La Marocaine/Acte II

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ACTE DEUXIÈME

Une salle du sérail. — À droite, le trône élevé de quelque marches.



Scène PREMIÈRE

ROXANE, MYRZA, ZAÏRE, DEHLIA, Sultanes.
CHŒUR DES SULTANES.
–––––––Vivre seules, vivre filles,
––––––––Au fond de ce sérail,
–––––––Faire brûler des pastilles,
––––––––Jouer de l’éventail,
–––––––Fumer, dormir, on végète ;
––––––––Le maître est négligent,
–––––––C’est dur, quand on est honnête,
––––––––De voler son argent !
ROXANE, parlé.

Viendra-t-il nous voir seulement, le pacha ?

DEHLIA.

Oh ! pour venir, il vient tous les jours !

ZAÏRE.

Il vient flâner.

MYRZA.
Il fait sa ronde, et puis c’est tout !
ROXANE.

Aussi nous avons fait une chanson là-dessus…

MYRZA.

La ronde du pacha ! mais chantons-la tout bas !… Il ne faut pas que Soliman nous entende !

COUPLETS.
I
ROXANE.
––––––Quand le pacha faisait sa ronde,
––––––––Fallait voir autrefois,
––––––Sans hésiter une seconde,
––––––––Comme il faisait son choix !
MYRZA.
––––––Était-ce meilleure fortune,
––––––––Ou bien meilleur vouloir ?
––––––Dans ces temps bienheureux, pas une
––––––––Qui n’ait vu son mouchoir !
ENSEMBLE.
TOUTES LES QUATRE.
––––Ce fameux mouchoir qu’on attend sans cesse
––––Où l’a-t-il si bien caché maintenant ?
––––L’as-tu vu le mouchoir de Sa Hautesse ?
TOUTES.
––––L’as-tu vu le mouchoir de Soliman ?
II
DHELIA.
––––––Le pacha fait toujours sa ronde,
––––––––Mais sans goût ni profil !
––––––Il circule, inspectant son monde,
––––––––Et nous voir lui suffit !
ZAÏRE.
––––––Peut-être, au fond de son armoire,
––––––––N’a-t-il plus un madras ?
––––––Ou, s’il en reste un, faut-il croire
––––––––Qu’il est mangé des rats !
ENSEMBLE.
––––Ce fameux mouchoir qu’on attend sans cesse
––––Où l’a-t-il si bien caché maintenant ?
––––L’as-tu vu le mouchoir de Sa Hautesse ?
TOUTES.
––––L’as-tu vu le mouchoir de Soliman ?

Scène II

Les Mêmes, SOLIMAN.
SOLIMAN, entrant à l’improviste.

Ne vous dérangez pas ! (Les sultanes s’éloignent en poussant un cri. — Il fredonne.) « L’as-tu vu ?… » Ne vous dérangez pas !… Mais elles sont charmantes… Vous êtes charmantes… Je les trouve en beauté !… Seulement, trop de pastilles, mes enfants !… Ça prend à la gorge… et on en brûle trop, ça devient une ruine.

ZAÏRE.

Nous pensions honorer Votre Hautesse.

SOLIMAN.

L’intention est louable, mais si vous voyiez la note du parfumeur ?…

MYRZA.

Elle doit faire trembler, la note du parfumeur !

SOLIMAN.

Oui, et je peux vous dire ça à vous, ça ne sortira pas d’ici… je suis gêné… horriblement gêné !

ROXANE.

Vraiment, sire ?

SOLIMAN.
Oui, mon enfant !… oui, mesdames !… je suis en retard avec tout le monde.
TOUTES, avec élan.

Oh ! oui !…

SOLIMAN.

C’est une épigramme… Mais il ne s’agit pas de tout ça ; j’ai une communication à vous faire : je prends une nouvelle épouse !

TOUTES.

Encore !

SOLIMAN.

Encore ! La fille de mon grand vizir, Attalide.

ROXANE.

Une femme de plus !

SOLIMAN.

Oui, une de plus !… Ce n’est peut-être pas très-sage ; mais sur la quantité… Quand il y en a pour douze cent treize, il y en a pour douze cent quatorze… Tu ris ?…

MYRZA.

Parce que vous dites toujours la même chose : Quand il y en a pour douze cent treize, il y en a pour douze cent quatorze… et puis vous avez un tas de sultanes…

SOLIMAN.

J’ai un tas de sultanes !… Vous appelez ça un tas ?… Qu’est-ce que vous auriez donc dit, de mon aïeul Muléi-Ismaïl ?… Savez-vous, mes enfants, combien il a épousé de femmes, cet homme étonnant ?

TOUTES.

Non !

SOLIMAN.

Huit mille !… c’est de l’histoire… huit mille femmes !… Et je n’en suis qu’à douze cent treize, moi.

ZAÏRE.
Et encore
SOLIMAN.

Oui !… Et savez-vous combien il a eu d’enfants, cet homme prodigieux ?

TOUTES.

Non !

SOLIMAN.

Dix-sept mille soixante-sept !… c’est de l’histoire, et tout ce que j’ai pu faire, moi, c’est d’arriver à avoir un neveu !

DEHLIA.

Dame !… vous êtes devenu si négligent !…

SOLIMAN.

Je suis devenu si négligent !… C’est vrai… j’ai tourné à l’indolence… Mais, si j’en crois la renommée, Attalide triomphera de cette indolence.

MYHZA.

Et vous l’attendez ?…

SOLIMAN.

D’un moment à l’autre ! Sélim va me l’amener, et je ne saurais trop vous recommander de lui faire bon accueil… entendez-vous ?… Pas de taquineries, pas de niches, pas de brimades !…

TOUTES, s’éloignant avec humeur.

Ah !…

SOLIMAN.

Toutes celles qui auront été bien gentilles seront invitées, ce soir, au raoût que je donne en l’honneur d’Attalide !

ROXANE, toutes se rapprochent.

Une fête ?

SOLIMAN.
Oui, mesdames, une fête à faire du bruit dans tout Maroc !
DEHLIA.

Des danses !

MYIIZA.

De la musique !

ZAÏRE.

Des rafraîchissements !

SOLIMAN.

Des marrons, de la galette… une orgie, quoi !

TOUTES.

Vive Soliman !

Musique à l’orchestre.

SOLIMAN.

Merci, mes enfants, merci et attention… voici la nouvelle…


Scène III

Les Mêmes, SÉLIM, HUZKA, OTTOKAR, suite d’Ottokar, FATIME.
CHŒUR.
––––––Sous son manteau de souveraine,
––––––C’est la nouvelle majesté !
––––––Elle a droit ici d’être reine,
––––––Celle qui l’est par sa beauté !
SÉLIM.
––––––Mon oncle ! la voici ! c’est elle !
SOLIMAN.
––––––Ah ! qu’elle est belle !
LE CHŒUR.
––––––Ah ! qu’elle est belle ! Ah ! qu’elle est belle !
SOLIMAN.
––––––––––Par Mahomet !
––––––Quel fin morceau pour un gourmet !
––––––Approche, petite, sans honte.
FATIME.
––Le pacha, s’il vous plaît ?
SÉLIM.
––Le pacha, s’il vous plaît ? À genoux !
HUZKA, OTTOKAR.
––Le pacha, s’il vous plaît ? À genoux ! À genoux !
TOUT LE MONDE.
––À genoux !
FATIME.
––À genoux ! Eh ! quoi ? quoi ? tous ces gens-là sont fous !
––––––Je vous demande mon époux,
––Mon époux, s’il vous plaît ?
SOLIMAN.
––Mon époux, s’il vous plaît ? C’est moi.
FATIME.
––Mon époux, s’il vous plaît ? C’est moi. Vous ! quel mécompte !
OTTOKAR.
––L’étiquette exigeait…
FATIME.
––L’étiquette exigeait… L’ennuyeux sermonneur,
––––––Moi, j’entre à la bonne franquette.
SOLIMAN.
––––––––Entre donc ! l’étiquette
––––––––Ne fait pas le bonheur !
––Approche !
FATIME.
––Approche ! C’est donc vous, monsieur, le grand seigneur ?
SOLIMAN.
––––Cela t’étonne ?…
FATIME.
––––Cela t’étonne ?… Un peu, sur mon honneur !
COUPLETS.
I
–––––––J’avais crainte de paraître
–––––––Interdite près d’un maître,
–––––––––D’un maître effrayant !
–––––––Dans mon rêve chimérique,
–––––––Ce despote magnifique
–––––––––Serait flamboyant !
–––––––J’allais, vivante comète
–––––––––Avec son plumet,
–––––––Voir le neveu du Prophète
–––––––Et l’héritier de Mahomet !
–––––––Ma surprise n’est pas mince !
–––––––Par le temps un peu défait,
–––––––Je vous regarde, mon prince.
––––––––––Ça ne me fait
––––––––––Aucun effet !
II
–––––––J’en demeure stupéfaite !
–––––––Sur son trône que l’on fête
–––––––––J’ai vu Soliman !
–––––––Tout mon rêve se détraque,
–––––––Ce n’est guère qu’un macaque
–––––––––Coiffé d’un turban !
–––––––Rien, hélas ! de la comète,
–––––––––Sinon le plumet !
–––––––Plus le portier du Prophète,
–––––––Que l’héritier de Mahomet !
–––––––Ma surprise n’est pas mince !
–––––––Par le temps un peu défait,
–––––––Je vous regarde, mon prince,
––––––––––Ça ne me fait
––––––––––Aucun effet !
HUZKA, scandalisé.

Aucun effet !

TOUS.
Aucun effet !
OTTOKAR, bas à Fatime.

Tu m’avais promis de te tenir ! si c’est là ce que tu appelles te tenir ?

SOLIMAN.

Tu les entends, Attalide… tu entends ma cour… ma cour se récrie !

FATIME.

J’ai peut-être été un peu loin ?

SOLIMAN.

Oui, mon enfant, un peu loin ! très-loin même ! (Sévèrement.) Et tel de mes prédécesseurs t’eût fait payer cher tant de franchise…

OTTOKAR.

… Et si peu de goût !

SOLIMAN.

… Et si peu de goût, aussi !… Parce que, sans avoir de grandes prétentions… mes succès dans le monde… Enfin ! quoi !… tu es la première femme qui m’ait parlé de la sorte !

FATIME.

C’est que j’ai le cœur sur la main, moi !

SOLIMAN, changeant de ton.

Et c’est ce qui me plaît en toi ! tu as le cœur sur la main !… Un bon petit cœur sur une jolie petite main… et j’aime ça… (À Ottokar.) Ta fille est charmante !… Et maintenant qu’on me laisse seul avec Attalide !

OTTOKAR.

Seul ! déjà ?

HUZKA.

Votre Hautesse oublie que l’étiquette…

OTTOKAR.
C’est juste, il y a l’étiquette !
TOUTES.

Il y a l’étiquette !

HUZKA.

Je ne suis pas grand maître des cérémonies pour vous laisser piétiner sur l’étiquette.

OTTOKAR.

Il appartient à la doyenne du harem d’avoir avec toute nouvelle sultane un entretien préalable.

SOLIMAN.

Eh ! bien, je le supprime, l’entretien préalable… ou plutôt je m’en charge !

HUZKA et OTTOKAR.

C’est contraire au cérémonial.

TOUTES.

Oui… oui… oui…

SOLIMAN.

Eh ! bien, je le modifie, le cérémonial.

TOUTES.

Oh ! oh ! oh !

SOLIMAN.

Et taisez-vous ! (Nouveaux murmures.) taisez-vous ! Elles sont insupportables ! Il parait qu’il y a des pays en Europe, où des maris qui n’ont qu’une femme trouvent que c’est déjà trop… jugez un peu douze cent treize ! (Murmures.) Taisez-vous !…

TOUTES.

Hou ! hou ! hou !

SOLIMAN.

Et puis, je commence à en avoir assez de ce régiment de petites grues…

TOUTES.
Oh !…
SOLIMAN.

… Qui me mangent mon saint frusquin, sans aucun profit pour l’État, ni pour moi !

OTTOKAR.

Des réformes, alors, de sages réformes !

HUZKA.

Réformons !

SOLIMAN.

As-tu une idée ?

HUZKA.

Moi, pas, mais votre vizir…

SOLIMAN.

As-tu une idée ?… comme grand vizir, tu dois avoir des idées ! Que me conseilles-tu de faire de ces petites femmes ?

OTTOKAR.

J’ai une idée… donnez-les moi !

TOUTES, riant.

Oh !

SOLIMAN.

À toi ?… qu’est-ce que tu en ferais, toi ?

OTTOKAR, piqué.

Mais…

HUZKA.

Taisez-vous donc !

SOLIMAN.

Tais-toi donc !… Elles t’effémineraient ! et comme ça serait adroit d’efféminer un général qui a battu les Kabyles ! (Bas.) car tu as battu les Kabyles… C’est vrai ?

OTTOKAR.
Dame, vous verrez bien, à la conclusion de la paix !
SOLIMAN.

Mais alors, pas si bête de t’efféminer ! Tu n’as pas une idée meilleure ?

OTTOKAR.

Je cherche.

HUZKA.

Il ne trouvera pas.

SOLIMAN.

Eh ! bien, j’en ai une, moi !

TOUTES.

Oh !

SOLIMAN.

Venez un peu, que nous la ruminions à nous trois ! Vous êtes pacha ! vous avez douze cent treize femmes, et un neveu qui guigne votre succession ; que faites-vous ?

OTTOKAR.

J’y suis, vous flanquez les douze cent treize femmes à votre neveu…

HUZKA.

Ça l’effémine…

SOLIMAN.

Et il ne pense plus à vous détrôner !

OTTOKAR.

Profond !

HUZKA.

Superbe !

SOLIMAN.

Admirable ! (Appelant Sélim qui est au fond à gauche avec Fatime.) Sélim… Plein de dispositions, ce petit !… Sélim !

SÉLIM, s’approchant.
Mon oncle ?
SOLIMAN, lui tendant un trousseau de clefs.

Tiens, prends ça.

SÉLIM.

Les clefs du harem ?

SOLIMAN.

À toi les clefs ! à toi le harem ! à toi les douze cent treize femmes !

SÉLIM.

À moi ?…

TOUTES, avec joie.

À lui !…

Elles entourent Sélim.

SÉLIM, à part.

Eh ! bien, elles tombent bien, je n’existe que pour Attalide !

CHŒUR DES FEMMES.
––––––Quelle fortune et quelle fête !
––––––Mahomet nous a donc souri !
––––––Que béni soit le bon Prophète
––––––Qui nous donne un jeune mâri !
––––––Venez, venez, notre gentil mari !

Sortie générale.


Scène IV

SOLIMAN, OTTOKAR, FATIME.
OTTOKAR, voyant Fatime endormie sur un divan, à gauche.

Elle dort !…

SOLIMAN.
Eh ! bien, et toi ? Est-ce que tu ne vas pas t’en aller, toi ?
OTTOKAR.

M’en aller, moi ?… je suis peut-être de trop ?

SOLIMAN.

Oh ! oui ! laisse-moi seul avec ta fille !

OTTOKAR, à lui-même.

Ma fille, c’est vrai ; tiens c’est vrai que je suis son père !… je l’oubliais… (Haut.) Je suis son père, et c’est si timide… si ingénu… vous comprenez ?… ça n’a pas eu sa mère pour la préparer doucement… ça devient le devoir du père…

SOLIMAN.

… De la préparer ?… je m’en charge !

OTTOKAR.

Ça n’a jamais été dans le monde, ça ne connaît rien de rien du petit cérémonial…

SOLIMAN.

Le petit cérémonial ! je m’en charge aussi ! va donc !

OTTOKAR, criant, Fatime s’éveille.

Adieu, ma fille ! (À part.) Eh là ! eh là ! on dirait qu’il s’allume !… adieu, ma fille ! (Il sort, à part.) Je reviendrai !…


Scène V

SOLIMAN, FATIME.
SOLIMAN.

Attalide, ma chère Attalide, enfin nous voilà seuls ; et tu ne saurais croire à quel point je me félicite d’avoir supprimé des formalités superflues…

FATIME.
L’entretien préalable ?
SOLIMAN.

L’entretien préalable… et autres bagatelles de la porte, auxquelles tu ne tiens pas plus que moi, pas vrai ?

FATIME.

Qu’est-ce que vous en savez, si je n’y tiens pas ?

SOLIMAN.

Des hors-d’œuvre ! un cérémonial bête comme tout !…

FATIME.

Ça ne fait rien ; s’il y a un cérémonial, je réclame le cérémonial !

SOLIMAN.

Eh ! bien, va, il n’est pas méchant, le cérémonial !… J’ai mon mouchoir ?… oui ! Tu y tiens ? c’est facile !… voici le cérémonial, tu vas voir ! (Il prend un coussin qu’il met au milieu de la scène.) Là, et maintenant, moi, sur mon trône. (Il saute sur son trône.) Ça y est !

FATIME.

Et moi ?

SOLIMAN.

Toi, à genoux, là, sur le petit coussin !

FATIME.

À genoux ?… là ?…

SOLIMAN.

À genoux, là !… Puisque tu réclames le cérémonial !

FATIME.

Si c’est le cérémonial ! (Elle se met à genoux.) Et après ?

SOLIMAN.

Après, tu vas répéter bien gentiment la phrase suivante : « Votre Hautesse daignera-t-elle… » Répète à mesure : « Votre Hautesse… »

FATIME, répétant.
« Votre Hautesse… »
SOLIMAN.

« Daignera-t-elle… »

FATIME.

« Daignera-t-elle… »

SOLIMAN.

« Jeter un regard… »

FATIME.

« Jeter un regard… »

SOLIMAN.

Sur les humbles attraits de son humble esclave ? »

FATIME, se levant.

Ah ! flûte, par exemple !

SOLIMAN.

Tu dis ?

FATIME.

Je dis flûte !… je n’en veux pas, de votre cérémonial… Humbles attraits… Ils ne sont pas si humbles que ça, mes attraits ! voyons, avouez-le !

SOLIMAN.

Je l’avoue.

FATIME.

Vous ne pouvez pas voir… vous êtes trop loin !… Vous êtes trop haut, maintenant ! perché là-haut, sur votre bête de trône !… Descendez… allons… venez, venez !

SOLIMAN, descendant.

Elle bouleverse le cérémonial… mais si gentiment.

FATIME.

Allons, plus près… plus près encore !… et regardez un peu ! Eh bien ! qu’en dites-vous, de mes humbles attraits ?

SOLIMAN.
Je dis que tu es un miracle de grâce et de beauté, je dis que je t’admire, je dis que je t’adore…
FATIME.

Bien, très-bien… mais ces choses-là, savez-vous comment ça se dit ?

SOLIMAN.

Comment ça se dit ?

FATIME.

Ça se dit à genoux !

SOLIMAN.

À genoux, moi… le pacha ?

FATIME.

Oui, là, sur le petit coussin !

SOLIMAN.

Et le cérémonial ! le cérémonial !…

FATIME.

Allons… allons… à genoux, à genoux !

SOLIMAN.

Elle bouleverse le cérémonial… mais si gentiment !…

Il tombe à genoux.

FATIME.

Pouf ! Ça y est !… Et maintenant, restez là… attendez !

Elle saute sur le trône.

SOLIMAN, faisant un mouvement.

Malheureuse !

FATIME.

Ne bougez pas !

SOLIMAN.

Si l’on me voyait ?…

FATIME.
Il n’y a personne… Et vous allez répéter bien gentiment la phrase suivante : « Daignerez-vous… » Allons, répétez à mesure… « Daignerez-vous… »
SOLIMAN.

« Daignerez-vous… »

FATIME.

« Jeter un regard… »

SOLIMAN.

« Jeter un regard… »

FATIME.

« Sur votre très-humble et très-respectueux serviteur ? »

SOLIMAN.

Elle bouleverse le cérémonial, mais si gentiment ! « Sur votre très-humble et très-respectueux serviteur… » Et maintenant, qu’est-ce que j’aurai pour la peine ?… Viens m’embrasser, toi…

FATIME.

C’est à vous de venir… et à genoux ! toujours à genoux… je l’exige.

SOLIMAN.

Elle me domine ! je suis dominé ! Mais ce n’est pas désagréable d’être dominé ! (Il va vers elle à genoux, jusqu’à l’entrée d’Ottokar.) Si l’on me voyait, pourtant ?


Scène VI

Les Mêmes, OTTOKAR.
OTTOKAR.

Pardon, excuse, je vous dérange.

SOLIMAN, à part.
Il ne m’a pas vu ! (Haut.) Ottokar, ici, sans mon ordre !
OTTOKAR.

Ce n’est pas Votre Hautesse que je cherchais… c’est ma fille… Je suis revenu pour embrasser ma fille…

Il embrasse Fatime.

FATIME, bas.

Doucement, vous !

OTTOKAR, bas.

Puisque je suis ton père, censément !

SOLIMAN.

Eh ! bien, maintenant que tu as embrassé ta fille, va-t’en !

OTTOKAR.

M’en aller ?… (Fausse sortie.) Eh ! bien, non, je ne m’en irai pas, je suis jaloux !

SOLIMAN.

Jaloux ?

OTTOKAR.

La jalousie paternelle… vous n’avez pas eu de fille, sire !

SOLIMAN.

Je n’ai eu qu’un neveu !

OTTOKAR.

Ce n’est pas la même chose !… Alors vous ne savez pas… vous ne pouvez pas savoir !… On a mis tout son cœur sur ces jeunes têtes blondes… (Il prend Fatime dans ses bras.) tout son espoir, toute sa tendresse…

FATIME, bas.

Doucement !

OTTOKAR, bas.

Puisque je suis ton père !

FATIME, bas.
C’est égal, vous abusez !
OTTOKAR.

Je continue… On a mis tout ce que je vous ai dit, sur ce que je vous ai dit, et alors il vient un homme !…

SOLIMAN.

Le gendre !

OTTOKAR.

Oui, le gendre, qui vous prend votre fille… la chair de votre chair… le sang de votre sang… Ah ! tenez, sire ! je regrette que vous n’ayez pas eu de fille… vous me comprendriez !

SOLIMAN.

Eh ! bien, je te comprends, Ottokar ! Je t’ai compris ! Je respecte ta douleur !

OTTOKAR.

Très-bien !

SOLIMAN.

Mais attends donc !… on a rencontré, sur son chemin, une jeune fille qui réalise le type rêvé… on a mis tout son cœur sur cette jeune tête blonde ! tout son espoir… toute sa tendresse !…

FATIME.

Doucement, vous aussi !

SOLIMAN.

Puisque je suis ton mari !… Je continue : on a mis tout ce que nous avons dit, n’est-ce pas, sur ce que nous avons dit, et alors il vient un homme…

OTTOKAR.

Le beau-père !

SOLIMAN.

Oui, le beau-père… qui vous refuse votre femme… et qui vous pleurniche dans le sein, sous prétexte de jalousie paternelle !…

OTTOKAR.
Pleure… pas pleurniche !
SOLIMAN.

Je continue ! Alors, si on n’est qu’un simple gendre de rien du tout… on a des égards pour ce beau-père…

OTTOKAR.

Et si on est un gendre de la haute ?

SOLIMAN.

On n’a pas d’égards, alors, et on dit à ce beau-père : Est-ce que tu ne vas pas nous faire le plaisir de t’en aller ?

OTTOKAR, reculant, puis revenant embrasser Fatime.

Je m’en vais !… Adieu, mon enfant ! mon ange ! ma colombe !…

FATIME.

Encore !

OTTOKAR.

Puisque je suis ton père !

SOLIMAN.

Est-il tendre ce père !… mais est-il assommant aussi !


Scène VII

OTTOKAR, SOLIMAN, FATIME, ACHMED.
ACHMED, entrant vivement.

Ma sœur !…

SOLIMAN.

Allons, bon, le frère maintenant !

ACHMED.

Ah ! ma chère sœur !

Il l’embrasse.
FATIME, se laissant faire.

Mon cher frère !

OTTOKAR et SOLIMAN, les retenant.

Doucernent !

ACHMED.

Puisque je suis son frère !

OTTOKAR, à part.

Oui, son frère… comme je suis son père !…

SOLIMAN, à lui-même.

Aussi tendre que le beau-père… mais pas moins assommant !

QUARTETTO.
ACHMED.
––––––Trésor de grâce et de douceur,
––––––Attalide est ma sœur chérie !
––––––C’est un frère qui vous en prie,
––––––Souffrez que j’embrasse ma sœur !
SOLIMAN.
––––––Embrassez-vous, mais faisons vite !
OTTOKAR.
––Ô ma fille !
ACHMED.
––Ô ma fille ! Ô ma sœur !
FATIME.
––Ô ma fille ! Ô ma sœur ! Ô mon frère !
SOLIMAN.
––Ô ma fille ! Ô ma sœur ! Ô mon frère ! Voyons !
––Abrégeons, s’il vous plaît, cette double visite !
––––––Assez, et trop d’effusions !
FATIME.
––––––Vous voyez si je lui suis chère,
––––––À mon tour, noble Soliman,
––––––Souffrez que j’embrasse mon frère !
OTTOKAR, à part.
––––––Il abuse, le garnement !
SOLIMAN.
––––––Le beau-frère après le beau-père !
FATIME.
––––––Et que diriez-vous donc vraiment,
––––––Si nous avions, pour complément,
––––––Amené votre belle-mère ?…
ENSEMBLE.
SOLIMAN.
Maudite la famille,
Maudite famille,
Où père, fils et fille
S’aiment de tant d’amour !
––La famille,
Où l’on ne vit que pour
S’embrasser tour à tour !
Quand d’être seul je grille,
Au diantre la famille !
LES TROIS AUTRES.
Heureuse la famille,
––La tendre famille,
Où père, fils et fille
Sont unis par l’amour !
––La famille,
Où l’on ne vit que pour
S’embrasser tout le jour !
Quand la concorde y brille,
Heureuse la famille !
OTTOKAR.
––––––Ma fille encore !
FATIME.
––––––Ma fille encore ! Vieux farceur !
ACHMED.
––––––Ma sœur encore !
FATIME.
––––––Ma sœur encore ! Avec bonheur !
––––––À part lui le pacha sourcille !
OTTOKAR.
––––––J’ai besoin d’embrasser ma fille !
ACHMED.
––––––J’ai besoin d’embrasser ma sœur !
SOLIMAN.
––––––––––Quelle famille !
––––––Mais vous voilà tous satisfaits,
––––––À mon tour c’est moi qui réclame,
––––––Fichez-moi, tous les deux, la paix !
––––––J’ai besoin d’embrasser ma femme !
OTTOKAR.
––Moi, ma fille !
ACHMED.
––Moi, ma fille ! Moi, ma sœur !
SOLIMAN.
––Moi, ma fille ! Moi, ma sœur ! Moi, ma femme !
FATIME.
––Moi, ma fille ! Moi, ma sœur ! Moi, ma femme ! Assez !
––––––––––––Cessez !
––––––––––––Et dame !
––––––Moi, je commence à me lasser
––––––De cette rage d’embrasser !
SOLIMAN.
––––––Quelle engeance et quel cauchemar !
––On s’embrasse trop dans la famille Ottokar !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.

Scène VIII

Les Mêmes, HUZKA.
SOLIMAN.

Allons, bon ! la belle-mère ! non ! c’est Huzka ! tu n’es pas de la famille, toi ?…

HUZKA.

Non, Votre Hautesse, mais je suis maître des cérémonies, en même temps que colonel des janissaires, et, comme maître des cérémonies, je viens vous annoncer…

SOLIMAN.

Les Kabyles ?… Qu’ils viennent donc… mais qu’ils viennent !

Il va à son trône, Achmed et Ottokar s’asseyent aussi.
FATIME.

Les Kabyles ?… Pourvu qu’ils ne me reconnaissent pas !

HUZKA, après un temps.

Eh ! bien ?… Qu’est-ce que vous attendez là ?

SOLIMAN.

Nous attendons les Kabyles !

HUZKA.

Il ne s’agit pas des Kabyles ! Je viens vous annoncer que c’est l’heure…

SOLIMAN.

Quelle heure ?

HUZKA.

L’heure du divan ! Il faut que vous vous rendiez au divan !

OTTOKAR.

Il a raison ! Vos ministres ne peuvent tenir conseil sans vous.

ACHMED.

Présence indispensable.

SOLIMAN.

Ah ! bien ! pour ce que j’y fais, au divan !

FATIME.

Dame ! ce que vous y faites, vous présidez ?

SOLIMAN.

Je dors, je dors tout le temps !

FATIME.

Eh ! bien, allez !… ce temps-là passera vite.

SOLIMAN.
C’est qu’aujourd’hui… aujourd’hui précisément, je n’ai aucune envie de dormir, au contraire !
OTTOKAR, à part.

Décidément, il est très-allumé !

ACHMED.

Cependant, sire…

OTTOKAR.

De graves questions sont à l’ordre du jour…

ACHMED.

Et puisque vous prévoyez que vous ne dormirez pas aujourd’hui…

OTTOKAR.

C’est le cas de les mettre sur le tapis ! allons !

ACHMED.

Voyons !…

FATIME.

Allons… voyons, soyez raisonnable… Et allez un peu au divan !

SOLIMAN.

Elle me domine ! Je suis dominé ! mais non ! ne me renvoie pas…

OTTOKAR.

Il n’y ira pas !

HUZKA, froidement.

Eh ! bien, vrai, je vous admire !

OTTOKAR.

Pourquoi ?

HUZKA.

Parce que vous ne savez pas prendre Sa Hautesse !

OTTOKAR.

Comment donc faut-il la prendre ?

HUZKA.

Comme ceci !

Il saisit brutalement Soliman.
SOLIMAN.

Aïe !

HUZKA, brutalement.

Voulez-vous bien venir au divan, vous !

SOLIMAN, très-doux.

Huzka, mon ami, j’y vais ! Le temps de dire deux mots à ma femme !…

HUZKA, OTTOKAR et ACHMED, brutalement.

Voulez-vous venir au divan !

FATIME.

Ah ! mais c’est le divan… renversé ! Vous souffrez qu’un de vos sujets…

HUZKA.

Je ne suis pas un sujet !

SOLIMAN.

Huzka n’est pas un sujet !

ACHMED.

Il est colonel des janissaires.

OTTOKAR.

Et les janissaires prennent avec les pachas quelques petites privautés…

HUZKA.

Petites et grandes…

SOLIMAN.

Les grandes sont de nous supprimer… quand nous ne leur allons plus !

FATIME.

Oh ! l’abominable institution !

OTTOKAR.

Peuh !… quand c’est dans les traditions d’un peuple !

ACHMED.
Il faut se dire qu’il n’y a pas de roses sans épines.
SOLIMAN.

Sans ça, pardi ! ce serait trop beau la position de pacha ! ça serait trop beau, s’il n’y avait pas Al-ca-za-ra.

FATIME.

Qu’est-ce que c’est que ça, Alcazara ?

HUZKA.

Eh ! bien, c’est une petite forteresse, à quelques milles en mer, où nous expédions nos pachas démissionnaires.

OTTOKAR.

Un excellent air…

ACHMED.

Une nourriture fortifiante…

SOLIMAN.

Le piquet… Le bezigue… Le wisth…

HUZKA.

Et pas de femmes !… On vit très-vieux à Al-ca-za-ra !

SOLIMAN.

Oui, mais pas de femmes !… J’aime mieux céder tout de suite, et aller expédier les questions qui sont sur le tapis ! et je vais les expédier, je ne vous dis que ça !…

ENSEMBLE.
–––––––––––Au divan,
–––––––––––Soliman !
–––––––––––Le divan
–––––––––––Est, en somme,
––––––––––Pour faire un somme
––––––––––Un lieu charmant !
–––––––––––Au divan,
–––––––––––Soliman !
SOLIMAN.
––––––Vexations du rang suprême
––––––Que j’héritai de mon aïeul,
––––––Avec la sultane que j’aime
––––––J’eusse tant aimé rester seul !
ACHMED.
––––––Cédez, vous n’êtes pas le maître !
OTTOKAR et HUZKA.
––––––Le conseil ne peut se remettre.
FATIME.
––––––Allez donc, puisqu’il vous faut être
––––––Docile comme un épagneul !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
–––––––––––Au divan,
–––––––––––Soliman !
––––––––––––––––––Etc.

Sortie.


Scène IX

ACHMED, FATIME.
ACHMED.

Enfin, nous voilà seuls !

FATIME.

Oui, nous voilà seuls… cette fois, c’est nous deux… et cette fois, je l’aime mieux !

ACHMED.

Vraiment ?

FATIME.

Oui ! j’avais des illusions sur les pachas… les splendeurs du trône… le pouvoir absolu… et je dégringole de déception en déception ! Il ne faut pas voir ça de trop près !

ACHMED.
Alors, tu as regret de ton ambition ?
FATIME.

Ça vient, le regret, mais sois tranquille… quand ça sera tout à fait venu…

ACHMED.

Qu’est-ce que tu feras ?

FATIME.

Eh ! bien, je dirai tout à Soliman.

ACHMED.

Sapristi ! Mais sais-tu ce qu’il fera, Soliman ?

FATIME.

Non !

ACHMED.

Il nous enverra le lacet, à tous les trois ! Le fameux lacet !…

FATIME.

Couïc !

ACHMED.

Oui ! c’est vrai que nous aurions une ressource ! Nous ferions comme papa : il en a déjà reçu, des lacets de Soliman, papa ! seulement il les donne à son tapissier, qui en fait des cordons de sonnette !

FATIME.

Ah ! bien ! s’il les donne à son tapissier, là n’est pas le danger !

ACHMED.

Non ! Le danger, c’est les deux mots qu’il veut dire à sa femme !… car il a deux mots à te dire…

FATIME.

Eh ! bien ?

ACHMED.
Eh ! bien, je ne veux pas qu’il te les dise, ces deux mots !
FATIME.

Pourquoi ? Tu es donc jaloux aussi ?…

ACHMED.

Oui, je suis jaloux !… oui, je suis jaloux ! Et si tu crois que c’est comme un frère que je t’embrassais tout à l’heure ?

FATIME.

Ça n’était pas comme un frère ?

ACHMED.

C’était comme un amoureux !… un amoureux fou !…


Scène X

Les Mêmes, SÉLIM et ATTALIDE.

Sélim parait conduisant Attalide.

FATIME.

Prends garde ! On vient !

SÉLIM.

N’ayez pas peur ! C’est nous !

ACHMED.

Ma sœur !… ici ! dans le harem ! Par quel piège ? ou par quelle contrainte ?…

SÉLIM.

Eh ! mais, ne le devines-tu pas ?

COUPLETS.
I
––––––Pour préserver mon Attalide
––––––Du danger que notre amour fuit,
––––––Vers ce palais si je la guide,
––––––C’est la raison qui m’y conduit !
––––––Car ce harem, où, par prudence,
––––––Je viens cacher sa pureté,
––––C’est bien l’asile où sa chère innocence
––––Devait trouver le plus de sûreté !
II
––––––Et combien d’autres, avant elle,
––––––Qui prévoyaient un autre accueil,
––––––Avec des émois de gazelle,
––––––Ont tour à tour franchi ce seuil !
––––––Vaine terreur, folle espérance !
––––––Car ce harem tant redouté,
––––C’est bien l’asile où la tendre innocence
––––Trouve toujours le plus de sûreté !
ACHMED.
––––Mais le pacha va la voir !
SÉLIM.
––––Mais le pacha va la voir ! Et qu’importe !
––––––Le pacha, que l’amour transporte
––––––Pour la beauté qui l’enjôla,
––––––Ne peut soupçonner sa présence
––––––Parmi tant de femmes qu’il a.
FATIME.
––––––S’il faut d’ailleurs veiller à sa défense…
SÉLIM.
––––Nous sommes deux !
FATIME.
––––Nous sommes deux ! Trois !
ATTALIDE.
––––Nous sommes deux ! Trois ! Quatre !
SÉLIM.
––––Nous sommes deux ! Trois ! Quatre ! Oui, par Allah !
––––––C’est bien quatre que nous voilà !
ENSEMBLE.
––––––––––Nous sommes quatre,
––––––Unis contre un commun danger,
––––––––––Et pour combattre,
––––––––––Et nous venger,
––––––Et pour nous aimer comme quatre,
––––––––––Nous sommes quatre !
ATTALIDE.
––––––Il fait bon déjà d’être deux,
––––––––––Alors qu’on s’aime,
––––––Mais trois est un nombre fâcheux
––––––––––Pour le troisième !
––––––Vienne au contraire un quatrième.
––––––––––Tout est au mieux !
––––––Pour les amours mystérieux,
––––––Quatre est le chiffre aimé des dieux !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
––––––––––Nous sommes quatre,
––––––––––––––Etc.

Scène XI

Les Mêmes, OTTOKAR, puis BUZKA.
OTTOKAR, entrant, à la cantonade.

Tenez-le bien ! Ne le lâchez pas !

FATIME, ATTALIDE et ACHMED.

Papa !

SÉLIM.

Le grand vizir !

OTTOKAR, au public.

Je l’ai flanqué de deux janissaires qui le tiennent chacun par un bras, et, de l’autre, il signe un tas de décrets !… Mais, mille millions de carabines ! qu’est-ce que je vois là ?

SÉLIM.

Je vais vous dire…

OTTOKAR.
Ah ! mon prince !… Quel tissu d’imprudences ! quel tissu ! Et vous croyez que je permettrai… ?
SÉLIM.

Nous croyons !

FATIME.

Il faudra bien permettre ce que vous ne pourrez empêcher !

OTTOKAR.

Veux-tu te taire, toi, d’abord !

FATIME.

Non, je ne me tairai pas ! Suis-je votre esclave, seigneur, ou votre souveraine, vermisseau ?

OTTOKAR.

Tu es ma souveraine, je le reconnais !… Mais Achmed est mon fils !… Attalide est ma fille !… Et je vais, pour m’assurer leur obéissance, enfermer l’une dans sa chambre, et embarquer l’autre sur un bâtiment !

SÉLIM.

Vous ne ferez pas ça !

OTTOKAR.

Vous allez voir !

ATTALIDE.

Non !

OTTOKAR.

Si !

ACHMED.

Non !

OTTOKAR.

Si !

FATIME.

Eh ! bien, c’est bien ! je dirai tout au pacha !

OTTOKAR.
Quoi ?… tout ?…
FATIME.

Tout ! Depuis notre petite supercherie où vous avez votre part de complicité, la complicité du silence…

OTTOKAR.

Plus bas, imprudente ! plus bas !…

FATIME.

… Jusqu’au petit soufflet que vous vous êtes attiré…

OTTOKAR.

Plus bas !… Il est inutile de me rappeler toujours…

FATIME.

Eh ! bien, soyez donc gentil… une fois !

SÉLIM.

Ayez un bon mouvement !

FATIME.

Et je vous aimerai, nà !

OTTOKAR.

Elle m’aimera, nà !… mais, mes enfants, si je m’attendrissais… si j’avais la démence de m’attendrir… Soliman… vous oubliez Soliman !… Qu’est-ce que nous allons faire de Soliman ?

SÉLIM.

C’est votre affaire… Cherchez !

OTTOKAR.

Je cherche… Ah !

TOUS.

Quoi ?

OTTOKAR.

Je tiens un moyen… mais il est mauvais !

HUZKA, entré depuis un moment et qui écoutait.
J’en tiens un autre, et il est bon !
TOUS.

Huzka !

OTTOKAR.

Nous sommes perdus !

HUZKA.

Non.

FATIME.

Vous avez entendu ?

HUZKA.

Oui.

SÉLIM.

Vous nous trahirez ?

HUZKA.

Non.

ACHMED.

Vous nous serviriez plutôt ?

HUZKA.

Oui.

ATTALIDE.

Et vous tenez un moyen !…

HUZKA.

Sûr ! terrible ! mais sûr !

OTTOKAR.

Dites vite, mon cher Huzka !

HUZKA.

À vous seul… et dans l’oreille encore !…

Il lui parle à l’oreille.

OTTOKAR.
Ah ! bien ! Vous faisiez des manières !…
SÉLIM.

Ça peut se dire tout haut ?

OTTOKAR.

À demi-voix, au moins !… Mais vos janissaires ?

ATTALIDE.

Je devine.

ACHMED.

Ils marcheraient ?

HUZKA.

Comme un seul homme.

SÉLIM.

Je tremble de comprendre !

OTTOKAR.

Vous avez compris.

FATIME.

Le pacha ?

HUZKA.

Houste !

FATIME.

Quelle horreur !

OTTOKAR.

Peuh !… affaire de tradition !

ACHMED.

Dix ans de pouvoir…

ATTALIDE.

C’est beaucoup !

HUZKA.

C’est trop !

OTTOKAR.
C’est d’un mauvais exemple !
SÉLIM.

Mon pauvre oncle !

ACHMED.

Allons-y gaiement !

OTTOKAR.

À vous le trône !

HUZKA.

À nous le pouvoir !

ATTALIDE.

À moi ton cœur !

ACHMED.

À moi Fatime !

OTIOKAR.

L’occasion…

HUZKA.

Nous sourit !

ATTALIDE.

Cette fête…

ACHMED.

Cache nos projets !

FATIME.

Son amour…

OTTOKAR.

Endort sa prudence !

HUZKA.

Les janissaires…

ACHMED.

M’attendent qu’un signal !

ATTALIDE.
Le peuple…
OTTOKAR.

Applaudira !

HUZKA.

Et ce soir…

ACHMED.

À neuf heures…

HUZKA.

Dans le kiosque des noces…

FATIME.

Préparé pour l’amour…

ATTALIDE.

Les conjurés…

HUZKA.

Surgissant…

ACHMED.

À l’improviste…

TOUS.

Houste !

SÉLIM.

Mon pauvre oncle !

HUZKA.

Allons donc !… un petit voyage de santé…

OTTOKAR.

Déplacement et villégiature…

ACHMED.

Aux bains de mer d’Al-ca-za-ra !

TOUS.
Chut !
SEXTUOR.
HUZKA.
––C’est promis !
SÉLIM.
––C’est promis ! C’est conclu !
ATTALIDE.
––C’est promis ! C’est conclu ! C’est juré !
OTTOKAR.
––C’est promis ! C’est conclu ! C’est juré C’est ourdi !
TOUS.
––––––Et lâche soit qui s’en dédit !
FATIME.
––––––Mais tout complot veut du mystère !
SÉLIM.
––––––Amis, ne nous trahissons pas…
TOUS.
––––––Sachons agir, sachons nous taire,
––Étouffons, étouffons jusqu’au bruit de nos pas !
HUZKA.
––Et ce soir, au milieu de cette fête folle,
––––––Comme un tam-tam, éclatera
––––––––––La barcarolle
––––––––––D’Al-ca-za-ra !
FATIME.
––––––Comment ? quelle barcarolle ?
OTTOKAR.
––––––––Une chanson ad hoc,
––––––––Une façon de farandole,
––––––Le chant du départ du Maroc !
TOUS.
–––––––––––Du Maroc !
BARCAROLLE.
HUZKA.
I
––––––Vois-tu là-bas ce fier récif,
––––––Où, sombre, Al-ca-za-ra se dresse,
––––––Ainsi qu’un nid d’aigle pensif,
––––––Que la vague amère caresse ?
––––––Là nos anciennes majestés,
––––––Sous la garde d’un vieux derviche.
––––––Dans un wisth à deux sous la fiche,
––––––Délassent leurs captivités !
–––––––Nage, nage, ô bon pilote,
–––––––Nage vers Al-ca-za-ra !
–––––––Ta blanche voile qui flotte
–––––––Au gré du vent s’enflera !
–––––––––Saute, pacha, saute
–––––––––Tradéridéra
–––––––––Hip ! hip ! hip ! hurra !
II
––––––Vois-tu, pareille à l’alcyon,
––––––Avec un roulis de sultane,
––––––Sur le flot traçant son sillon,
––––––Glisser au loin cette tartane ?
––––––Là, traîné par ses ravisseurs,
––––––Reconnais Soliman lui-même,
––––––Qui s’en va faire un quatrième
––––––Au wisth de ses prédécesseurs !
–––––––Nage, ô bon pilote,
––––––––––––––Etc.
TOUS.
––––––Et gai, gai ! dansons la Marocaine,
––––––Du plaisir agitons les grelots.
–––––Gai, sautons à la mode africaine,
–––––Rien de mieux pour masquer nos complots.

Scène XII

Les Mêmes, SOLIMAN, puis successivement, Les Janissaires, Les Sultanes, et l’Ambassade Kabyle avec TAMARJIN.
SOLIMAN, entrant.
––––––Mon cœur brûlé de mille flammes
––––––Va de l’amour goûter les fruits !
FATIME, l’apercevant.
––Le pacha !…
OTTOKAR.
––Le pacha !… Nos gaîtés lui cacheront nos trames !
HUZKA.
––Dansons toujours !
SOLIMAN.
––Dansons toujours ! On danse ! or çà, j’en suis ! j’en suis !
TOUS.
Gai, dansons…
–––Etc…
SOLIMAN.
Gai, dansons…
–––Etc…
ENSEMBLE.
––––––Le cancan n’offusque que les sots !

La danse est interrompue par trois coups de canon.

SOLIMAN.

Trois heures !

OTTOKAR.

Non ! c’est le canon !

LES FEMMES.

Le canon ?

HUZKA.

Vous avez reconnu ça tout de suite.

OTTOKAR.

L’habitude !… la grande habitude !

HUZKA.

Trois coups, c’est une ambassade.

SOLIMAN.

Une ambassade ?… les Kabyles !

TOUS.

Les Kabyles !

Ils remontent, Huzka sort au fond.

SOLIMAN.

À moi, mon grand costume des grands galas ! (Quatre sultanes lui apportent son sabre, son turban, son burnous. — À Ottokar.) Pour la dernière fois, Ottokar… je peux avoir des exigences ?

OTTOKAR.

Vous pouvez !

SOLIMAN.

Eh ! bien, tu vas voir un pacha qui a des exigences !…

HUZKA, rentrant.

C’est bien les Kabyles !… Et, à leur tête, le général Tamarjin !

FATIME, à part.

Mon père !

OTTOKAR, à part.

Son père !

SOLIMAN.

Pour les recevoir dignement, fais avancer tes janissaires.

Il monte sur son trône, entouré de tous les personnages.

HUZKA, va prendre le commandement des janissaires, qui défilent.
CHŒUR DES JANISSAIRES.
––––––C’est nous les plus grands militaires,
––––––Et les plus beaux qu’on vit jamais !
––––––Tout cède devant les plumets
––––––––––Des janissaires !

Ils se rangent à droite, au-dessus du trône. Les sultanes entrent en scène et se placent à l’extrême gauche. Puis Huzka remonte au fond à droite, et fait avancer l’ambassade composée d’enfants, d’âges et de tailles gradués, avec des instruments. Suivent des femmes kabyles portant des coffres à bijoux. Enfin Tamarjin suivi de lieutenants et de porte-étendards.

ENSEMBLE.
TAMARJIN et LES AMBASSADEURS.
TOUS LES AUTRES.
Pour vous offrir des caisses, Pour nous… etc…
––––––––––Pleines d’espèces,
––––––––––Et de pièces.
––––––––Dépouillant
nos bivacs,
leurs
Nous avons dans ces caisses, Ils ont mis dans ces caisses,
––––––––––Petites caisses,
––––––––––Grosses caisses,
Mis notre or à pleins sacs ! Tout leur or à pleins sacs !
TAMARJIN.
––Foudre de Mahomet !… Soleil de l’Orient !…
SOLIMAN.
––––––––Passons ! De voir vos piastres
––––––––Je suis impatient !
TAMARJIN.
––––––––Pour de si grands désastres
––––––––Vous serez indulgent !
SOLIMAN.
––Bavard ! assez causé, montrez d’abord l’argent !
LE CHŒUR.
––––––––––Montrez l’argent !
REPRISE DU CHŒUR.
––––––––Pour
vous offrir des caisses…
nous
––––––––––––––Etc…

Pendant le chœur, le pacha et les principaux personnages descendent à l’avant-scène.

TAMARJIN, tirant un diadème, d’un des coffrets.
––Sire, ce n’est pas tout, j’ai distrait de ce coffre
––––––––Un diadème d’un grand prix :
––À la sultane, dont votre cœur est épris,
––––––––Permettez que je l’offre !
SOLIMAN.
––––––––Offrez donc !
FATIME, se détournant.
––––––––Offrez donc ! Ciel !
TAMARJIN, étonné.
––––––––Offrez donc ! Ciel ! Eh ! bien ?
SOLIMAN.
––––––Voyons, bichette, es-tu bébête !
––––––Fais au monsieur une risette !
TOUS, successivement.
––––––Une risette !… une risette !…
––––––Rien ! rien ! rien ! rien !
SOLIMAN, à Tamarjin.
––Attendez !…

Il le met à droite de Fatime, passe de l’autre côté et lui fait :

––Attendez !… Coucou !…
FATIME, se détournant vivement.
––Attendez !… Coucou !… Ciel !…
TAMARJIN.
––Attendez !… Coucou !… Ciel !… Elle !…
FATIME.
––Attendez !… Coucou !… Ciel !… Elle !… Papa !
TAVARJIN.
––Attendez !… Coucou !… Ciel !… Elle !… Papa ! Ma fille !
SOLIMAN.
––––––––––Sa fille ?… son papa ?…
––––––––––On me trompa ?
––––––––––Quelle famille !
SOLIMAN, parlé, à Tamarjin.

C’était votre fille ?

TAMARJIN.

Mais, j’aime à le croire !

SOLIMAN, à Ottokar.

Eh ! bien, et toi ? Qu’est-ce que tu me disais ?

OTTOKAR.

Dame ! Dans le Sahara ! c’est si loin ! On peut s’y tromper !

SOLIMAN.

Roulé ! J’ai été roulé !

ENSEMBLE.
TOUS.
––––––––Ô surprise, ô terreur !
––––––––C’est l’éclair ! c’est la foudre !
––––––––Prosternés dans la poudre,
––––––––Redoutez ma fureur !
––––––––Redoutez sa
SOLIMAN, parlé.

Holà ! Huzka ! mes janissaires ! Qu’on me flanque en prison la favorite !… avec son père !… avec ses deux pères !… avec tous les pères qu’elle peut avoir !

HUZKA, chant.
––––––Quoi ! vous voulez ?
SOLIMAN.
––––––Quoi ! vous voulez ? Je fais justice !
OTTOKAR.
––––––––––Me coffrer, moi ?…
HUZKA.
––––––––––C’est notre office !
FATIME.
––––––Fatal moment ! Cruel émoi !
OTTOKAR et TAMARJIN.
–––––––––––Fille chère,
–––––––––––Près d’un père,
–––––––––––Ne crains guère
–––––––––––Ce tyran !
–––––––––––L’heure est grave,
–––––––––––Bien qu’esclave,
–––––––––––Je te brave,
–––––––––––Soliman !
HUZKA.
––––––Partons ! allons, car c’est l’instant,
––––––Au noir cachot qui vous attend !
SOLIMAN.

Empoignez-les !

FATIME.
––––––Eh ! bien, allons ! mais, vieux satrape.
––––––Rappelle-toi qu’il est écrit :
––––––« Par la prison celui qui frappe »
––––––« Par la prison un jour périt ! »
COUPLET.
––––––Vois-tu, dans tes nuits sans sommeil,
––––––Passer la vision fatale ?
––––––Entends-tu, hâtant ton réveil,
––––––Mugir la terrible rafale ?
––––––La vie est changeante en son cours,
––––––Et, prêts pour le petit voyage,
––––––La tartane danse au rivage,
––––––Et le flot clapote toujours !
–––––––––––Nage, nage…
––––––––––––––Etc.
TOUS, reprenant.
––––––Et gai, gai, dansons la Marocaine.
––––––––––––––Etc.

Arrestation. — Danse.