en aurons peut-être besoin plus tôt que nous ne pensons. Des flancs déjà meurtris ne sauraient être trop soigneusement gardés des effets inconnus d’un second choc. O le temps périlleux que celui où le ciel nous fit naître ! Le darwinisme a trouvé en politique même des adeptes, et, sous prétexte de lutter pour l’existence, on supprime aujourd’hui, avec une légèreté que les siècles précédens n’avaient pas connue, l’existence des autres. Soyons donc forts, puisqu’on ne peut plus être assuré de vivre, si l’on se résigne à demeurer faible ! Forts ? à quelles conditions, me demanderez-vous sans doute, peut-on l’être ? combien de millions de soldats faut-il aujourd’hui pour faire une armée ? La question fut, on s’en souvient, posée, il y a déjà plus de dix ans, à Compiègne. Je réponds : « Les soldats sont le bouclier ; nous avons deux mains : placez dans l’une de ces mains le javelot, si vous n’y voulez placer la sarisse. Les coups de la marine peuvent atteindre l’ennemi à distance ; pourquoi négligeriez-vous un si commode et si vigoureux moyen d’action ? »

Chaque année voit s’exécuter sur une portion de notre territoire ce qu’on est convenu d’appeler les grandes manœuvres d’automne. A-t-on jamais songé à combiner dans ces simulacres de guerre l’action de la flotte et l’action de l’armée ? A-t-on prolongé durant des mois entiers, jusqu’au complet épuisement du charbon, un blocus fictif ? A-t-on appris à nos coûteux vaisseaux comment on se garde quand il faut croiser à portée des arsenaux ennemis et des bâtimens-torpilles ? Nos avisos ont-ils pu étudier de quelle façon doit se pratiquer le difficile et si important métier d’éclaireurs ? Le débarquement des troupes, des canons, des chevaux, a-t-il fait le moindre progrès depuis la guerre de Crimée ? Toute campagne d’évolutions qui n’est pas la répétition, dans ses détails multiples et dans ses phases diverses, d’une campagne de guerre, me paraît destinée à porter de médiocres fruits. Des amiraux illustres se sont, depuis vingt années, succédé à la tête du département de la marine ; ils savaient, je m’en rends garant, beaucoup mieux que moi, comment il eût fallu s’y prendre pour obtenir de plus riches moissons. Ils ont eu la prudence, sage prudence que, de tout point, j’approuve, de ne pas ouvrir un sillon qu’ils n’étaient pas certain de conduire jusqu’au bout. Le grain qu’ils y eussent jeté, ils l’auraient très probablement vu étouffé dans son germe par quelque gelée précoce ; mieux valait garder pour de meilleurs jours la semence. L’instabilité ministérielle nous a fait plus de tort que la prétendue routine des bureaux. Les bureaux, au milieu de nos perpétuelles révolutions, ont deux ou trois fois sauvé la France. Mais le temps nécessaire aux réformes, le temps nécessaire au progrès, à qui jusqu’à présent l’avez-vous donné ? à qui vous proposez-vous de l’accorder enfin ?

Je ne connais qu’une nation au monde qui ait su faire un sérieux et intelligent usage des loisirs d’une longue paix. Quand cette grande et vaillante nation, — je dis : grande et vaillante, car au jeu de la guerre comme aux autres jeux, il faut rester beau joueur ; le dépit ne répare rien, — quand l’Allemagne, en un mot, dut passer soudainement du champ de manœuvre au champ de bataille, ses soldats ne s’y présentèrent pas étonnés. Entre les exercices qui les avaient périodiquement rassemblés et le combat auquel on les conduisait, la différence était à peine sensible ; il n’y avait que le danger de plus. C’est encore un des heureux effets de la discipline de pouvoir rendre de jeunes troupes, ou, pour parler plus exactement, de vieilles troupes qui n’ont pas encore vu le feu, indifférentes en apparence au danger. Nous en avons eu le spectacle et la preuve à l’Alma. La paix n’amollit donc pas nécessairement les races qui sont nées par tempérament belliqueuses. Minerve ne sortit-elle pas un jour tout armée du cerveau de Jupiter ? Nous la croyions tranquillement occupée à tourner ses fuseaux quand elle apparut, la menace au front et la lance en arrêt, sur nos frontières.

Restons chez nous et filons de la laine, mais n’oublions pas pour cela l’exemple d’Agathocle.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.