La Marquise de Gange/Chapitre IV

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Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 72-97).



CHAPITRE IV


Théodore sentit que, ses premières démarches pouvant lui faire courir quelques dangers, il était essentiel d’entamer promptement les secondes ; et, dès le lendemain matin, il fut trouver le marquis dans son appartement.

— Je suis bien aise que tu me préviennes, mon cher abbé, lui dit Alphonse, j’ai quelque chose à te communiquer, qui pèse infiniment sur mon cœur. — Comment ne me l’as-tu pas déjà dit ? répond Théodore ; as-tu donc dans le monde un ami plus sincère que moi ? — Je ne l’imagine pas, dit Alphonse ; c’est pourquoi je vais m’ouvrir avec confiance. Jusqu’à ce moment-ci, mon cher, je me suis cru l’époux le plus heureux, le plus tranquille, et je crains maintenant que mon bonheur ne soit troublé. — Et pourquoi cette crainte ? — Quelle raison put causer un évanouissement à ma femme, lors de notre promenade d’avant-hier ? Pourquoi Villefranche, que je croyais avec toi, se trouva-t-il seul avec elle dans ce moment ? Et d’où vient que de lui seul elle reçut des soulagements ? Avait-il part à cette crise ? et, dans cette hypothèse, serait-ce sans raison que je m’alarmerais ? — Assurément, ce serait sans aucune raison, répondit Théodore : Euphrasie t’aime trop, elle est trop vertueuse pour qu’aucun soupçon d’infidélité puisse jamais planer sur elle. As-tu quelque reproche à lui faire depuis que ton sort est lié au sien ? Et ne sais-tu pas qu’une femme constamment sage pendant des années ne se dément pas dans un seul jour ? Villefranche d’ailleurs est un honnête homme ; il est ton ami, le mien ; et ce n’est pas, invité par toi, dans ta maison, qu’il chercherait à en troubler la paix. — Mais cette rencontre, cet évanouissement de l’autre jour ? — Sont les choses du monde les plus simples. Il me semble que ta femme nous expliqua le même soir la cause de sa frayeur : un bruit qui se fait dans le taillis, un cerf qui traverse l’allée, voilà ce qui la fit tomber : j’étais avec elle, je puis certifier les faits. N’ayant pas sur moi les spiritueux qu’il lui fallait en ce moment, et croyant entendre du monde près de nous, je vole, je te rencontre, nous l’entraînons… Je ne sais pourquoi tu me fais répéter des détails que tu connais aussi bien que moi. — Je me les rappelle sans doute ; mais ce dont je me souviens également, c’est l’embarras de ma femme, lorsque nous la surprîmes, et mieux encore celui de Villefranche, quand il crut que je m’apercevais de toute la chaleur qu’il mettait aux secours qu’il administrait à Euphrasie. Un cœur aussi ardent que le mien s’effraie avec facilité ; il lui faut, pour le calmer, des choses plus fortes que celles qui l’ont primitivement alarmé, et je crains bien que tu ne puisses m’en fournir de cette nature. — Ce calme dépend de toi seul, répondit Théodore : détruis les chimères qui te troublent, et le repos naîtra dans ton âme ; estime ton épouse et ton ami, et tu ne les soupçonneras plus capables de nuire à ta tranquillité. Cependant, je t’offre mes soins pour éclairer la conduite de ceux qui t’alarment ; et, quels que soient les liens qui m’attachent à ta femme, ou ceux de mon amitié pour Villefranche, je te réponds de mon impartialité. — Ils te tromperont peut-être. — Hé bien ! veux-tu une façon sûre d’éprouver Euphrasie ? — Quelle est-elle ? — Donne-lui de la jalousie ; verse à pleines mains dans son âme ce poison qui consume la tienne : si elle a des torts, elle sera trop heureuse de ceux qu’elle découvrira chez toi ; dans le cas contraire, ses inquiétudes deviendront violentes, au point qu’elles te convaincront que tu es bien sûrement l’unique objet de son amour. — Mais je l’affligerai si elle est innocente. — Soit, mais tu t’éclaireras si elle est coupable. — J’aime mieux mes doutes que son malheur. — Reste donc dans l’incertitude. — Elle est affreuse, je n’aurai jamais la force de la supporter. — Éclaire-toi donc, et ne balance plus. — Et qui puis-je employer pour cette épreuve ? — Ambroisine. — Des amis… chez moi ? Et que dirait cette mère respectable ? — Je ne dis pas qu’il faille porter les choses trop loi ; et la mère et la fille sont faites pour être respectées, sans doute. Au reste, il serait très possible que tu pusses parvenir à ce que je te propose, sans qu’Ambroisine fût dans la confidence, et sans que sa modestie en fût par conséquent alarmée : il ne s’agit que de feindre… de lui rendre quelques soins un peu plus particuliers, et qui, dans le fond, n’auront aucun motif réel. — Et tu crois que les résultats de cette ruse… — Seront de te prouver l’innocence ou la culpabilité de ta femme. Le moyen est infaillible : essaye-le sans crainte. — J’y consens, dit le marquis, mais que cela ne t’empêche pas de me rendre les services que tu m’as promis. — Sois sûr que je surveillerai la conduite du comte et celle de ta femme, et que tu seras instruit chaque jour des plus minutieuses particularités.

De ce moment, l’abbé crut qu’il n’y avait pas un instant à perdre pour prévenir Villefranche du rôle qu’il avait à jouer. — La marquise t’écoutera, lui dit-il, cela est convenu ; ne brusque rien pourtant : ce n’est que par ruse qu’elle consent à t’entendre ; et c’est pour exciter dans son époux une jalousie qui le lui rende. Elle est convaincue qu’il lui préfère Ambroisine, et elle se persuade elle-même qu’en ayant l’air de t’aimer, elle le ramènera dans ses bras. Au surplus, profite de la circonstance ; elle peut être heureuse pour toi. Réalise le personnage dont je ne veux te donner que la physionomie ; deviens l’amant de la marquise ; et si tu n’es heureux que par hasard, au moins l’auras-tu été quelques jours.

Villefranche n’eut pas de peine à s’engager. Ce n’est ni à son âge, ni avec les dispositions qu’il avait d’aimer la marquise, qu’on se refuse à de tels arrangements ; et, d’après tout ceci, l’abbé, voyant ses scènes suffisamment liées, ne s’occupa plus que de leur dénouement.

— Mon ami, dit-il à Perret, en lui détaillant ses premières manœuvres, je crois que j’ai parfaitement tout brouillé dans cette maison, et que le plus grand succès doit incontestablement couronner mes entreprises. Il ne faut plus que du courage et de la persévérance. — Mais si tout cela réussit, dit Perret, n’est-il pas très possible que nous fassions naufrage au port ? — Comment veux-tu que cela soit, si je parviens à me rendre maître de cette femme fière ? — Mais croyez-vous que sa vertu l’abandonnera ?… Le malheur, loin de diminuer les forces, les électrise dans une âme élevée ; et l’on a vu de ces héroïnes de vertu que rien ne parvenait à faire succomber. — Oui, dans les romans, mais ceci n’en est pas un ; j’ai cent manières de triompher, et je les emploierai toutes, si j’en ai besoin. — Il en est, monsieur, que vous n’oserez pas mettre en usage. — Assurément, j’oserai toutes celles qui pourront m’assurer sa personne et son cœur ; mais si je ne devais posséder l’une qu’aux dépens de l’autre, mon orgueil humilié ne les adopterait peut-être pas. Nous agirons enfin d’après les circonstances ; et j’ai toujours remarqué que le ciel favorisait les audacieux. — Oui, monsieur, cet adage est connu, mais il n’est pas toujours bien certain. Que de victimes dans cette terrible entreprise ! — Elles seront toutes offertes à ma déesse, et jamais les dieux ne se plaignent de la prodigalité de l’encens.

Le reste de la conversation n’eut plus pour objet que l’établissement de certaines mesures nécessaires à la réussite. Théodore instruisit Perret de ce qu’il avait à faire, et l’on se sépara.

Les promesses que la marquise avait faites à l’abbé de Gange ne la laissaient pas sans inquiétude. Elle était loin de concevoir aucun soupçon sur les procédés de son beau-frère ; mais cette feinte que l’abbé croyait nécessaire, cette nécessité de sonder son mari par une imposture si éloignée de son caractère, répandaient une sorte de trouble dans son âme, dont tout son physique se ressentait. Elle avait promis d’agir et de se taire ; mais la pureté de sa conscience ne lui permit pas de tenir aussi rigoureusement sa parole.

Il y avait dans le château deux personnes dignes de sa confiance : l’une, madame de Roquefeuille ; mais celle-ci ne pouvait être instruite sans que de pareils aveux ne compromissent sa fille ; elle n’y pensa plus : l’autre, le père Eusèbe, accoutumé à diriger sa conscience. Ce vénérable personnage lui convint mieux à tous égards ; mais il ne fallait pas tout dire : révéler ce qui avait rapport à mademoiselle de Roquefeuille pouvait nuire à cette jeune personne, et au marquis de Gange, si par hasard les choses n’étaient pas exactes. Ces considérations délicates furent parfaitement senties par un esprit aussi juste que celui d’Euphrasie ; cependant son cœur était plein, il fallait absolument qu’il s’épanchât.

Après avoir donc fait prier Eusèbe de se rendre à la chapelle du château, et avoir accompli à ses genoux les obligations de ce sacrement saint et respectable, qui, réconciliant l’homme avec son Dieu, par la médiation salutaire de l’un de ses ministres, rétablit dans l’âme du pêcheur le calme que troublaient ses égarements ; grande et touchante institution de notre sainte religion, qui prévient ou suspend les effets du crime, en rendant digne de pardon celui qui l’avait projeté ; emblème révéré de l’immolation de l’Homme-Dieu, puisque nous retrouvons dans ce sacrement sublime une partie des grâces que nous valut sa mort.

Euphrasie, parée des atours qui séduisent les faibles mortels, semblait ici n’augmenter ses grâces que de la majesté du devoir qu’elle allait remplir ; embellie pour son Dieu, elle l’était par ce Dieu même : c’était la beauté des Anges, autour du trône de l’Éternel : un rayon de cette divinité composait ses plus doux attraits : et, comme l’astre éclairant la terre, elle ne devait qu’à son Dieu même tout l’éclat qui l’environnait.

Dès que ce premier soin fut accompli, madame de Gange s’assit auprès d’Eusèbe. — Mon père, lui dit-elle, je dois demander vos conseils sur une chose bien étroitement liée au bonheur de ma vie. Vous connaissez mon attachement pour mon époux ? — Je le connais et le respecte, madame ; il vous concilie l’estime de tous les hommes, et vous rend le modèle de toutes les femmes. — Oh ! mon père, ce ne sont pas des éloges que je désire, ce sont des avis que je demande ; je n’en connais pas de plus propres à me guider que les vôtres ; et, poursuivant avec toute la sérénité d’une âme pure : Cette tranquillité qui fait mon bonheur, on cherche à la troubler, mon père ; on suppose mon époux infidèle, on plonge le poignard dans mon cœur, en cherchant à y briser l’image qui le remplit uniquement. Je ne puis vous nommer celui qui me rend ce cruel service : s’il a raison, j’outrage la reconnaissance, s’il a tort, je le compromets. La sagesse me défend donc une révélation que je crois d’ailleurs inutile au fait ; mais, pour en reconnaître la réalité, je dois vous dire les moyens qu’on me propose ; c’est principalement sur eux que je vous consulte. On veut que j’aie l’air d’accepter les hommages qui me sont offerts ; ce moyen, m’assure-t-on, est le seul qui puisse, ou ramener, ou s’éloigner à jamais mon époux de moi : s’il m’aime encore, il tombe à mes genoux, et son innocence est prouvée ; s’il me repousse, ou s’il s’irrite, sa faute est, dit-on, avérée et je dois tout faire pour m’éclaircir. Mais songez-vous, mon père, à quel point ce parti coûte à mon cœur ? Moi, feindre d’en aimer un autre qu’Alphonse ! moi, prêter l’oreille à des discours que je n’entends jamais avec transport que de lui ! Oh ! non, non, cela est impossible. Dites-moi donc ce qu’il faut que je fasse, et prenez pitié de mon sort.

— Je dois commencer, madame, répondit Eusèbe, par vous témoigner la répugnance extrême que j’éprouve à adopter une telle inculpation. S’il y avait quelqu’un dans le monde sur la sagesse de qui je pusse me prononcer d’une manière indubitable, ce serait assurément sur celle de monsieur le marquis de Gange. Je ne répéterai pas des éloges qui sont dans votre cœur, et que la justice et la vérité doivent y graver sans cesse. Ce premier point établi, je pourrais me passer de combattre les conseils que l’on croit devoir vous donner, en raison de la certitude où l’on pourrait être de l’opinion que je détruis ; cependant je dois y répondre.

« Ayez donc la bonté de vous convaincre, madame, qu’il n’est permis dans aucun cas de se donner l’apparence d’un crime, soit pour en découvrir un, soit pour le prévenir. Dans l’acquiescement à ce faux principe, il y aurait, au lieu d’une, d’eux insultes faites à la vertu ; or, ce calcul est inadmissible, et vous devez le rejeter… le rejeter, dis-je, comme l’idée qui paraît l’autoriser. Votre mari n’est point coupable, et vous ne devez pas avoir l’air de l’être pour savoir s’il l’est en effet ; car s’il l’est, votre ruse, très immorale, n’empêche rien, et s’il ne l’est pas, elle l’offense. Je ne vous dirai-pas de vous méfier de la personne de qui vous recevez des conseils et des préventions de cette espèce : jamais il ne fut dans mon caractère de soupçonner le mal. On a cru, sans doute, ce qu’on vous disait, et l’on n’a pas craint ce qu’on vous a dit ; mais vous ne devez pas étayer votre opinion sur la faiblesse de celle des autres, ou vous alarmer par des chimères qui ne sont peut-être le fruit que de la bonté de l’âme de celui qui vous en effraie. Ne changez rien à votre conduite, madame ; que le redoublement de votre tendresse pour un époux innocent soit le seul flambeau qui vous serve à vous convaincre de la vérité : on se cache difficilement quand on fait mal ; et si votre époux est coupable, ce qu’il m’est impossible d’admettre, le redoublement de vos soins à son égard le refroidira, loin de l’enflammer. Telle est la seule épreuve qu’il vous est permis de faire : elle vous réussira, madame ; je dis plus, elle vous tranquillisera, et vous aurez reconnu la vertu, sans emprunter le masque du crime.

— Ah ! mon père, s’écria l’intéressante Euphrasie, quel baume vous répandez sur mes blessures ! — Ce n’est point à moi que vous devez ces consolations, madame, reprit Eusèbe, vous les avez méritées par l’acte pieux que vous venez de remplir avant que de vous ouvrir à moi ; et c’est le Dieu de paix que vous avez servi, dont vous avez accompli les saints commandements, qui a daigné me choisir pour faire passer dans votre âme la tranquillité qu’il vous devait pour prix de votre soumission. Puisse cet exemple maintenir perpétuellement dans vous cet amour divin qui fit naguère le sujet d’un de mes discours ! et persuadez-vous, madame, que cet être miséricordieux n’offre pas sans cesse au pécheur la main armée qui doit le punir, mais toujours celle du secours à l’infortuné qui l’implore.

De ce moment, madame de Gange se décida à ne rien changer dans sa conduite avec le marquis, mais à renoncer décidément à celle que son frère paraissait exiger d’elle avec le comte de Villefranche. Elle en prévint Théodore, qui, sachant son entrevue du matin avec Eusèbe, se douta bien à qui il devait le changement d’Euphrasie ; mais il n’osa point la contrarier. — Eh bien ! dit-il à sa sœur, puisse la suite vous prouver si j’ai tort ou raison ! mais, quoi qu’il en puisse être, ne voyez, dans l’un ou l’autre cas, madame, dit-il affectueusement à sa sœur, que le désir ardent de vous servir.

Mais, comme un être aussi vertueux qu’Eusèbe pouvait infiniment nuire aux trames qu’ourdissait chaque jour Théodore contre la plus estimable des femmes, ce monstre, par son crédit, parvint à noircir ce saint homme dans l’esprit de ses supérieurs, qui le rappelèrent d’abord à Montpellier, et le firent peu de temps après passer dans une solitude malsaine, sur les frontières de l’Italie, où il rendit promptement à Dieu l’âme candide et pure qui n’avait servi qu’à son malheur.

De ce moment, l’abbé sentit qu’il fallait en venir à de grands moyens pour persuader sa belle-sœur ; et il résolut de mettre promptement en jeu ceux qu’il avait arrangés avec Laurent, et dont nous verrons peut-être bientôt l’exécution. Il fit en même temps quelques changements dans le rôle prescrit à Villefranche, pressa plus vivement encore le marquis de mettre en action l’épreuve qu’il lui avait conseillée, et se retrancha, jusqu’à nouvel ordre, au simple emploi d’observateur.

Pour suivre les sages conseils de son directeur, la marquise se rapprocha plus intimement de son mari ; mais le coup était porté : la jalousie dont Alphonse était dévoré, les violents soupçons qu’il nourrissait, ne lui permirent plus avec son épouse ces doux épanchements où tous les deux jadis savaient si bien trouver le bonheur. La marquise, se rappelant alors ce que lui avait dit Eusèbe, crut ne plus pouvoir douter de l’inconstance de son époux, et sentit qu’il fallait se résoudre à pleurer en silence, sans employer les coupables moyens que lui avait suggérés son beau-frère.

— Qu’avez-vous donc, ma chère Euphrasie ? lui dit un jour madame de Roquefeuille dans une promenade qu’elle avait exprès ménagée pour démêler la cause du chagrin répandu sur les traits de son amie. — Hélas ! répondit madame de Gange, très embarrassée, et voulant retenir des aveux qui pouvaient l’entraîner à de dangereuses indiscrétions ; hélas ! madame, je n’accuse que moi, du refroidissement d’Alphonse, dont vous devez vous apercevoir ; et, ne me connaissant aucun tort, je m’efforce vainement à trouver le motif d’un tel abandon. Dites-moi, madame, dites-moi sincèrement s’il vous a été possible de reconnaître en moi la cause d’un changement qui me désespère ? — Je n’ai rien aperçu, ma chère amie, répondit madame de Roquefeuille ; mais, en comptant sur l’égalité des sentiments d’un époux, permettez-moi de vous dire que vous avez mal connu les hommes : leur injustice est affreuse envers nous ; plus nous les laissons lire dans nos cœurs les sentiments qui nous affectent, plus ils se croient dispensés d’y répondre ; il faudrait, pour ainsi dire, les aimer beaucoup moins pour en être aimée davantage ; une froideur mortelle semble les dédommager des frais qu’ils faisaient autrefois pour nous plaire, et, comme ils n’ont plus rien à souhaiter, ils s’étonnent de nous voir désirer encore ; douées d’organes plus sensibles, notre délicatesse les surprend ; peu à peu les liens se relâchent, et ils ont encore l’injustice de se plaindre des torts où leur inconséquence nous plonge. Évitez-les, ces torts, chère amie, laissez-lui porter seul le poids des remords : ce n’est jamais qu’ainsi qu’une honnête femme se venge. Votre persévérance, votre excellente conduite le ramèneront peut-être ; et s’il continue d’être injuste, vous n’aurez pas du moins à vous reprocher d’avoir légitimé ses torts. — Mais, dit madame de Gange, vous ne lui supposez aucun attachement qui puisse être cause de cette tiédeur ? — Aucun : témoin comme vous de sa conduite journalière, depuis que nous habitons ce château, je n’ai pas plus de motifs que vous qui puissent élever en moi des soupçons. — En ce cas, je dois donc tout attendre du temps. — C’est le seul parti raisonnable. — Ah ! qu’ils seront longs pour moi, les jours où je ne pourrai plus l’appeler mon ami, où je ne lirai plus dans ses yeux les sentiments si doux qui les animaient autrefois ! — Approuveriez-vous, Euphrasie, que je lui fisse quelques questions sur ce changement qui vous alarme, et qui, peut-être, n’existe que dans votre imagination trop ardente ? — Gardez-vous-en, répondit la marquise, je ne veux même pas qu’il soupçonne mes pleurs… S’il allait ne pas les essuyer !…

— Oh ! femme trop sensible et trop délicate, dit madame de Roquefeuille, ne le croyez pas assez barbare pour cela : Alphonse vous aime ; il n’est occupé que de vous ; vos alarmes n’ont d’existence que dans votre extrême susceptibilité, et je ferais votre malheur si je vous conseillais d’être moins sensible. Avez-vous confié vos peines à d’autres personnes ? Et ici madame de Gange convint de sa conversation avec le père Eusèbe, et rendit à madame de Roquefeuille une partie des conseils et des consolations qu’elle en avait reçus. — Eusèbe est un honnête homme, répondit madame de Roquefeuille ; j’approuve tout ce qu’il vous a dit, et vous exhorte à le mettre en pratique ; mais malheureusement nous ne le reverrons plus. Ici, madame de Roquefeuille apprit à son amie ce qui s’était passée relativement à ce bon religieux. — Mais qui peut être cause de cette retraite précipitée ? — Je l’ignore. Eusèbe est parti sans dire mot, sans voir qui que ce soit ; on prétend qu’il est redemandé par ses supérieurs. Alors la marquise tomba dans quelques réflexions ; puis, reprenant avec inquiétude et douleur : — Hélas ! dit-elle à son amie, n’ayant plus d’autres conseils que les vôtres, je n’écouterai maintenant qu’eux seuls. Hé bien ! il faut s’y résoudre ; j’attendrai tout du temps. — C’est le seul remède à vos maux. — Ah ! s’il s’écoule trop lentement, le chagrin aigrira mes douleurs, les larmes flétriront ces faibles attraits qui le captivèrent, et mon espoir s’anéantira avec eux… Oh ! ma chère dame, que je suis malheureuse !

Ici la conversation fut interrompue par l’arrivée d’Ambroisine, qui venait supplier sa mère de se prêter au vœu général de la société, dont le projet était d’aller passer quelques jours à la foire de Beaucaire, et qui désirait de partir tout de suite. — Cela m’est impossible, dit madame de Roquefeuille, des affaires essentielles m’appellent à Montpellier ; je vous accompagnerai jusque-là ; mais je vous laisserai ma fille, dit-elle à madame de Gange ; c’est à vous que je la confie, et je ne veux pas lui faire le mauvais tour de l’enlever à ses amis, pour venir s’ennuyer de mes affaires. Ambroisine se jette au cou de sa mère pour la remercier, et l’on ne s’occupe plus au château que des préparatifs d’un voyage dont, sans que personne s’en fût douté, l’abbé de Gange était le perfide instigateur.

On partit. Madame de Roquefeuille resta à Montpellier, et monsieur de Gange, Euphrasie, Ambroisine, et Villefranche furent coucher à Tarascon, afin de préparer de là les logements dont ils avaient besoin à Beaucaire.

On sait que cette petite ville, située sur la rive droite du Rhône, prend son nom d’un château carré où se tenaient autrefois les cours d’amour, et dont on voit encore les vestiges sur la montagne qui couronne la ville, offrant également, et avec le même intérêt, la maison de la famille Porcelet, si célèbre dans la famille des Vêpres siciliennes.

Fameuse par la foire qui s’y tient tous les ans, à la Madeleine, cette ville, beaucoup trop petite pour y recevoir les étrangers que cette époque y conduit, ne serait pas moins sans cela une très agréable habitation ; mais c’est au temps de cette foire qu’elle mérite surtout d’être visitée.

On ne se figure pas l’immensité des personnes qui s’y rendent de toutes les parties de l’Europe. Cette affluence est telle qu’on dit avec raison qu’une fleur jetée par une fenêtre ne pourrait y tomber à terre. Unie à Tarascon par un pont de bateaux, ces deux villes alors ne paraissent en faire qu’une seule.

Telle est la réunion tumultueuse où un étranger peut se former une idée singulière du commerce de la France. Que d’affaires se terminent là en sept ou huit jours de temps ! Quel mouvement ! Quelle circulation ! Il semble que Plutus soit l’unique dieu qu’on y révère, et que son or, au lieu de sang, circule dans toutes’les veines. Mais si le travail occupe toutes les journées, les soirs n’en sont pas moins régulièrement consacrés aux amusements publics les plus variés : courses dans la prairie, abondance de rafraîchissements et de glaces dans les cafés ; à droite, magnifique spectacle des bâtiments de toutes les nations, qui viennent y vendre ou y échanger leurs marchandises ; à gauche, des danses au son de mille instruments divers ; grands et petits spectacles ; feux d’artifice, et promenades d’autant plus intéressantes que, dans cette foule prodigieuse qui les compose, toutes les langues s’y parlent, et toutes les nations s’y remarquent. Là, le même besoin de trafiquer, le même désir de se dissiper semble lier tous les hommes, et ne faire de tous qu’une même famille, dont les intérêts sont égaux. À peine a-t-on le temps de dormir ; à peine a-t-on celui de manger. Jusqu’aux oisifs, tout le monde y paraît affairé, et le plaisir conduit également le soir à la prairie et ceux qui n’ont éprouvé que des pertes, et ceux qui ploient sous le faix de l’or qu’ils viennent de gagner.

Mais comme il est dans tout quelques compensations, l’extrême difficulté de se loger dans un si petit espace, rend les appartements aussi chers qu’incommodes ; et c’est ce qu’éprouva Théodore, lorsque, le lendemain de l’arrivée des habitants du château de Gange à Tarascon, il fut choisi par la société pour aller établir le logement, et, comme il avait des vues particulières, ses peines s’accrurent, quand il fallut les arranger avec les possibilités.

L’abbé logea les deux dames dans une maison où il n’y avait plus d’autre place que les deux chambres qu’il retint pour elles. Il avait arrangé Villefranche, son frère et lui, dans une maison voisine et, se rejetant sur l’impossibilité d’avoir mieux, il n’avait, disait-il, pas trouvé, même un cabinet pour une femme de chambre, encore moins de place pour les domestiques et les équipages ; ce qui fit qu’excepté les maîtres, tout resta à Tarascon.

Par les soins perfides de l’abbé, la chambre d’Ambroisine se trouvait au premier étage, celle d’Euphrasie au second. L’abbé s’était fait donner deux clés de chacune de ces chambres ; et, pendant que le marquis s’assurait, dans la maison où l’avait placé son frère, qu’il ne pouvait y avoir de lit pour lui, Théodore arrangea ces dames ainsi qu’il vient d’être dit, et vint remettre au marquis la double clé de la chambre d’Ambroisine. — Ne te trompe pas ce soir quand tu rentreras chez ta femme, dit-il à son frère, voilà la clé de sa chambre ; souviens-toi que c’est au premier étage qu’elle loge, ayant donné la chambre du second étage à la jeune personne, comme moins commode que l’autre. — Je ne sais si j’irai, dit le marquis ; jusqu’à ce que sa conduite soit un peu plus claire, je n’ai pas trop envie de me rapprocher d’elle. — Mais rien encore ne légitime tes craintes, dit l’abbé. Continuons d’observer : au sein de la familiarité que donne le lieu que nous habitons maintenant, il nous sera facile d’éclaircir nos doutes. Je t’ai promis mes soins, compte sur eux, mon frère, et jusque-là, ne traite pas ta femme avec trop de rigueur ; je crois qu’elle ne le mérite pas. — Hé bien ! dit Alphonse, j’irai donc chez elle ce soir ; mais il est de bonne heure, allons faire un tour dans la prairie.

Villefranche et les deux frères vont se promener. On rentre à onze heures du soir ; et comme les deux dames étaient restées chez elles, à s’établir ou à préparer leur toilette du lendemain, Alphonse, muni de la double clé, et sûr de trouver Euphrasie chez elle, se présente à l’étage qui lui est indiqué par son frère. À peine est-il sorti, que Théodore le suit, le devance dans les ténèbres ; de manière que tous deux, munis des clés qu’il leur fallait, l’abbé monte chez sa belle-sœur au second, et le marquis, croyant entrer chez sa femme, s’arrête au premier, s’enferme avec soin, et, sans s’en douter, dans l’appartement d’Ambroisine. — Chut ! dit Théodore à la marquise, en s’introduisant chez elle, et la trouvant prête à se coucher, je crois que, pour ce soir, j’aurai réussi à vous éclairer. Votre mari, que j’ai suivi pas à pas, et sans qu’il m’aperçût, quoiqu’il sût très bien que c’était ici votre chambre, vient d’entrer furtivement dans celle d’Ambroisine. Par cette ouverture, pratiquée au plancher de votre chambre, et qu’on nomme ici un judas, nous allons voir tout ce qui se passera chez Ambroisine. — Oh ! ciel, quel coup de lumière ! Mais soutiendrai-je ce qu’il va m’offrir ? Oh ! mon frère, quel affreux service vous me rendez ! — Je le sais, mais il fallait vous convaincre. Si j’avais vu le marquis monter chez vous, je n’aurais rien dit, mais, le voyant entrer chez Ambroisine, je me suis empressé de vous engager à tout voir ; et l’inquiète Euphrasie se précipite sur l’ouverture que lui indique Théodore. Quel spectacle pour cette malheureuse épouse ! Elle voit Alphonse s’enfermer chez Ambroisine, s’approcher du lit où elle repose déjà, et s’y introduire à ses côtés ; les forces lui manquent ; elle ne peut en avoir davantage… Elle jette sur ses épaules le premier vêtement qu’elle trouve, se précipite dans l’escalier, au bas duquel la seule personne qu’elle rencontre est Villefranche. Prendre le jeune homme sous le bras, l’entraîner dans la rue, en se contentant de lui dire : — Partons, monsieur, partons, je ne veux pas rester plus longtemps dans le séjour exécrable où l’on me déshonore… Tout cela est l’affaire d’un instant ; et Villefranche, que l’abbé avait prévenu de la possibilité de ce que réalisait Euphrasie, ne lui oppose aucune résistance. On se rend à l’auberge des voitures ; on en loue aussitôt une pour Gange ; Villefranche y fait monter la marquise, et l’on part.

Maintenant que nous avons deux scènes à suivre, commençons par celle d’Ambroisine, et laissons la marquise voyager avec celui qu’elle enlève pour sa sûreté, et qui va peut-être devenir la cause de ses malheurs.

Dès que mademoiselle de Roquefeuille eut été réveillée par l’approche du marquis qu’elle était loin de supposer dans sa chambre, elle pousse un cri si affreux que Théodore se présente aussitôt à sa porte, pour connaître, dit-il, ce qui peut occasionner cet effroi. — Qu’est ceci, mon frère ? dit-il, dès que la porte lui est ouverte, vous ne m’aviez pas fait part de ce projet. — Qu’appelles-tu projet ? répond Alphonse avec humeur, je n’en conçus jamais de contraire au respect que je dois à mademoiselle ; je te l’ai dit dans tous les temps, et je lui renouvelle devant toi mes plus sincères excuses de l’erreur que vient d’occasionner cet imbroglio. Ne m’as-tu pas donné cette clé ? — Assurément. — Ne m’as-tu pas dit que c’était celle de la chambre de ma femme ? — Sans doute, mais j’ai ajouté en même temps que l’appartement de ta femme était au second, et je ne sais pourquoi tu viens au premier. — Mais cette clé ? — Est celle de la chambre de ta femme au second. Viens t’en convaincre en l’essayant. Le marquis monte, la clé ouvre. Théodore était trop adroit pour avoir négligé cette double précaution. Mais que devient Alphonse, quand il ne voit plus personne dans la chambre, et un trou ouvert dans le milieu ? — Oh ! juste ciel ! elle me croit coupable, s’écrie-t-il, et comment la désabuser maintenant ? Où est-elle ? Qui sait où l’auront précipitée les effets de son désespoir ?… Oh ! mon ami, je suis le plus infortuné des hommes.

— Volons sur ses traces, dit l’abbé ; ne perdons pas une minute : peut-être apprendrons-nous de ses nouvelles. — Ah ! mon cher frère, s’écria le marquis, la plus grande preuve de l’innocence de ma femme est l’effet que produit sur elle la crainte de mon infidélité. — Eh ! ne t’ai-je pas toujours dit qu’elle était sage ?

Les deux frères, pendant qu’Ambroisine, à qui on laisse ignorer l’évasion d’Euphrasie, se calme et se remet au lit, les deux frères, dis-je, courent sur les pas de la fugitive et commencent leurs recherches par la maison de Villefranche. Point de nouvelles : une bougie encore allumée sur la table, des vêtements négligemment épars sur des fauteuils, et toutes les apparences d’une fuite précipitée. — Ils sont ensemble, s’écrie le marquis, et tu te trompes en la croyant seule. Mais c’est mon premier tort, ou plutôt l’apparence de tort qui occasionne le sien, et me voilà le plus à plaindre des époux. Malheureux voyage !… Complaisance blâmable de ma part !… Il semblait que je pressentisse tout ce qui vient de se passer. Allons, mon ami, ne perdons pas de temps ; parcourons les rues de la ville ; informons-nous de tous côtés… Cette partie de plaisir est affreuse pour moi… J’en avais toujours combattu le projet.

L’abbé, toujours fertile en ruses, en avait imaginé une seconde, dont l’emploi pouvait être incertain, mais qu’au besoin il avait toujours préparée. À peine son frère et lui sont-ils au bout de la rue qu’ils habitent, qu’un factionnaire leur crie : — Il est minuit, on ne passe plus. — Mais, monsieur. — On ne passe plus, vous dis-je. — Retournons sur nos pas, dit Théodore ; peut-être une issue plus facile se présentera-t-elle du côté où nous logeons. Mais, à peine sont-ils à l’autre extrémité de cette rue, qu’un nouveau factionnaire leur crie la même chose ; ils ne peuvent même plus rentrer chez eux. — Mais, monsieur, il n’y a qu’un instant… vous n’étiez pas là. — Cela est vrai, monsieur, on ne nous pose qu’à minuit. — Ainsi, nous voilà donc prisonniers dans la rue ? — Oui, messieurs, jusqu’à ce que la patrouille passe ; on vous mènera au corps de garde, et l’on verra qui vous êtes. — Oh ! ventrebleu, tout cela m’ennuie, dit le marquis, en mettant l’épée à la main ; il faut que je passe, ou que je tue celui qui s’y oppose. À ces mots, la sentinelle appelle à lui. — Sauvons-nous, sauvons-nous, dit l’abbé ; ne nous faisons pas ici une plus mauvaise afi’aire que celle que nous y avons déjà. Dans un instant il va faire jour ; entrons dans un café, et reposons-nous-y jusque-là.

Le motif de cette seconde ruse se devine aisément ; l’abbé qui l’avait arrangée, en plaçant et payant lui-même les deux prétendus factionnaires, prévoyait l’évasion, et voulait, par ce moyen, faire gagner aux deux fugitifs le temps qui leur était nécessaire pour qu’il devînt plus difficile de les rejoindre, et que tous deux pussent mieux tomber dans les nouveaux pièges qui leur étaient préparés.

— Poursuivons nos recherches, dit le marquis dès qu’il fut jour ; et, après s’être informés partout, ils entrent enfin dans l’auberge des voitures, où ils apprennent bientôt qu’Euphrasie et Villefranche sont ensemble, et que c’est vers Gange qu’ils ont dirigé leurs pas.

Alphonse veut partir à la minute ; mais l’abbé, qui ne cherche qu’à prolonger, représente à son frère qu’il est impossible de laisser Ambroisine seule dans une chambre garnie, et leurs équipages à Tarascon. — Tout cela ne finira pas, dit le marquis ; et pendant ce temps qui sait ce qui peut se passer entre ma femme et ce jeune homme déjà fort amoureux d’elle ? — Mais ne viens-tu pas de dire que la démarche d’Euphrasie était la preuve du cas qu’elle faisait de ton cœur ? Pourquoi donc s’alarmer maintenant ? Sois conséquent dans tes soupçons, et ne t’inquiète pas plus qu’il ne le faut. — Oui, répond le marquis, toujours agité ; mais songe donc qu’elle part irritée contre moi, et que rien n’est à craindre en pareille occasion comme la vengeance d’une femme.

Cependant on marche toujours ; les voitures arrivent à Beaucaire ; on s’y place avec Ambroisine, très affligée de n’avoir retiré, pour tout plaisir dans ce voyage, qu’elle avait entrepris avec tant de joie, que les désagréments d’une aventure à laquelle son innocence et sa candeur ne concevaient rien, et qu’on ne lui expliqua qu’à deux ou trois lieues de Beaucaire, et sans que l’abbé qui la racontait lui en dévoilât les motifs.