La Marquise de Gange/Chapitre III

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Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 51-71).



CHAPITRE III


Depuis qu’on était au château de Gange, le comte de Villefranche, jeune militaire intéressant à tous égards, s’était volontiers réuni à Théodore, auquel il trouvait de l’esprit, un ton qui convenait mieux à la profession des armes qu’à celle de l’église. De son côté, Théodore, qui formait depuis longtemps des projets sur lui, saisissait toutes les occasions qui pouvaient l’en rapprocher.

— Mon cher comte, lui dit un jour l’abbé, dans une de leurs promenades solitaires, vous me paraissez bien oisif dans cette maison ; je vous supposais des vues sur Ambroisine : elle est bien faite pour mériter quelques hommages ; et si vous ne voulez pas l’avoir pour femme, vous conviendrez au moins que cela vous ferait une bien jolie maîtresse. — Je n’oserais jamais prendre sur ce pied quelqu’un d’aussi respectable que mademoiselle de Roquefeuille, et je ne suis pas assez riche pour oser prétendre a sa main. — Avez-vous fait quelques démarches ? — Aucune ; et ce qui m’en a ôté jusqu’au désir, c’est que je n’ai rien trouvé dans Ambroisine qui dût légitimer ces démarches. En arrivant ici, je crus d’abord qu’elle me distinguait ; mais sa froideur m’a rétabli dans le calme dont je n’aurais jamais dû sortir ; et me voilà sans occupation. — Vous avez tort ; ce n’est ni à votre âge, ni avec votre figure, qu’on languit ainsi dans un repos tout à fait funeste à un joli homme. Si vous n’êtes pas content d’Ambroisine, laissez-la à mon frère, auquel je me suis aperçu qu’elle n’est nullement indifférente. — Quoi ! le marquis ? — Êtes-vous donc la dupe de cette constance pour Euphrasie Que vous êtes neuf en amour, mon cher comte ! On se marie par convenance, et l’on s’arrange ailleurs par besoin. Je vous proteste qu’Alphonse aime beaucoup Ambroisine ; que celle-ci n’a repoussé vos sentiments que parce qu’elle est folle de mon frère ; et si vous êtes un franc et preux chevalier, vous devez quelques dédommagements à cette pauvre Euphrasie. — Ainsi donc vous me conseillez votre belle-sœur ? — C’est la liaison la plus sortable qui puisse exister dans la maison pour vous ; et je vous offre mes services… Est-ce qu’Euphrasie ne vous plaît pas ? — Je la trouve délicieuse ; tout ce que vous me dites me convient infiniment, mais je n’oserais pourtant rien, si vous ne m’assuriez de l’infidélité du marquis. — Essayez, mon cher, essayez, et vous m’en direz des nouvelles. Et, le comte ayant promis à Théodore de suivre ses conseils, celui-ci ne pensa plus qu’à travailler à la seconde partie de son plan.

Il ne suffisait pas à la perfidie de l’abbé de Gange de faire faire une faute à sa belle-sœur, afin d’en profiter, il fallait encore qu’Alphonse en Fit une à son tour, afin qu’Euphrasie, convaincue de l’infidélité de son mari, se jetât plus aisément dans ses bras… Mais ne pouvait-il pas arriver que ce fût dans ceux de Villefranche, puisqu’on lui lançait ce jeune homme ? Oh ! c’est ce que ne redoutait point l’abbé : il était bien sûr d’arrêter à temps les élans de l’infidélité de sa sœur, s’il y avait lieu ; d’anéantir Villefranche, et de faire tourner tout à son avantage.

On n’imagine pas à quel point l’âme de Perret fut remplie de joie lorsque, en lui confiant ses projets, Théodore le chargea de tous les accessoires. — Morbleu ! que vous avez d’esprit, monsieur l’abbé, s’écria-t-il dans son enthousiasme ; vous auriez supplanté Mazarin, si vous aviez donné dans la politique. — Un amour effréné comme le mien parvient à tout vaincre, mon ami, répondit Théodore, rien ne résiste à sa violence ; semblable à l’aquilon impétueux, il détruit, il pulvérise tout ce qui paraît l’entraver ; et plus on lui oppose de digues, plus on lui prête de forces pour les franchir ou les renverser.

Avant de mettre en mouvement les ressorts de son second plan, l’abbé crut néanmoins qu’il serait prudent de juger les effets du premier.

— Eh bien ! où en sont les affaires ? demanda-t-il à Villefranche, au bout d’un mois de patience.

— Aussi avancées que le premier jour, répondit le comte ; cette femme est inabordable, c’est un rocher de vertu. — je parie que vous vous y prenez mal : avec une femme de cette tournure, ce n’est point au cœur qu’il faut diriger ses premières attaques, c’est à l’amour-propre. Tâchez de lui persuader adroitement qu’il est ridicule de n’être rien dans le monde, avec les grâces et les charmes qui ne l’embellissent que pour plaire ; persiflez la foi conjugale ; allez plus loin : persuadez-lui que ce mari qu’elle préfère est le premier qui manque à ses serments, et que vous n’avez éprouvé des rigueurs d’Ambroisine que d’après l’aveu qu’elle vous a fait de son amour pour Alphonse, qui, de son côté, la préfère bien certainement à son épouse. Continuez ainsi de persuader l’esprit, nous aurons bientôt échauffé le cœur. — Ce moyen me paraît dangereux, dit Villefranche ; car, si je ne persuade pas Euphrasie, elle s’éclaircira avec Alphonse, et me voilà en butte à la colère de tous deux. — Oui, si je n’avais pas la certitude de fasciner les sens ; mais vous verrez ce que, je ferai pour vous servir, et pour les convaincre tous deux, elle, que son mari lui est infidèle, et lui, que vous possédez le cœur de sa femme. — Alors, nous voilà sur le pré, il faudra se battre ; j’y consens, moi, les duels m’amusent beaucoup ; je tuerai l’époux, c’est certain, mais je n’ai pas gagné un pouce de terrain sur la femme. — Pas un mot, mon ami, pas un mot, vous êtes à cent lieues de la vérité : dans la crainte d’un éclat qui perdrait sa femme, mon frère ne se battra point, soyez-en très sûr ; il quittera le château, ira à Avignon, où l’appellent d’importantes affaires, et nous resterons les maîtres du champ de bataille. — Mon cher abbé, dit Villefranche, il serait impossible que les circonstances détruisissent tout ce qu’enfante votre imagination : je vais pourtant essayer ; tout m’y porte, car j’avoue que j’aime infiniment votre belle-sœur ; mais j’y renonce si j’échoue : j’aime mieux immoler mon amour que de causer la perte de celle qui l’allume.

Quelques mois se passèrent encore, sans que l’abbé recueillît aucun fruit de cette première ruse ; et, commençant à s’impatienter, il mit la seconde en jeu.

On était alors au milieu de l’été. La fraîcheur de la soirée avait déterminé une grande promenade dans le parc, ce qui divisa à peu près tout le monde. Par l’influence de l’abbé, le marquis, sans aucune prétention, se trouvait tête à tête avec mademoiselle de Roquefeuille, et Théodore avec Euphrasie ; mais il avait si bien arrangé les choses que les deux couples devaient nécessairement se retrouver au bout de l’allée double qu’ils parcouraient chacun de leur côté.

— Il me semble, dit Théodore à sa belle-sœur, que, dans cette promenade, chacun s’est à peu près arrangé comme il lui convenait. — Comment donc ? dit Euphrasie, — Mais oui, la sage madame de Roquefeuille moralise avec le père Eusèbe, et sa fille avec votre époux. Quant à moi, je suis loin de me plaindre : où pourrais-je être mieux qu’avec mon aimable sœur ? — Je trouve fort bien l’assortiment de votre premier tête-à-tête ; mais j’espère que vous plaisantez, en trouvant du mystère au second. — Oh ! la meilleure et la plus respectable des femmes, s’écrie l’abbé, de quel heureux caractère vous a douée le ciel ! On a bien raison de dire que ceux qui sont incapables de faire le mal ne le conçoivent pas dans les autres ; mais comme il est bien certain qu’il existe une dose de mal dans le monde, et qu’il faut absolument que ce mal soit commis, il est donc écrit dans les décrets éternels que quelqu’un doit avoir sa part de l’iniquité qui plane sur la tête de tous. Or, celle d’une infidélité bien constante pèse aujourd’hui sur votre époux ; et ce n’est pas le hasard, croyez-moi, qui le place maintenant tête à tête avec Ambroisine. Mais, si vous voulez que je vous serve, si vous voulez que je vous convainque, jurez-moi le plus profond mystère, ou je vous laisserai dans l’afi’reuse position de vous douter de tout, et de ne pouvoir vous éclairer sur rien. — Ah ! mon frère, dit Euphrasie avec la plus vive émotion, de quelles armes vous servez-vous pour déchirer mon cœur ? Ne connaissez-vous donc pas sa sensibilité ? Ignorez-vous à quel point Alphonse m’est cher, et comme il est certain que j’aimerais mille fois mieux perdre la vie que son cœur ? — C’est parce que je sais tout cela, chère et aimable sœur, que je ne veux pas que vous vous aveugliez plus longtemps. Votre époux adore Ambroisine, et jamais il n’eut pour vous les sentiments dont il brûle pour cette jeune personne. J’ai peur que tout cela ne le mène plus loin qu’on ne pense, peut-être devriez-vous prendre une prompte initiative… Mais ici les forces manquèrent à la malheureuse marquise… Elle se laisse tomber près d’un arbre ; ses yeux se ferment. La voilà comme je la veux, dit méchamment Théodore, en courant chercher Villefranche, qui l’attendait au détour de l’allée. — Vole à la marquise, lui dit-il, elle est évanouie au pied de cet arbre ; prodigue-lui tes soins ; profite de la circonstance ; elle est à toi si tu le veux ; et, pendant que Villefranche accourt, Théodore entre avec précipitation dans l’allée latérale où son frère se trouve avec Ambroisine. — Nous devrions aller vers votre femme, mon frère, dit-il à Alphonse : j’ai entendu quelques cris de ce côté ; je ne sais qui l’accompagne, ni quelle peut être la cause des secours qu’elle a l’air d’appeler ; mais assurément nous devrions y aller tous. — Oh ciel ! que me dis-tu ? s’écria le marquis ; je croyais ma femme avec toi. — J’y étais sans doute, et venais de la quitter quelques minutes, lorsque, en la rejoignant, je l’ai vue sans mouvement au pied d’un chêne ; j’ai cherché du secours : apercevant Villefranche, je l’ai envoyé près d’elle, et je viens vous presser d’y accourir également… Et l’on volait tout en parlant. On arrive enfin près de la marquise, évanouie dans les bras de Villefranche. — Accourez donc, Alphonse, s’écrie-t-il, je ne sais ce qui occasionne l’état de votre femme ; mais j’ai toutes les peines du monde à la rendre au jour. Ambroisine la délace, elle frotte ses tempes et ses lèvres d’un sel volatil. Euphrasie rouvre les yeux ; et aussitôt qu’elle aperçoit son mari partager les soins que lui donne celle qu’elle croit sa rivale, deux ruisseaux de larmes inondent ses joues. — Qu’as-tu donc, chère amie, dit Alphonse en la couvrant de baisers, et d’où peuvent donc venir et cette frayeur et ce chagrin ? — Ce n’est rien, mon ami, ce n’est rien, dit Euphrasie, en se relevant avec peine ; retournons au château ; quelques instants de calme auront bientôt réparé tout cela. Cette femme prudente voulut même que l’on cachât tout ce qui venait de se passer au père Eusèbe, qui s’approchait avec madame de Roquefeuille. Euphrasie essuya ses larmes et la conversation devint générale.

— Nous venons de parcourir le labyrinthe, dit madame de Roquefeuille ; j’en avais entendu parler ; mais c’est la première fois que je m’y promène. — Cette course est instructive, dit Eusèbe ; elle satisfait les yeux en nourrissant l’âme. Que les idées que nous y avons recueillies sont douces ! — Elles sont consolantes, dit Euphrasie, d’un organe un peu altéré, puisqu’elles nous présentent le port où tous nos malheurs doivent cesser, et la vie est bien cruelle quand on a perdu tout ce qui doit nous la faire chérir. — Ces tristes réflexions ne sont pas faites pour vous, dit Villefranche bas à Euphrasie ; et ce n’est pas pour vous que la vie doit avoir des épines. — Je pouvais le supposer hier, dit la marquise, du même ton mystérieux, mais peu d’heures m’ont désabusée. — Puissiez-vous ne jamais l’être sur mon amour, dit ardemment le comte ; et la marquise alors le regardant avec la plus grande surprise : — Je croyais vous avoir faire sentir, dit-elle, à quel point ces discours me déplaisaient, et je ne sais pourquoi vous les recommencez.

— Quel est donc cet air de mystère que prend Villefranche avec ma femme ? dit à Théodore Alphonse qui se trouvait à quelques pas de là ; je ne m’étais jamais aperçu de rien. — C’est qu’il n’y a rien de fait pour être remarqué, dit l’abbé : la marquise d’un mot peut tout éclaircir, et j’espère que demain on ne se réveillera pas sans être instruit.

Le soir, en rentrant chez lui, l’abbé trouva sur sa cheminée un billet d’Euphrasie, contenant simplement ces mots

« Je ne dirai rien à mon mari jusqu’à demain, mais pendant que des affaires vont l’occuper toute la matinée à Gange, venez finir ce que vous avez commencé ; et si réellement vous devez enfoncer le poignard dans mon cœur, faites-le sans ménagement. »

On se doute bien que l’abbé ne manqua pas le rendez-vous : il lui paraissait si essentiel de voir réussir ses ruses qu’il ne négligeait rien de tout ce qui pouvait lui en assurer les fruits.

Cependant, avant de se rendre chez la marquise, il ne put s’empêcher de réfléchir sérieusement sur la conduite qu’il allait tenir.

L’occasion, se dit-il, est belle pour déclarer mes sentiments ; mais cette précipitation peut me perdre. Elle révélera tout à son mari ; et, au lieu de gagner quelque chose, en un instant je perdrai tout. Il vaut donc mieux que je persiste à la rendre coupable avec Villefranche : par ce moyen, d’abord je me défais d’un rival qui, pour avoir trop cédé à mes instigations, finirait par me supplanter, et je place la marquise dans un tel discrédit près de son mari qu’il l’abandonne ou la punit, deux résultats qui me la livrent.

Ce calcul était épouvantable, sans doute ; mais qu’attendre d’une âme aussi corrompue que celle de Théodore ?

— Deux choses m’ont paru fort bizarres dans les événements de notre promenade d’hier, mon cher abbé, dit la marquise, dès qu’elle fut seule avec Théodore. Dans la première, celle qui m’affecte le plus vivement, il s’agit des soupçons que vous avez cherché à me donner sur la conduite très naturelle de mon mari avec mademoiselle de Roquefeuille ; la seconde a pour objet le développement de la circonstance très singulière qui, m’ayant fait évanouir pour ainsi dire dans vos bras, m’a fait cependant retrouver dans ceux de Villefranche, aussitôt que mes yeux se sont rouverts. Comment est-il que vous ayez si légèrement cédé à un étranger le droit que vous aviez de me rendre vous-même les soins que je ne devais dans ce cas attendre que de vous ? Et comment se fait-il que Villefranche ait profité de cela dans le reste de la promenade pour me tenir des propos qu’il hasarda deux ou trois fois, et que j’ai constamment repoussés ? C’est à vous seul, mon frère, qu’il appartient de me développer tout cela, et je l’attends encore plus de votre amitié que des nœuds qui, ce me semble, doivent unir tous nos intérêts.

La marquise, qui jusque-là n’avait interrogé l’abbé qu’en baissant les yeux, les leva aussitôt sur lui, et les y tint constamment fixés, pour mieux reconnaître dans sa figure tous les caractères qu’allaient y peindre ses réponses.

Mais l’abbé de Gange était trop instruit, trop adroit, pour ignorer que les muscles du visage de l’homme s’arrangent et se contournent en raison des impressions qu’il éprouve, et que son front et ses yeux sont toujours les fidèles miroirs de son âme. Il fixa donc sa sœur avec la même hardiesse qu’elle employait avec lui, avec cette différence que la candeur et la pureté de l’âme motivaient chez la marquise le courage qui se peignait dans ses regards, au lieu que la fausseté, le crime et la dissimulation régnaient uniquement dans les yeux effrontés de Théodore.

— Madame, répondit l’abbé, pour mettre de l’ordre dans mes réponses, je dois me conformer à celui que vous avez mis dans vos demandes. Les sentiments de votre mari pour mademoiselle de Roquefeuille vous étonnent ; et passant de cette surprise à l’incrédulité, vous fondez aussitôt le refus des faits… Permettez-moi de vous observer, ma chère sœur, que cette fausse logique du cœur nuit infiniment à celle de l’esprit, et que l’on s’égare tous les jours, autant à croire aveuglément ce qu’on désire qu’à rejeter impitoyablement ce que l’on craint. De tous les mouvements qui maîtrisent nos âmes, l’espoir est le plus trompeur. Rappelez-vous le sujet de ce beau tableau que vous admirâtes à Paris, et dont nous avons quelquefois parlé cet hiver. L’espoir, vous le savez, accompagnait l’homme à la mort ; il l’éclairait d’une lampe dont la lumière semblait s’éteindre au moment où le spectre renfermait sa proie dans le tombeau. Tel est l’espoir dans toutes les situations de la vie ; fils du désir, tant qu’il le peut, il nous soutient ; et lorsque la vérité vient offrir la nullité de ce désir, l’espoir s’échappe, et nous restons avec le malheur.

— Votre exorde est bien sombre, mon frère, dit la marquise. — Ma sœur, la vérité le dicte, mon amitié vous le présente : croyez donc maintenant à mes paroles. L’intrigue que vous redoutez n’est que trop réelle ; il y a plus de quatre mois que je m’en suis aperçu ; et ni l’un ni l’autre de ces deux coupables n’ont pu tromper mon discernement. Des soins qu’ils ont pris pour se déguiser aux yeux de madame de Roquefeuille, ont dû nécessairement résulte les voiles impénétrables qu’ils ont jetés sur l’illégitimité de leur commerce. J’avoue que je ne puis comprendre où veut en venir mon frère, qui est marié, avec une personne qui ne l’est pas ; et ce sont les suites de cette funeste passion qui me font frémir ! Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle existe ; et quand, pour vous en convaincre, vous aurez besoin de preuves plus fortes, je m’offre à vous les fournir.

Cette assurance que la marquise avait placée dans ses regards s’affaiblit ici par degrés ; peu à peu sa tête se pencha sur son sein ; ses beaux yeux se remplirent de larmes, et des sanglots comprimés retentirent sourdement dans sa poitrine ; tous ses nerfs frémissent, ses membres palpitent l’innocence et la vertu s’alarment avec facilité ; n’employant jamais l’artifice, il est si douloureux, pour des âmes douces de la supposer dans les autres qu’elles aiment presque mieux céder au mensonge que de travailler à connaître le vrai.

Euphrasie voulut employer la force ; elle essaya de se calmer, ce fut en vain ; ses sanglots l’étouffèrent, et les éclats de sa douleur se manifestèrent par des cris. — Alphonse, Alphonse, qu’ai-je donc fait, dit-elle, pour perdre ton amour et ta confiance ? Toi qui m’aimais si tendrement, toi qui n’avais d’instants heureux que ceux que tu passais avec ton Euphrasie… Pourquoi donc la livres-tu maintenant à toutes les horreurs de la jalousie, à tous les tourments de l’abandon ? Ambroisine est donc plus belle que moi, elle t’aime donc mieux, perfide ? Et c’est à elle que tu me sacrifiés ! Mais tu dois me haïr maintenant, mon existence te pèse ; tu dois désirer ma mort ; et, quand le ciel t’accordera cette grâce, tu me priveras même de la faveur d’aller partager ce tombeau que tes soins, si délicats pour lors, avaient creusé pour tous deux : une autre y occupera ma place ; une autre traversera l’éternité près de toi. Mais, si tu m’éloignes sur la terre, le Dieu qui nous avait créés l’un pour l’autre nous réunira dans son sein ; tu seras forcé de m’aimer encore, quand tu sauras de lui-même que tous mes vœux et mes derniers soupirs t’atteignaient même au sein de l’infidélité.

Et madame de Gange ne cessait de pleurer en prononçant ces attendrissantes paroles. Sa belle tête, à moitié voilée par le mouchoir qu’elle inondait de ses larmes, n’offrait plus au bonheur qui l’affligeait qu’une partie de ce beau visage où le désespoir effeuillait les roses de l’innocence et de la pudeur.

— Madame, dit l’insensible Théodore, plus occupé d’arriver à son but que de calmer l’état affreux dans lequel il plongeait sa sœur, c’est bien moins de votre douleur qu’il faut vous occuper maintenant que des moyens d’en tarir la source. Vous ne devez plus aucuns ménagements à votre époux ; il s’est rendu indigne même de votre pitié ; une vengeance éclatante est ce qui convient à la justice de votre cause et à la noblesse de votre caractère : ce moyen s’offre ici naturellement, et c’est en vous le développant que je vais répondre à votre seconde question.

« Le comte de Villefranche est un honnête homme. Depuis que nous sommes à Gange, il s’est aperçu comme moi des coupables distractions de votre époux. De ce moment, il a senti dans son cœur l’ardent désir de vous consoler ; il m’en a fait la confidence. Je ne vous dissimule pas qu’en approuvant son projet, je lui ai offert les moyens de lui être utile ; et voilà qui explique, et le service que je lui ai rendu hier à la promenade, et les ouvertures qu’il a pu vous faire. Villefranche est aimable, il est doux ; écoutez-le sans crainte : ce moyen est peut-être le seul qui puisse ramener votre mari. Son orgueil, piqué de ce qu’un autre peut le remplacer dans votre cœur, lui en fera regretter la perte… À combien de femmes ces moyens ont-ils réussi ! — À des coquettes, sans doute, mais non pas à des femmes honnêtes, monsieur, répondit la marquise : il m’en coûterait trop pour l’essayer, et je ne sais si je n’aimerais pas mieux perdre le cœur de mon époux que de le reconquérir par un crime. Comme il me mépriserait quand la vérité lui serait connue ! Non, je ne veux regagner les sentiments d’Alphonse que par ma douceur, ma patience et la continuité de mon attachement ; j’attendrai du temps ce que son injustice me refuse ; je lui déroberai jusqu’à mes larmes ; elles l’affligeraient, j’en suis sûr, et je ne veux pas qu’un seul chagrin puisse un instant troubler son ivresse… Cependant, si je puis m’éclaircir… — Gardez-vous-en bien, répondit Théodore avec chaleur : convenir que vous êtes instruite de ses torts, c’est presque les autoriser ; il ne serait que plus faux avec vous, sans que vous en devinssiez plus heureuse, et vous auriez immolé votre orgueil avec une tranquillité que vous ne retrouveriez plus. À l’égard du moyen dont je vous parle, vous avez tort de le refuser : ce n’est point un amant que je vous propose, c’est un vengeur ; Villefranche ne vous parlera jamais de choses capables d’offenser vos devoirs ; mais il vous fera la cour ; il vous rendra des soins ; et, par cela seul, il inquiétera tellement votre mari qu’il le ramènera infailliblement à vos pieds. Ah ! croyez-moi, madame, tout doit s’entreprendre pour rentrer dans des droits que l’injustice vous enlève. Fussiez-vous même assez faible pour vous permettre une chute, votre mari seul en serait responsable. Je ne vous propose pas d’arrêter un crime par un autre, mais de paralyser celui qui se commet, par tous les moyens que l’art et la ruse permettent à une honnête femme, quand on lui ravit son bonheur. — Mais, pour en venir là, est-il donc permis de prendre la physionomie d’une coupable ? Qui vous dit d’ailleurs que mon mari, enchanté de me voir aussi faible que lui, ne s’autorisera pas de ma démarche pour se fortifier dans la sienne ? Et quel triomphe alors pour ma rivale ! Oh ! non… non, mon amour, mon orgueil, tout est opprimé dans le parti que vous me conseillez : une bonne conduite n’offense ni l’un ni l’autre de ces deux sentiments, et je suis à la fois toujours digne de mon estime et de la sienne. — Soit, mais vous perdez infailliblement Alphonse, en vous y prenant de cette manière seulement, parce qu’il est injuste ; il vous accusera de faiblesse ; et pour un être que l’on déprise, l’amour ne se rallume jamais. Femme trop douce et trop vertueuse, daignez écouter mes conseils ; ce sont ceux de la plus tendre et de la plus sincère amitié. Je n’aspire qu’à vous voir heureuse, et qu’à guérir mon frère de la dangereuse passion qui l’entraîne. Je n’ai d’autre désir que de vous rendre au plus tôt l’un à l’autre : cette sévérité de mœurs dans laquelle vous vous renfermez vous écarte à jamais de mon but, et vous perd. Songez à ce que vous devez à mon frère, à ce que vous vous devez à vous-même ; et que de faibles considérations ne vous arrêtent pas, quand il s’agit du bonheur éternel de vos jours… — Du bonheur ! du bonheur ! s’écria la marquise, oh ! non, non, il n’en peut plus être pour moi. Je plaçais tout le mien dans les nœuds que j’avais formés volontairement ; je le plaçais à plaire à cet homme que j’adorais ; il rejette mes soins, il m’outrage !… Eh ! quel bonheur peut donc exister maintenant pour moi sur la terre ? je le pleurerai, je l’adorerai toujours, et lui ne m’aimera plus ! Ah ! mon frère, croyez-vous qu’il soit un supplice plus affreux que celui-là ?… Ah ! c’est celui des réprouvés, puisqu’ils adressent à tout moment au ciel des vœux que l’Éternel repousse. Ainsi donc, barbare, ce ne sera que pour me faire souffrir les tourments de l’enfer que tu auras désiré d’unir ta vie à celle que tu nommais ton ange… Cet ange n’est plus pour toi que celui des ténèbres, qui prépare les tourments de l’homme ; mais je ne serai jamais le tien, cher Alphonse ; oh ! non, jamais… Tout infidèle que tu es, tu t’affligerais de me voir t’imiter, et l’apparence même que je me donnerais de cette infidélité ferait, en troublant ta vie, tout le désespoir de la mienne… Je t’aimerai dans les bras de ma rivale… J’aimerai peut-être jusqu’à cette rivale même, comme environnée de ton amour, je l’aimerai, parce qu’elle fera ton bonheur… Ah ! que de torts j’aurais, si je ne préférais ici que le mien ! C’est ma délicatesse qui me vengera : j’en aurai toujours plus que toi, pour te faire repentir de n’en plus avoir ; et si mon dernier soupir peut s’exhaler dans ton sein toujours enflammé par l’amour, tu n’y verras pas même un reproche.

— Ah ! chère et tendre sœur, dit Théodore avec la plus grande énergie, vous ne m’offrez que les sophismes du sentiment, lorsque j’attends de vous les résolutions du courage. Le mal est fait, il faut le réparer : vous l’aggravez en refusant de le détruire, et vous ne le pouvez qu’en suivant mes conseils. L’idée de prévenir madame de Roquefeuille m’était venue cent fois ; mais une telle trahison répugnait à mon cœur. Cette mère effrayée enlevait sa fille ; on vous eût soupçonnée d’y avoir pris part ; Ambroisine devenait malheureuse, sans qu’il en fût résulté autre chose que du chagrin pour elle, et les effets du désespoir de votre mari, dont les éclats seraient nécessairement retombés sur vous. — Ce moyen eût été affreux, dit la marquise ; je l’aurais constamment repoussé. — Acceptez donc celui que je vous offre, ou vous allez devenir la plus malheureuse des femmes. — Mais, dit la marquise à moitié rendue, êtes-vous bien sûr de Villefranche ? — Plus que de moi-même, répondit l’abbé ; car il feindra, et n’éprouvera rien ; et je ne répondrais pas, dit Théodore en baissant les yeux, de ne rien éprouver en feignant. Je ne vous demande que l’air d’accepter les soins de mon ami ; cela fait, repoussez avec énergie tout ce qui paraîtrait sérieux. Encore une fois ne craignez rien de lui : instruit de nos projets, il en saisira parfaitement l’esprit, et ne s’écartera, en quoi que ce puisse être, de ce qui pourra les faire réussir. Mais cachez tout à votre mari, pénétrez-vous des dangers d’un éclaircissement qui ne pourrait avoir que les plus funestes suites. Si le marquis s’aperçoit de quelque chose, et qu’il vous adresse des reproches, alors vous lui prescrirez des conditions, et il vous immolera tout, pendant que vous n’aurez rien à lui sacrifier.

— Hé bien ! je consens, dit madame de Gange dans le plus grand trouble… Oh ! mon Dieu ! soutiens-moi… guide mes pas tremblants dans cette périlleuse carrière, où je ne puis m’empêcher de voir un crime, et dans laquelle je ne me plonge que pour en prévenir un plus grand.

Le perfide abbé embrasse Euphrasie ; il essuie ses pleurs, il la calme, et tout se conclue… Malheureux et sanglant traité dans lequel l’infortunée marquise est loin d’entrevoir les malheurs qui doivent en sceller l’exécution.

Quoi qu’il en fût, on décida que le comte de Villefranche rendrait à madame de Gange des soins désintéressés ; que, supposé qu’il fût encore plus initié dans les mystères de ce pacte dangereux, il jurerait de ne s’en prévaloir jamais, et qu’Euphrasie, de son côté, se conduirait avec son époux comme elle avait toujours fait ; qu’elle s’abstiendrait surtout de tout reproche, et n’entrerait jamais dans aucun éclaircissement.