La Marquise d’O…/7

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Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 138-151).
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CHAPITRE VII.

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Le jour suivant, dès le matin, la première question fut : « Qui pourra se présenter à onze heures ? » car c’était le fatal 3. Le père, la mère et le frère lui-même étaient d’accord pour le mariage, quelle que fût la personne, pourvu que son rang dans le monde ne fût pas tout-à-fait abject. Seulement il fallait tout faire pour rétablir la marquise dans une position heureuse et honorable. Si cependant l’individu, malgré tout ce qu’on pourrait faire pour lui, restait encore trop en arrière de la condition de la marquise, ses parens s’opposaient au mariage. Ils résolurent, dans ce dernier cas, de garder leur fille auprès d’eux et d’adopter l’enfant. La marquise, au contraire, était bien décidée à épouser l’homme qui se présenterait, quel qu’il serait, pourvu que ce ne fût pas un scélérat, et à procurer, quoi qu’il en coûtât, un père à son enfant. On agita ensuite la question de savoir comment on recevrait celui qui allait se présenter. Le commandant pensa qu’il convenait beaucoup que la marquise demeurât seule pour le recevoir ; la marquise s’y opposa : elle voulait que ses parens et son frère fussent présens à l’entretien, parce qu’elle ne voulait avoir aucun mystère à partager avec cette personne. Elle pensait d’ailleurs que c’était aussi là le désir de l’auteur de la réponse, qui avait assigné la maison du commandant comme lieu du rendez-vous, circonstance qui lui avait plu dans cette annonce. Madame de Géri, prévoyant le sot rôle qu’auraient à jouer son mari et son fils dans cette entrevue, pria sa fille de leur permettre de s’éloigner, lui promettant de rester avec elle, et d’assister à la réception de celui qui devait venir. La marquise, après quelque contestation, adopta ce dernier avis. L’heure fatale, attendue avec tant d’anxiété, arriva enfin. Quand onze heures sonnèrent, les deux femmes, parées comme pour un mariage, se rendirent dans le salon. Le cœur leur battait avec tant de force qu’on en voyait les pulsations au travers de leurs vêtemens. La cloche n’avait pas fini de sonner, que Léopardo le chasseur entra : les deux femmes pâlirent à sa vue.

« Le comte Fitorowski, dit-il, vient d’arriver et se fait annoncer.

— Le comte Fitorowski ! s’écrièrent-elles toutes les deux, tandis que dans leur intérieur une anxiété succédait à une autre.

— Fermez les portes, dit la marquise ; nous n’y sommes pas pour lui. » Puis se levant, elle voulut pousser dehors le chasseur, et tirer le verrou de la porte, lorsque le comte, revêtu de la même redingote, des mêmes ordres et des armes qu’il portait le jour de la conquête du fort, entra dans le salon. La marquise faillit tomber de saisissement ; relevant un mouchoir qu’elle avait laissé sur son siége, elle voulut fuir dans une chambre voisine ; mais madame de Géri, lui prenant la main, s’écria : « Juliette ! » et comme oppressée par ses sentimens, la voix lui manqua. Mais bientôt, fixant ses yeux sur le comte, elle répéta : « Juliette, je t’en supplie ; qui donc attendions-nous ?

— Oh ! ce n’était pas lui, » s’écria la marquise en se détournant ; puis elle jeta un regard terrible sur le comte, tandis que la pâleur de la mort couvrait son visage.

Le comte avait posé un genou en terre, la main droite appuyée sur son cœur, la tête doucement inclinée sur sa poitrine ; il regardait fixement devant lui, et se taisait.

« Qui donc, s’écria la commandante avec une voix oppressée, qui donc attendions-nous, si ce n’est lui ? folles que nous sommes ! »

La marquise, les yeux fixés sur lui, demeurait immobile.

« Je deviendrai folle, ma mère, dit-elle enfin.

— Toi folle ! » reprit sa mère ; et approchant, elle lui souffla quelques mots à l’oreille.

La marquise, cachant alors sa tête dans ses mains, se jeta sur le sopha.

« Malheureuse ! s’écria sa mère, que te manque-t-il ? qu’est-il arrivé à quoi tu ne fusses prête ? »

Le comte ne quittait pas sa place aux côtés de la commandante ; toujours à genoux, il tenait le bas de sa robe entre ses mains, et le couvrait de ses baisers.

« Chère marquise, tendre et digne amie ! » murmurait-il ; et des larmes roulaient sur ses joues.

« Levez-vous, levez-vous, monsieur le comte, dit madame de Géri ; consolez ma fille ; nous sommes tous réconciliés, tout le passé est oublié. »

Le comte se leva en pleurant ; il se jeta de nouveau aux pieds de la marquise, prit doucement ses mains dans les siennes, comme s’il eût eu peur de les souiller. Mais celle-ci se levant :

« Allez ! allez ! s’écria-t-elle ; j’attendais un homme corrompu, mais non un… diable ! » Puis ouvrant la porte, et le fuyant comme un pestiféré, elle dit : « Qu’on appelle le commandant.

— Juliette ! » dit madame de Géri surprise.

La marquise promenait ses regards, où se peignait l’égarement, tantôt sur le comte, tantôt sur sa mère ; sa poitrine se soulevait avec peine ; sa figure était brûlante ; l’aspect d’une furie n’est pas plus affreux.

Le commandant et le grand-forestier vinrent. « Cet homme, mon père, dit-elle au moment où ils entraient, ne peut être mon époux. » Puis, saisissant un vase d’eau bénite placé derrière la porte, elle en arrosa son père, sa mère et son frère, et disparut.

Le commandant, stupéfait de cette singulière conduite, demanda ce qu’il était arrivé ; il pâlit, lorsqu’au même instant il aperçut le comte Fitorowski dans la chambre. Madame de Géri prit le comte par la main, et dit :

« Point de questions. Ce jeune homme se repent vivement de tout ce qui est arrivé ; donne-lui ta bénédiction, donne-la-lui, oh ! donne-la-lui, et tout finira heureusement. »

Le comte était comme anéanti. Le commandant posa sa main sur lui ; ses paupières s’ouvraient et se fermaient convulsivement, ses lèvres étaient blanches comme du marbre.

« Puisse la vengeance du ciel s’éloigner toujours de cette tête ! s’écria-t-il ; mais quand le mariage se fera-t-il ?

— Demain, » répondit pour lui madame de Géri, car il ne pouvait articuler une parole. « Demain ou aujourd’hui même, comme tu voudras. Le comte, qui nous a déjà montré tant de belles qualités, est sans doute impatient de réparer le mal qu’il a fait, et le plus tôt sera le mieux pour lui.

— J’aurai donc le plaisir de vous trouver demain matin à onze heures dans l’église de Saint-Augustin, » dit le commandant ; et appelant sa femme et son fils, il laissa le comte seul, pour se rendre dans l’appartement de la marquise.

On chercha en vain à obtenir de la marquise l’explication de sa singulière conduite. Quand on lui demandait pourquoi elle avait ainsi subitement changé de résolution, et ce qui pouvait lui rendre le comte plus haïssable que tout autre, elle regardait son père en ouvrant de grands yeux et ne répondait rien.

— As-tu donc oublié que je suis ta mère ? lui dit la commandante.

« C’est dans cette occasion, plus que jamais, que je sens que je suis votre fille, » assura-t-elle ; mais prenant à témoins tous les anges et tous les saints, elle jura que jamais elle ne se marierait.

Son père, la voyant évidemment dans une exaspération mentale, lui déclara qu’elle devait tenir sa parole, la quitta, et ordonna tout pour le mariage. Il envoya au comte un projet de contrat, que celui-ci lui rendit avec sa signature, et baigné de ses larmes.

Le lendemain, lorsque le commandant présenta ce projet à la marquise, ses esprits étaient un peu calmés. Elle le lut plusieurs fois, le plia, puis le rouvrit pour le relire encore, et finit par dire qu’elle se trouverait à onze heures à l’église de Saint-Augustin. Elle s’habilla sans prononcer une parole et quand l’heure sonna, elle monta avec ses parens dans la voiture qui devait les conduire.

Devant le portail de l’église, il fut permis au comte de se joindre à eux. La marquise durant toute la cérémonie, tint les yeux fixés sur l’autel ; elle ne jeta pas un regard sur celui qui échangeait son anneau avec elle. Le comte lui offrit son bras pour sortir, mais dès qu’ils furent hors de l’église, elle le repoussa. Le commandant lui demanda s’ils n’auraient pas l’honneur de le voir chez eux ; mais le comte, balbutiant quelques excuses que personne n’entendit, salua et disparut. Il prit un logement à M…, où il passa plusieurs mois sans remettre le pied dans la maison de M. de Geri, chez lequel la comtesse était restée. Sa conduite sage et prudente durant cet espace de temps lui valut d’être invité au baptême du fils dont la comtesse accoucha. Elle le reçut elle-même à son entrée dans le salon, avec un salut respectueux et réservé. Le comte jeta parmi les présens dont les convives comblaient le nouveau-né deux papiers, dont l’un contenait le don de 2000 roubles à l’enfant, et l’autre était un testament par lequel, dans le cas où il mourrait avant sa femme, il la constituait héritière universelle de tous ses biens. De ce moment il fut admis plus souvent dans la société de madame de Géri ; la maison lui fut ouverte, et il ne laissait guère passer de soirée sans y venir. Sentant que tout le monde lui pardonnait sa faute, il recommença à implorer la pitié de son épouse, et obtenant d’elle, après l’espace de deux ans, un nouvel assentiment, ils célébrèrent de secondes noces plus joyeuses que les premières ; après quoi, toute la famille se retira à V…

Une longue suite de petits Russes suivit le premier ; et le comte demandant un jour à sa femme pourquoi, le jour fatal où il était venu se présenter dans la maison de son père, elle l’avait fui comme un démon, elle répondit en le serrant tendrement dans ses bras :

« Ô mon ami ! tu ne me serais pas apparu alors comme un diable, si la première fois que je t’ai vu, tu ne m’avais semblé un ange descendu du ciel. »

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