La Marquise d’O…/6

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Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 119-137).
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CHAPITRE VI.

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Peu après ces événemens, le commandant reçut, en confirmation de l’article du journal, une lettre de la marquise dans laquelle elle lui demandait, de la manière la plus touchante et la plus respectueuse, de vouloir bien, puisqu’il lui avait défendu de reparaître chez lui, envoyer à V… celui qui se présenterait dans la matinée du 3 pour elle. Madame de Géri était présente lorsque le commandant reçut cette lettre. Elle lut bientôt sur sa physionomie l’irrésolution qui agitait son esprit. Quel motif aurait pu avoir la dissimulation de la marquise, puisqu’elle n’implorait point de pardon ? Enhardie par cette apparence, madame de Géri mit en avant un plan qu’elle avait depuis long-temps formé toute seule.

« J’ai une idée, dit-elle, tandis que le commandant fixait encore sur le papier un regard sans expression. Si vous vouliez me permettre de me rendre pour un ou deux jours à V… je saurai forcer la marquise à tout m’avouer, lors même qu’elle connaîtrait déjà celui qui a répondu à son avis comme un inconnu, et qu’elle fût la plus astucieuse des femmes. »

Le commandant, froissant la lettre entre ses mains, lui répondit avec la plus vive émotion : « Vous savez que je ne veux plus rien avoir de commun avec elle, et je vous défends de la revoir. » Puis ramassant les morceaux de la lettre, il les cacheta dans un papier, qu’il adressa à la marquise et remit au messager pour toute réponse. Madame de Géri, indignée de cet amour-propre intraitable qui rejetait toute explication, résolut d’accomplir son projet malgré lui. Elle prit avec elle un chasseur du commandant, et partit le lendemain matin pour V… À son arrivée devant la porte, le portier lui dit que personne ne pouvait entrer vers la marquise.

« Je dois être exceptée de cette mesure, répondit madame de Géri. Allez, et dites-lui que madame la commandante de Géri demande à lui parler.

— Ce serait inutile ; madame la marquise a déclaré qu’elle ne voulait recevoir qui que ce fût.

— Je suis sûre qu’elle ne refusera pas de me voir, reprit madame de Géri ; je suis sa mère. Allez, ne tardez pas plus long-temps à remplir mon message. »

À peine le portier était-il entré dans la maison pour faire cette commission, qu’il pensait fort inutile, que l’on vit la marquise en sortir, accourir vers la porte, et s’agenouiller devant la voiture de la commandante. Madame de Géri descendit avec l’assistance de son chasseur, et releva la marquise, non sans quelque émotion. La marquise, dominée par la force de ses sentimens, serra violemment sa main, et la conduisit dans sa chambre, tandis que des larmes coulaient le long de ses joues.

« Mon excellente mère, s’écria-t-elle, après l’avoir fait asseoir sur un sopha, pendant que, debout devant elle, elle passait ses mains sur ses yeux pour cacher ses pleurs ; à quel heureux hasard dois-je une visite qui m’est si précieuse ?

— Je viens, dit madame de Géri en serrant tendrement sa fille entre ses bras, te demander pardon de la dureté avec laquelle tu as été chassée de la maison paternelle.

— Pardon ! » reprit la marquise ; et elle voulut lui baiser les mains ; mais sa mère les retira, et continua :

« Car, non-seulement l’avis que tu as fait insérer dans les papiers publics, et la réponse qu’on a y faite, nous ont persuadés de ton innocence, mais encore, je dois te l’avouer, à notre grand étonnement, celui-là même qui est l’auteur de cette réponse s’est présenté hier chez nous.

— Qui ? s’écria la marquise en s’asseyant auprès de sa mère ; qui donc s’est présenté ? » et l’attente la plus anxieuse se peignait sur tous ses traits.

« Celui qui est l’auteur de cette réponse, celui à qui s’adressait ton avis.

— Eh bien ! dit la marquise, dont la poitrine se soulevant avec force trahissait l’émotion ; quel est-il ? encore une fois, quel est-il ?

— Je te le laisse à deviner. Pense donc qu’hier, pendant que nous prenions le thé, je lisais justement le journal, un homme qui nous était bien connu se précipite dans la chambre avec les signes du plus violent désespoir, et vient se jeter à nos pieds. Ne sachant que penser de cela, nous l’engageons à parler. Alors il nous dit que sa conscience ne lui laissait plus de repos ; qu’il était l’infâme qui avait trompé madame la marquise ; qu’il savait bien comment on jugerait sa faute, et quelle vengeance on en tirerait, mais qu’il venait lui-même s’offrir en sacrifice.

— Mais qui ? qui ? qui ? s’écria la marquise.

— Comme je te l’ai dit, un jeune homme bien élevé, que nous n’aurions jamais cru capable d’une pareille perfidie. Mais ne t’effraieras-tu point, ma fille, en apprenant qu’il est de la classe la plus basse, et qu’il est dépourvu de toutes les qualités qu’on aurait pensé devoir être l’apanage de ton époux ?

— Qu’importe ! ma mère ; il n’est pas tout-à-fait indigne, puisqu’il est allé se jeter à vos pieds avant de venir se jeter aux miens. Mais qui est-il ? dites-le moi, qui ?

— Eh bien ! reprit sa mère, c’est Léopardo, le chasseur que ton père fit venir tout jeune du Tyrol. Je l’ai amené pour te le présenter comme ton fiancé, si tu le reconnais.

— Léopardo le chasseur ! s’écria la marquise, en se frappant le front avec désespoir.

— Eh bien ! qu’est-ce qui t’effraie ? as-tu quelque raison d’en douter ?

— Comment ? où ? quand ? demanda la marquise interdite.

— Il ne l’avouera qu’à toi seule. La honte et l’amour l’empêchent de confier cela à nul autre. Mais si tu veux ouvrir la porte de l’antichambre, où il est dans l’attente et l’inquiétude, je m’éloignerai, afin que tu puisses percer ce mystère.

— Mon Dieu ! s’écria la marquise ; un jour, pendant la chaleur brûlante du soleil de midi, je m’étais endormie, et en m’éveillant je le vis se lever de dessus le canapé. » Et en même temps elle couvrit de ses deux mains sa figure couverte d’un vif incarnat. Mais sa mère, en entendant ces paroles, était tombée à genoux devant elle.

« Ô ma fille ! ô excellente fille ! » s’écria-t-elle, et elle la serra entre ses bras. « Et moi, indigne que je suis ! » puis elle se cacha dans son sein.

« Qu’avez-vous, ma mère ? demanda la marquise étonnée.

— Imagine-toi, ô toi qui es plus pure que les anges du ciel, que de tout ce que je t’ai dit il n’y a pas un mot de vrai ; que mon âme corrompue ne pouvait croire à tant d’innocence, et que j’ai inventé cette ruse pour m’en convaincre.

— Ma bonne mère ! » s’écria la marquise ; et, pleine d’une douce émotion, elle se baissa vers elle et voulut la relever ; mais elle s’y opposa.

« Non, je ne bouge pas de cette place avant que tu m’aies dit si tu me pardonnes mon indignité, ô toi qui es si pure, si angélique !

— Moi, vous pardonner ! ma mère, levez-vous, je vous en conjure !

— Tu entends, je veux savoir si tu pourras m’aimer et me respecter autant que jadis ?

— Ma digne mère, dit la marquise en se mettant aussi à genoux devant elle, le respect et l’amour ne sont jamais sortis de mon cœur. Qui pouvait me croire dans des circonstances si inouies ? combien je suis heureuse que vous soyez persuadée de mon innocence !

— Eh bien ! reprit madame de Géri en se relevant soutenue par sa fille, je veux te porter sur mes bras, ma tendre enfant ; tu feras tes couches chez moi, et si j’attendais de toi un jeune prince, je ne te traiterais pas avec plus de tendresse et d’honneur que tu le seras. Les jours de ma vie ne s’écouleront plus loin de toi ; je brave l’opinion du monde entier ; je ne veux pas d’autre honneur que ta honte, pourvu que tu veuilles encore m’aimer, et ne plus penser à la dureté avec laquelle je t’abandonnai. »

La marquise chercha à la consoler par ses caresses et ses sermens sans fin ; mais la soirée s’écoula et minuit sonna avant qu’elle réussît. Le lendemain, l’affliction de madame de Géri, qui, pendant la nuit, l’avait agitée comme une fièvre ardente, s’étant un peu calmée, la mère et la fille partirent comme en triomphe pour retourner à M…

Elles furent très-gaies durant le voyage, plaisantant sur Léopardo le chasseur, qui était assis devant sur le siége. Madame de Géri remarqua que sa fille rougissait chaque fois que ses yeux se fixaient sur lui. La marquise répondit en souriant et soupirant tout à la fois : « Qui sait qui nous apparaîtra enfin le 3 à onze heures du matin ? »

Plus on approchait de M…, plus les visages devenaient sérieux, par le pressentiment des scènes décisives qui allaient se passer. Madame de Géri, qui ne voulait pas communiquer son plan, conduisit sa fille dans son ancienne chambre dès qu’elles furent arrivées, et lui dit de se reposer, de ne pas s’inquiéter, et que bientôt elle allait revenir. Environ une heure plus tard, elle rentra, le visage fort animé.

« Non, s’écria-t-elle avec une joie qui se décelait malgré elle, non, il est impossible d’être plus incrédule. N’ai-je pas été obligée d’employer une heure entière pour le convaincre ? Mais à présent il pleure.

— Qui ? demanda la marquise.

— Lui, répondit sa mère : quel autre a plus de sujet de le faire ?

— Ce n’est pas mon père ? s’écria la marquise.

— C’est lui ; il pleure comme un enfant, et si je n’avais eu moi-même des larmes à essuyer, j’aurais ri en le laissant dans cet état.

— Et cela à cause de moi ? et je resterai ici… ? dit la marquise en se levant.

— Ne bouge pas de cette place, mon enfant. Pourquoi me dicta-t-il cette lettre ? Qu’il vienne te chercher s’il veut jamais me revoir ?

— Ma bonne mère !

— Sans pitié ! s’écria la commandante l’interrompant. Pourquoi prit-il un pistolet ?

— Mais je vous en conjure…

— Tu ne le dois pas, continua madame de Géri en faisant rasseoir sa fille, et s’il ne vient pas aujourd’hui, je pars demain avec toi. »

La marquise qualifia cette résolution de barbare et injuste. Mais sa mère repartit :

« Tranquillise-toi, car j’entends venir quelqu’un ; c’est lui, sans doute.

— Où ? demanda la marquise, en prêtant l’oreille ; est-ce lui qui là dehors frappe contre la porte ?

— Sans doute ; il veut que nous lui ouvrions.

— Laissez-moi ! s’écria la marquise en s’élançant de son siége.

— Juliette, si tu m’aimes, demeure, » répondit sa mère ; et au même instant le commandant entra, la figure cachée dans son mouchoir. Madame de Géri lui tournant le dos se plaça devant sa fille.

« Mon père ! s’écria la marquise en tendant les bras vers lui.

— Ne bouge pas de cette place, répéta sa mère ; tu m’entends ! »

Le commandant, debout au milieu de la chambre, versait d’abondantes larmes.

« Il faut qu’il implore son pardon, continua madame de Géri. Pourquoi est-il si vif ? pourquoi est-il si dur ? Je l’aime, mais je t’aime aussi ; je le respecte, mais je te respecte aussi. Et s’il faut prononcer entre vous deux, tu vaux mieux que lui, aussi je demeure avec toi. »

Le commandant, brisé par la douleur, poussait des sanglots et des gémissemens qui retentissaient dans la salle.

« Mais, mon Dieu !… s’écria la marquise, en résistant à sa mère et en prenant son mouchoir de poche pour essuyer ses larmes qui coulaient avec abondance.

— Il ne peut pas seulement parler, dit madame de Géri, il pleure. »

La marquise, s’élançant alors vers lui, l’embrassa, le supplia de se calmer. Elle pleurait elle-même. Elle voulait le faire asseoir, mais le commandant ne répondit rien ; il était immobile, restant debout ; il tenait ses regards honteux fixés sur le plancher.

« Mais il en deviendra malade, » dit la marquise, en se tournant vers sa mère.

Madame de Géri elle-même, voyant son état douloureux, sentait faiblir sa fermeté. Le commandant, cédant enfin aux instances de sa fille, s’assit à côté d’elle, et celle-ci, tombant à ses pieds, le combla de ses caresses. Alors madame de Géri reprenant la parole :

« C’est bien, dit-elle ; tout ce qui lui arrive, il l’a mérité ; maintenant il reviendra à la raison. » Et sortant de la chambre, elle les laissa seuls.

Sitôt qu’elle fut dehors, elle sécha ses larmes ; pensant aux dangereuses suites que pouvaient avoir pour le commandant d’aussi fortes émotions, elle résolut de faire appeler un médecin si cela devenait nécessaire, puis se rendant elle-même à la cuisine, elle fit préparer pour le souper tout ce qu’elle put imaginer de plus réconfortant et de plus adoucissant, fit chauffer son lit pour l’y faire mettre sitôt qu’elle le verrait paraître donnant la main à sa fille, et enfin, tout étant prêt, elle retourna dans l’appartement de la marquise voir ce qui s’y passait. En appliquant son oreille contre la porte, elle entendit un léger murmure, comme la douce voix de la marquise ; puis regardant par le trou de la serrure, elle vit sa fille assise sur les genoux du commandant qui la tenait serrée entre ses bras comme jamais de sa vie il ne l’avait fait. Elle ouvrit alors et entra le cœur plein de joie. Sa fille était à demi couchée, les yeux presque fermés, sur les genoux de son père qui la couvrait de ses baisers. Elle se taisait, lui aussi. Il la regardait avec l’amour d’un amant qui est auprès de son amie, et il ne se lassait pas de coller ses lèvres sur les siennes. Madame de Géri éprouva un bonheur céleste à ce spectacle ; invisible derrière le siége où ils étaient assis, elle tremblait de troubler cette félicité parfaite qui venait de nouveau habiter sa demeure. Elle s’approcha enfin tout doucement, et vint se mettre à côté de son mari, qui, tout occupé d’embrasser sa fille, ne s’aperçut pas d’abord qu’elle s’asseyait auprès de lui. Lorsque se retournant le commandant l’aperçut, ses yeux se baissèrent aussitôt, la honte couvrit son visage de rougeur. Mais voyant cela, madame de Géri s’écria :

« Que se passe-t-il donc ici ? » puis embrassant son mari, elle mit fin en plaisantant à cette scène touchante. Elle les conduisit à la table qu’on venait de servir pour le souper. Le commandant parut très gai, mais de temps en temps il pleurait, il mangeait peu, et ne parlait pas ; les yeux fixés sur son assiette, il jouait avec la main de sa fille.

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