La Marquise de Gange/Chapitre IX

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Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 206-236).



CHAPITRE IX


Le lendemain de l’arrivée de madame de Gange à Avignon, les trois frères vinrent lui rendre leur première visite. Le marquis se conduisit à merveille : l’intérêt, en ce moment, parla plus haut que tout autre sentiment dans son cœur. — Mille excuses bien sincères, madame, dit Alphonse, si vous n’avez recueilli que des malheurs dans la violence de mon amour pour vous. Comment se garantir d’un peu de jalousie, en aimant une aussi belle personne ? Nous avons été abusés par les fourberies, par les ruses d’un étourdi dont je dois détester jusqu’à la mémoire, puisque c’est à lui que je dois attribuer mes injustices envers vous. Puis-je me flatter de voir mon repentir effacer mes fautes ? — J’ose t’en répondre pour ma charmante sœur, dit le chevalier de Gange, qui n’avait pas vu cette jolie femme sans une prodigieuse émotion ; et je me flatte qu’elle ne me démentira pas. — N’en doutez point, mon cher frère, dit Euphrasie, en embrassant tendrement son mari : comment penserais-je encore à des malheurs qui n’eurent d’autre cause que l’amour de ce tendre époux ; et, comment la douleur qu’il témoigne de ce qui s’est passé n’absorberait-elle pas tout ressentiment dans mon cœur ?

On s’occupa des affaires de la succession ; le marquis offrit ses services ; madame de Châteaublanc remercia, en disant, sans aucune aigreur, sans aucune espèce de ressentiment, que ses gens de confiance étaient déjà chargés de tout ce qui avait rapport à cela, et qu’il était inutile que son gendre prît aucune peine.

Un air sérieux et réfléchi caractérisa de ce moment les traits d’Alphonse ; il s’inclina, en assurant avec froideur que le désir seul d’éviter des soins à sa belle-mère et à son épouse l’avait engagé à cette offre ; mais que tout ce que feraient ces dames serait à merveille.

On parla ensuite d’acquérir un bel hôtel, rue de la Calade, où toute la famille pourrait se loger les hivers ; et la marquise, sans rejeter ce projet, en éloigna cependant l’exécution jusqu’à la liquidation des revenus arriérés de la succession. Madame de Châteaublanc fut de cet avis, et il prévalut. — Nous ne nous verrons donc jusque-là qu’en cérémonie, dit Alphonse assez froidement ; cela est très désagréable quand on s’aime. Cependant, ajouta-t-il à sa femme, je suis loin de vouloir vous déplaire, et toujours vos désirs seront des lois pour moi. — D’ailleurs, dit le chevalier, continuant d’être fort ému près de la marquise, nous nous réunirons les étés à Gange. — Oh ! je l’espère, dit Alphonse, et je me flatte aussi que les désagréments éprouvés dans ce château par ma chère Euphrasie s’oublieront auprès d’un époux qui ne cessera jamais de l’adorer.

Toute la famille dîna chez madame de Châteaublanc, et l’on fut le soir à l’assemblée chez le duc de Gadagne, qui faisait pour lors les honneurs d’Avignon.

La marquise, qui était attendue, avait attiré toute la ville ; elle parut au milieu du cercle comme l’astre du printemps, que n’ont point obscurci quelques nuages d’hiver. Une sorte de langueur, répandue sur toute sa personne ; ce léger balancement d’une taille souple et légère, qui donnait, en la voyant, l’idée d’une branche de roses qu’agite un instant le Zéphyr ; ces tresses de cheveux bruns artistement enlacés sur la plus belle tête ; ces moindres gestes, qui prêtaient une grâce de plus à chacun de ses mouvements ; ce son de voix flatteur qui ne se faisait entendre que pour prononcer des choses spirituelles et douces ; la réunion de tant de charmes enfin produisit une exclamation générale, quand elle entra dans le salon ; et ses rivales mêmes la louèrent ; triomphe bien rare pour une jolie femme, mais qui, étant décerné à l’unanimité, assura pour toujours, dans Avignon, le prix de la beauté à l’intéressante Euphrasie.

Un descendant de Laure, poète à la mode dans la bonne compagnie, lui glissa cet impromptu aussitôt qu’elle entra :

          Autrefois de cette cité
  Laure, dit-on, était la plus jolie ;
          Ah ! sans les grâces d’Euphrasie,
  Elle arrivait à l’immortalité.

On savait bien quelque chose des malheurs de la marquise de Gange ; mais, la galanterie avignonnaise l’emportant ici sur le penchant des habitants de cette ville à la calomnie, on ne se permit tout bas que quelques légères réflexions ; l’abbé et le marquis disparurent avant le souper ; madame de Châteaublanc n’était pas venue, de sorte qu’elle n’eut plus que le chevalier pour la ramener chez elle ; et, comme il était de bonne heure, il demanda à Euphrasie la permission de causer un instant avec elle.

— Rien de flatteur, lui dit le chevalier, comme les hommages qui viennent de vous être prodigués ; et, ce qui l’est encore davantage, c’est de les mériter comme vous le faites. — Toutes ces politesses sont d’usage, répondit Euphrasie ; je n’ai point encore paru dans Avignon depuis que je suis arrivée de Paris. On est fort curieux ici ; on a voulu se satisfaire, et l’on a cru devoir me louer : de là seulement sont nés les éloges dont vous voudriez que je m’enorgueillisse : ceux de mon mari sont les seuls auxquels j’aspire, et je n’en désirerai jamais d’autres. — Il a eu, dit le chevalier, la barbarie de se refuser bien longtemps à la justice qui vous était due ; et, quelque éloigné que je fusse de vous, je vous assure que je partageais bien votre situation. — Qui n’a pas éprouvé quelques petits moments d’injustice dans la vie ? J’avais commis une imprudence, je devais en porter la peine. — Soit, mais vous conviendrez qu’elle a surpassé la faute, et que mon frère a été, je crois, beaucoup plus loin qu’il ne fallait. — Je ne serai jamais de votre avis, tant qu’il faudra trouver des fautes à Alphonse : celui qu’on aime a toujours raison ; l’excuser est un devoir ; lui pardonner une jouissance. — Quelle âme que celle de ma chère sœur, et qu’il est heureux, celui qui la captive ! — Vous voyez que non, chevalier ; car assurément Alphonse ne se croyait pas tel avec moi. — Vous avez beaucoup souffert dans tout ceci ? — Je revois mon mari, tout est oublié. — Mais ce Villefranche s’est bien mal conduit. — Il est des étourderies que l’on pardonne à l’âge : vous conviendrez qu’il en a été bien puni. — Mon frère a eu de la peine à arranger cette affaire. Il a dû vous dire que ce n’est que depuis peu de jours qu’il a reçu ses lettres de grâce. — J’imagine que c’est par délicatesse qu’il ne m’en a rien dit. — Comme tout vous porte à l’indulgence ! — C’est qu’elle est le fruit de l’amour. Il était votre ami, Villefranche ? — Oui, nous servions dans le même corps. Je l’aimais assez ; mais ses torts envers vous me désabusent, et j’avoue que je ne les lui pardonne pas. — Où l’existence finit, l’animosité doit se taire. Il est extrêmement pénible de poursuivre la mémoire d’un mort. Dès qu’il n’est plus là pour se défendre, ne trouvez-vous pas qu’il y a de la faiblesse, j’oserais même dire de la cruauté, à détester jusqu’à ses cendres ? La haine est un fardeau si pesant qu’elle s’anéantit tôt ou tard. Déposons-la donc au bord de la tombe ; qu’elle s’enveloppe dans le linceul de celui qui la fit naître. N’est-ce donc point assez que d’avoir haï jusque-là ? Nous devons faire de même à notre dernière heure ; il me semble qu’en ce moment terrible, je pardonnerais même à celui qui m’aurait ôté la vie : je ne voudrais pas que mes mânes errassent imprégnés de fiel autour de mes persécuteurs. Serais-je digne d’être assise aux pieds d’un Dieu de clémence, si j’en avais manqué moi-même ? En prononçant ces mots, un léger frémissement agita les nerfs d’Euphrasie, et elle changea de couleur, en détournant ses yeux du chevalier. Et, en effet, à qui… à qui, grand Dieu ! adressait-elle ces sublimes pensées ? N’eût-on pas dit qu’un Dieu s’exprimait par sa bouche, et la forçait à prononcer ce qu’elle semblait vouloir taire ?

— Madame, reprit le chevalier, ce qu’il y a de certain, c’est que j’aurais voulu me trouver là. Le marquis est jaloux, l’abbé fort sévère ; il vous fallait un pacificateur. Ici, le chevalier parut désirer des détails sur la détention de la marquise ; mais elle se refusa constamment à en donner. — Et pourquoi donc, dit-elle, rappeler des chagrins, quand on se trouve au milieu de ceux qui s’empressent à vous les faire oublier ? — Ah ! dit ardemment le frère du marquis, comme je voudrais les changer en plaisirs !… Permettez que je me retire, madame ; j’abuse de vos bontés, et je commence à craindre beaucoup de dangers auprès de vous. — Allons donc, chevalier, dit Euphrasie, avec le ton le plus aimable et le plus enjoué, n’attristez pas une conversation qui ne doit me conduire avec vous qu’à l’amitié que je vous jure, et dont vous vous rendrez toujours digne.

Le chevalier se retira ; et, en allant embrasser sa mère, avant de se coucher, Euphrasie lui fit part de l’entretien qu’elle venait d’avoir, en avouant que ce frère-là lui plaisait beaucoup plus que l’autre ; qu’elle lui trouvait de l’esprit, un joli ton, et surtout une douceur de caractère qui l’avait séduite, et qui lui aurait, imaginait-elle, épargné bien des tourments, s’il se fût trouvé près de ses frères à tous les événements du château.

Madame de Châteaublanc ne parut pas saisir cette idée, et elle dit à sa fille qu’elle était autorisée par ses malheurs à se méfier de tout le monde.

Le lendemain, toute la ville fut à la porte de madame de Gange. Ces marques de déférence étaient d’étiquette à Avignon ; mais ici, deux motifs de plus s’y joignaient : la curiosité, et le bruit étonnant qu’avait fait Euphrasie à l’assemblée du duc de Gadagne. Elle rendit ses visites en détail avec sa famille, et, tout en s’occupant à réaliser et à employer les cinq cent mille francs de la succession Nochères, on amusa, on dissipa tant que l’on put la belle marquise.

Le chevalier n’avait point caché à l’abbé la profonde impression qu’avait produite sur ses sens la femme de son frère. — C’est un ange, mon ami, lui dit-il, je n’ai jamais rien vu de supérieur à cette femme. Que de grâces, que de douceur, que d’esprit, que de gentillesse ! Comment n’es-tu pas devenu fou de cette femme pendant qu’elle était sous ta garde ? — Parce qu’on n’abuse jamais de la confiance, dit l’abbé, et que d’ailleurs j’étais chargé de soins si cruels ! — Il ne fallait pas les remplir. Tu l’as fait coucher sur la paille, dit le chevalier : malheureux ! C’était sur des roses qu’il fallait la faire reposer. Oh ! comme j’aurais adouci tout cela ; mais vous autres, gens d’Église, ou qui vous destinez à l’être, vous êtes d’une sévérité… Ce n’est pourtant pas là l’esprit de l’Évangile, mon cher, et tu ne seras qu’un mauvais prêtre. — Je ne le serai pas du tout, dit Théodore : tu sais bien que je puis me marier quand je voudrai, et très certainement je ne m’ensevelirai point dans un ennuyeux célibat[1]. Enfin, tu aimes Euphrasie, voilà qui me paraît déterminé ; et c’est moi que tu honores du rôle de ton confident. — Assurément je l’aime beaucoup, mais ce sera, tu le sens, la passion la plus malheureuse. Il faut bien se garder d’en parler au marquis : avec son éternelle jalousie, ce seraient des scènes à n’en plus finir, et je ne me consolerais pas des larmes que je verrais répandre pour moi à cette angélique créature. Enfin, je le répète, mon ami, comment est-il possible que tu sois resté aussi longtemps avec cette femme sans l’aimer ? — Je suis plus sage que toi, mon cher, voilà ma seule excuse ; mais ne trouves-tu pas Alphonse un peu froid avec elle depuis notre retour de Gange ? — Je l’ai remarqué comme toi : le marquis revient difficilement de ses premières impressions. D’ailleurs, cette succession lui donne de l’inquiétude ; et, dans le fait, sais-tu qu’elle donne beaucoup à réfléchir ? Tant que cette femme ne bougera pas, rien à craindre ; mais si elle prend des précautions, et sois sûr que sa mère lui en fera prendre, si elle en prend, dis-je, nous ne pourrons seulement pas manger cent louis là-dessus ; et il est dur, à notre âge, de nous trouver tous deux à la pension d’un frère, qui, quelque loyalement qu’il agisse, est loin cependant de satisfaire à nos désirs. Qu’inventer, mon cher Théodore, pour empêcher cette femme de s’emparer de tout cela en faveur de son fils ? — Ma foi, dit l’abbé, je n’y vois qu’une chose, c’est de multiplier les pièges sous les pas d’Euphrasie, en nous cachant tellement que nous ne puissions jamais être soupçonnés. Il faut que les chutes inévitables que nous lui ferons faire aiguillonnent plus fortement que jamais la jalousie du marquis ; que l’éclat dont nous environnerons ces chutes perdent sa femme de réputation, et que le marquis, la voyant toujours coupable et se déshonorant à chaque pas, devienne contraint, par cette série de torts, à lui faire juridiquement enlever toute disposition relative à l’héritage, de la conservation duquel on chargera l’un de nous trois ; et la marquise, alors regardée, ou comme folle, ou comme dissipatrice, ayant totalement perdu la confiance de son époux, étant déshonorée dans toute la province, sera de nouveau reléguée à Gange, et puis nous verrons le reste. — Bien, dit le chevalier, mais il faut prendre garde à des choses ici. La marquise n’a qu’à venir à nous soupçonner, au lieu d’empêcher ce qu’elle peut faire nous en précipiterons l’effet, et toutes nos peines se trouveront perdues. Secondement, nous avons dans la mère une surveillante bien fine ; et, pour peu que nous nous mettions à découvert, ce que nous craignons arrivera plus vite encore. — Et voilà pourquoi, reprit l’abbé, il faut nous déguiser avec un soin extrême. — Oui, mais cette femme que j’adore il faut donc continuer de la rendre malheureuse ? Il faut d’ailleurs que ces filets soient tendus par des gens qui me feront mourir de jalousie. — Oh ! mon ami, c’est de l’or qu’il nous faut, et nous devons tout faire pour nous en procurer. Tu ne sais donc pas qu’avec de l’or on a tout ce qu’on veut, et de plus belles femmes encore qu’Euphrasie ? — Impossible, il n’en est point qui la vaille sur la terre ; et tous les trésors de l’Europe ne m’en procureraient pas une que j’aimasse autant. — Cette effervescence se dissipera : nous connaissons les suites et les effets d’une passion. Crois-moi, mon cher chevalier, servons l’intérêt d’abord ; nous parlerons d’amour quand nous serons riches. — Eh bien ! résumons-nous : quelle est enfin ta dernière résolution ? — De faire tout ce qui dépendra de nous pour perdre cette femme, pour que son mari ne conserve pas même un léger mouvement d’estime pour elle. Faut-il enfin prononcer le mot ? Eh bien ! mon ami, il faut la prostituer dans Avignon ; la faire retourner à Gange, comblée d’opprobre et de chagrin. — Et la mère, le répéterai-je cent fois ? — Il y a mille moyens de s’en débarrasser. À l’âge qu’elle a, en la guettant bien, on peut la faire passer pour aliénée ; on l’interdit, et la voilà écartée de la tutelle. — On pourrait faire mieux, dit le chevalier ; mais tenons-nous au parti que tu proposes, et, surtout, déguisons-nous tellement qu’il soit impossible de nous reconnaître… Et mon amour, mon amour, au milieu de tout cela ? — Pourrait bien avoir des suites fort heureuses : je le vois ainsi maintenant, mais tu me diras tout. — Je t’en donne parole. Et l’on se sépara, avec la ferme résolution d’agir dès le moment même, d’après les plans infernaux qui venaient d’être dressés.

L’abbé, comme on le voit, n’était convenu de rien dans cette conversation. Il était trop adroit et trop fin pour s’afficher le rival d’un frère qui valait mieux que lui ; mais il espérait bien profiter des lacs dans lesquels il allait de nouveau ressaisir sa belle-sœur, pour remettre à exécution tous ses premiers projets.

Parmi le peu de personnes qui avaient l’honneur d’être admises chez madame de Gange, se trouvait une certaine comtesse de Donis, issue, par son mari, d’une famille florentine, établie dans Avignon lors du séjour des papes. Si cette femme avait, du côté de la noblesse, tout ce qu’il fallait pour être reçue en bonne compagnie, il s’en fallait bien que ses moœurs dussent lui en ouvrir les portes ; mais une profonde hypocrisie déguisait tellement son intérieur, son langage s’accordait si bien avec ce qu’elle voulait jouer, qu’elle en imposait généralement. Son mari, mort depuis quelques années, l’avait laissée veuve et sans enfants, dans un âge où les charmes légitiment encore les passions. Madame de Donis avait à peine quarante ans, une jolie figure, et une fortune assez considérable pour tenir un rang distingué dans la ville. On lui prêtait bien quelques amants ; mais ses intrigues étaient si mystérieusement filées que la calomnie n’osait pas l’attaquer, et qu’on eût eu sans doute plus de peine à croire à ses désordres, même en les voyant, qu’on n’en eût éprouvé à la croire vertueuse, sitôt qu’on l’entendait. Ces femmes-là sont beaucoup moins rares qu’on ne le croit, et toujours beaucoup plus dangereuses que de franches coquettes : on peut se garantir de celles-ci, jamais des autres.,

Madame de Donis, maîtresse de l’abbé de Gange pendant trois ou quatre ans, parut à cet homme dangereux très propre à le servir dans l’un des perfides projets qu’il nourrissait contre sa malheureuse belle-sœur ; il lui en fit part ; madame de Donis, pour qui une fourberie ou une méchanceté devenait une jouissance, en trouvant qu’elle pouvait se livrer à celle-ci avec le mystère qu’elle mettait à tout ce qu’elle faisait, accepta sans balancer ; et ce qu’on va lire devint le résultat du complot dans lequel il parut essentiel d’associer le marquis.

Madame de Donis, qui, comme nous l’avons dit, était parvenue à en imposer à madame de Châteaublanc, vivait avec elle et sa fille dans la plus grande intimité. S’ouvrant un jour à celle-ci : — Je suis fâchée, lui dit-elle, de cette espèce de désunion qui paraît établie entre le marquis de Gange et vous. Sa manière d’être commence à faire jaser dans la ville ; et, notamment hier, chez le duc de Gadagne, on parut extrêmement surpris de ce qu’il ne daignait pas même loger avec vous. — Mais cela tient, dit madame de Gange, à quelques arrangements d’intérêt et de famille, qui n’altèrent en rien nos sentiments. Nous ne nous en aimons pas moins, pour occuper deux maisons au lieu d’une ; et j’espère que vous nous verrez l’hiver prochain tous réunis dans le même hôtel. — Soit ; mais en attendant on cause, on invente, on veut trouver des motifs où il n’y en a point, et vous savez ce que c’est que le monde, et surtout celui de cette ville. Faut-il d’ailleurs vous l’avouer ? On croit s’apercevoir qu’il règne décidément un peu de froid entre vous. Parlez-moi vrai, ma chère Euphrasie, ouvrez-moi votre cœur avec assurance : quelle peut être la cause de cette altération dont tout le monde s’aperçoit ? La dissiper tient à votre félicité autant qu’à votre honneur. Je vous conjure, au nom de l’amitié que je n’ai jamais cessé d’avoir pour vous, de me parler sur cela avec toute la franchise que vous me voyez mettre à vous le demander.

Alors, la marquise dont on touchait le cœur dans sa partie la plus sensible, se jette dans les bras de madame de Donis, et lui avoue que rien n’est vrai comme ce refroidissement d’Alphonse ; mais elle proteste en même temps qu’elle en ignore la cause, et qu’elle donnerait sa vie pour la connaître et pour la faire cesser. — Voulez-vous que je vous parle vrai ? dit madame de Donis ; je crois votre mari très jaloux ; l’histoire de Villefranche, que beaucoup de gens savent ici, prouve une grande jalousie chez Alphonse : dans ce cas-là, les maris deviennent inévitablement plus froids ou plus emportés. Il paraît que le vôtre a pris le premier parti ; mais il est des moyens pour le ramener. — On m’en a proposé qui me font horreur. — Une infidélité, n’est-ce pas ? Oh ! je suis à cent lieues de cette perfidie, ma chère. Pendant que mon mari vivait, une circonstance à peu près semblable à la vôtre me mit dans le cas d’employer le parti que je vais vous conseiller ; il me réussit : écoutez-le avant que de le rejeter, et profitez-en, s’il vous convient.

« Quand un mari paraît se dégoûter des liens de l’hymen, il faut essayer de le ressaisir sur les ailes légères de l’amour. Cessez pour un instant d’être la femme du marquis de Gange ; devenez sa maîtresse : vous n’imagineriez pas ce qu’une femme adroite peut gagner à ce changement de rôle. J’échaufferai son imagination au point de le faire consentir à cette ruse. Un cabinet obscur vous recevra tous deux chez moi ; il n’ignorera pas qu’il est avec vous ; mais, pour rendre la scène bien meilleure, vous n’aurez pas l’air de vous supposer avec lui. Croyez que toutes les flammes de l’amour se rallumeront dans cette entrevue. Cédez, s’il vous en presse : que risquez-vous, dès que vous êtes sûre de ne tomber que dans ses bras ? Vous le verrez alors dans l’ivresse… dans ce délire qui n’existe jamais où règne l’habitude. L’illusion disparaît ; des bougies se rallument ; il voit la maîtresse qu’il a supposée dans son ardente et chère épouse ; et de ce moment, il retrouve, avec le lien de l’hymen, toutes les roses de l’amour.

Ce n’était pas sans agitation qu’Euphrasie avait écouté madame de Donis ; la passion la plus chaste colorait ses belles joues de ce mélange heureux de la pudeur et de la volupté ; des soupirs étoufiés agitent son beau sein et font palpiter son cœur comme celui de la colombe aux approches du compagnon de ses jeux.

— Mais, ma chère dame, dit-elle en se remettant, n’y a-t-il rien là contre l’honneur ? — Rien ; tout s’emploie pour vous rendre celui que la loi vous donne. — Contre la délicatesse ? — Encore moins ; peut-elle être ofiemée du dessein de reprendre auprès d’un époux les premières formes qui le séduisirent ? Cette manière, infiniment coupable avec un autre, devient vertueuse dans ce cas-ci, puisque votre unique objet est de rappeler votre époux au plus chaste lien.

Euphrasie se rend. On convient du jour. Il fallait, pour conserver toutes les apparences mystérieuses, n’arriver que le soir chez madame de Donis. La marquise arrive à neuf heures.

— Il y est, dit la comtesse ; il a trouvé la ruse charmante, et c’est avec délices qu’il consent à la mettre en jeu. Conduisez-vous bien ; souvenez-vous surtout qu’il se croit avec Euphrasie ; mais qu’Euphrasie ne doit rien dire qui prouve qu’elle est avec son époux. Mettez bien de l’art dans cette scène, et je vous garantis le succès. Un cabinet très sombre était préparé. Quelque sûre que fût la marquise de n’y trouver que son mari, elle n’y entre pourtant qu’en tremblant. Aucun jour ne pénètre dans cet asile solitaire ; aucun bruit ne s’y fait entendre, et la marquise était prévenue de parler bas.

— Est-ce vous, lui dit une voix douce, qui se voila de la même manière, est-ce vous, ô mon ange ? Que je trouve de délicatesse à cette façon de nous voir ! — j’ai eu beaucoup de peine à m’y prêter, mais que ne fait-on pas pour ce qu’on aime ! Au moins, n’abuse pas de ma faiblesse. — Non, mais tu me permettras d’user de mes droits. — Tu t’en supposes donc sur mon cœur ? — Ah ! les plus assurés : mon amour me les donne. — Combien ce mot d’amour me flatte dans une semblable situation ! — Ne tardons pas à nous en donner des preuves. — Voilà déjà que tu manques à tes promesses. — Je n’ai promis que de t’aimer… Quoi ! tu résistes ? — Ah ! le puis-je longtemps avec le seul homme que j’adore au monde… — Eh bien ! cesse donc de t’opposer aux preuves ardentes du même amour qui me consume aussi… Et la crédule Euphrasie, enlacée dans des bras criminels, qu’elle est bien loin de connaître, est au moment d’accorder à l’hymen ce que le crime allait profaner.

Tout à coup s’ouvre avec fracas une porte différente de celle par où elle est entrée… — Artificieuse créature, dit le marquis de Gange, s’éclairant de deux flambeaux, dont les reflets, frappant les yeux éblouis de la marquise, l’empêchent de voir un jeune homme s’échappant avec rapidité ; femme coupable et digne de tout mon courroux, poursuit le marquis en fureur, voilà donc comme tu multiplies tes désordres, et comme tu ne cherches pas même à les déguiser ! Mais Euphrasie, conservant son sang-froid, se jette dans l’appartement de madame de Donis, où son mari se précipite également. — Que signifient, dit-elle, avec ce noble courage que donne la vertu, que veulent dire, madame, les scènes horribles que vous m’occasionnez ? N’est-ce donc pas vous-même qui venez de me précipiter dans le piège, et n’est-ce donc pas avec mon mari que vous me ménagiez cette entrevue ? — Quelle fausseté, dit Alphonse, toujours en fureur. Si je n’étais pas avec vous, j’en étais fort près. Avez-vous dit un seul mot, dans ce tête-à-tête, qui prouvât que ce fût à moi que vous vous adressiez ?

— Et comment l’eût-elle fait, dit précipitamment la comtesse, puisqu’elle était bien sûre d’être avec l’amant qu’elle m’avait suppliée de lui laisser voir chez moi, ce à quoi je ne me suis prêtée qu’en avertissant son époux. — Impudente ! — Silence, madame, silence, poursuivit madame de Donis, il ne me convenait pas de rien faire pour vous dans cette occasion, mais tout pour un mari que je devais convaincre de votre mauvaise conduite ; et, lorsque, d’après vos instances réitérées, j’ai bien voulu vous accorder chez moi un rendez-vous avec votre amant, ce n’était qu’à dessein que les yeux de ce mari pussent enfin lui prouver l’inconcevable degré où vous portez à la fois et l’abandon de vous-même et la fausseté. — Monstre exécrable, dit Euphrasie, pâlissant de courroux, de quels abîmes de l’enfer es-tu donc sortie pour le malheur de la vertu ?

— Taisez-vous, madame, dit Alphonse, cette effervescence n’est plus de saison ; elle conviendrait peut-être à la sagesse : elle ne sert ici qu’à montrer plus hideux encore le vice dont vous vous souillez. Ne faites aucun esclandre, madame, il retomberait sur vous, et ne redoutez plus rien des élans d’une jalousie… qui disparaît avec mon amour. Je vous abandonne au mépris ; retournez en paix chez vous, et surtout point de bruit : le mystère et une meilleure conduite peuvent encore soutenir les chancelants débris de votre réputation ; elle est perdue, ainsi que la mienne, si vous faites d’indiscrets éclats.

— Je vous obéis, monsieur, dit Euphrasie toujours contenue, quoique dans un état violent ; oui, je vous obéis ; mais cette estime que vous voulez encore m’enlever… nouvelle plaie, que je ne dois qu’aux mains barbares de cette indigne créature, je la recouvrerai, monsieur, je la recouvrerai. Souvenez-vous que je saurai, par une conduite exemplaire et toujours soutenue, quand des monstres ne me persécuteront plus ; que je saurai, dis-je, vous forcer à me rendre ce que je n’ai jamais mérité de perdre. Et, s’adressant à la comtesse : — Trouvez de raisonnables motifs pour rompre avec moi, vous, madame ; mais surtout que je ne vous voie jamais, ou les efi’ets de ma vengeance surpasseraient ceux de votre fausseté.

La marquise retourna chez elle, bien décidée à ne rien dire, d’après la juste persuasion où elle était que, dans une aventure aussi malheureuse, il lui serait peut-être plus facile d’être convaincue que disculpée. D’après ce système, elle crut qu’elle devait se montrer dans le monde comme à l’ordinaire ; elle le fit.

Cependant, cette histoire, par les soins des scélérats dont elle était l’ouvrage, ne laissa pas de faire quelque bruit. C’est ce que voulaient ses persécuteurs, qui, devenus plus entreprenants par le succès de cette ruse, travaillèrent bientôt sur de nouveaux frais.

Pour mieux persuader le marquis, on pense bien que madame de Donis, agissant d’après les instigations de l’abbé, s’était bien gardée de dire à Alphonse que sa femme se croyait avec lui dans cette entrevue, ne lui ayant jamais ofi’ert la chose que sous le côté le plus défavorable à Euphrasie. On sent quelle nouvelle preuve de conviction acquérait ici le malheureux Alphonse, et comme il se fortifiait dans l’idée certaine que de pareilles scènes amèneraient imperceptiblement sa femme où son refroidissement et son intérêt désiraient la voir.

Il y avait alors à Avignon deux jeunes gens fort-aimables, doués de tous les dons de la fortune et de la figure, mais de la classe de ceux qu’on a depuis nommés des roués, c’est-à-dire des êtres qui, abusant de toutes les faveurs qu’ils ont reçues de la nature, ont l’injustice de considérer les femmes comme des êtres uniquement créés pour leurs passions, sans réfléchir au tort qu’ils font à la société, en entraînant à l’adultère de crédules épouses, au libertinage des filles séduites, et qui, une fois corrompues, n’apportant plus dans le monde que des vices, et souvent des crimes, tournent bientôt sur leurs suborneurs les dards empoisonnés dont ils eurent l’imprudence d’armer leurs débiles mains… Cruelle vérité, qui, faisant mieux que tout sentir le besoin urgent de la morale, devrait faire entendre au cœur de l’homme pur l’organe même de sa conservation. À quel point sont inconséquents ceux qui ne travaillent qu’à détruire les mœurs par leurs exemples ou par leurs écrits, puisqu’ils préparent eux-mêmes les malheurs qui doivent les punir !

L’un de ces jeunes gens se nommait le duc de Caderousse, l’autre le marquis de Valbelle ; plus riches que le chevalier de Gange, étant tous deux aînés de leur maison, ils n’en étaient pas moins liés avec lui, et ce fut à eux que, par les conseils de Théodore, le chevalier confia ses desseins, après quelques premières ouvertures.

— Vous avez vu ma sœur hier à l’assemblée, leur dit de Gange, en dînant avec eux chez le plus fameux traiteur de la ville. — Assurément, dit Valbelle, il n’est pas une femme dans Avignon qui la vaille. Si ce que tu exiges de nous dans ce moment-ci s’accorde avec ce qu’elle nous inspire, je te réponds que tu seras bien servi. — Vous n’y êtes pas, mes amis, ce n’est pas du tout vous que je veux servir ; c’est au contraire de vous que j’attends de grands services, et voici ce qui va vous paraître fort extraordinaire : je suis amoureux de cette femme comme un fou, et cependant je veux lui faire dans le monde tout le tort que je pourrai. — Parbleu ! dit Caderousse, il me semble qu’aussitôt qu’elle sera ta maîtresse, sa réputation sera bien effleurée. Tu possèdes assurément, mon ami, bien amplement tout ce qu’il faut pour déshonorer une femme. — Ce n’est pas encore cela : je vois, ou que je m’explique mal, ou que vous avez beaucoup de peine à me comprendre. En faisant ce que vous me dites, voilà cette femme sur mon compte ; or, il faut qu’elle soit sur le vôtre pendant que je la séduirai : il faut que j’aie le profit et vous les charges. — Valbelle, dit Caderousse, j’aime assez ce rôle-là ; car tu conviendras que, dans le fait, il vaut presque mieux, pour la réputation d’un joli homme, qu’on lui croie une femme que de l’avoir en effet. Allons, je me charge du personnage, poursuivit le duc ; mais tu me guideras, chevalier, tu me diras tout ce qu’il faudra faire ; et, en attendant, tu vas nous dévoiler ce qui t’engage à une pareille conduite. Alors de Gange expliqua à ses amis toute l’histoire de la succession, les craintes légitimes qu’avaient ses frères et lui que madame de Châteaublanc ne devînt tutrice de l’enfant du marquis à leur détriment, ce qui allait encore resserrer leur fortune au moins pour vingt ans ; qu’en donnant, ou faisant avoir des torts à la marquise de Gange et à sa mère, ils éloignaient ces deux femmes de l’administration de l’héritage ; qu’au travers de tout cela, si ses amis voulaient l’aider, il aurait assurément la marquise, et que, par conséquent il servait ainsi l’amour et l’intérêt, ce qui n’était pas toujours très facile à conduire de front ; que, pour se résumer enfin, ils seraient tour à tour les amants supposés de la marquise de Gange ; que lui serait le véritable, et que la victime de ces charmants projets irait ensuite pleurer tout à son aise dans une tour sa réputation perdue avec eux, son honneur perdu avec lui, et sa succession perdue pour elle.

— Voilà le plan le plus infernal qu’il soit possible de construire, dit Valbelle, et je crois qu’il faut convenir, chevalier, que tu l’emportes sur nous dans l’art savant de tromper et de ruiner une femme.

— Mes amis, dit de Gange, il y a des choses véritablement fâcheuses, mais dont la nécessité fait oublier le désagrément. Dès que j’aime cette femme, il faut bien que je l’aie ; et, dès qu’elle veut être plus riche que moi, il faut bien que je la ruine. Point de justice, point d’équilibre dans le monde, si ceux qui désirent n’ont rien, et si ceux qui n’ont rien à désirer ne partagent pas avec les autres. — Et que dira le marquis à tout cela ? objecta Valbelle. — Il s’arrangera d’un autre côté : il aura ici des femmes tant qu’il voudra, et de l’argent plus qu’il n’en espère. Vous voyez bien que je pense à servir ma famille. Oh ! croyez-moi, mes amis, j’ai beaucoup plus d’ordre et de raison que vous ne pensez. — Quand tu voudras nous le prouver, dit Valbelle, ne t’appuie pas sur la logique dont tu viens de te servir. Quoi qu’il en soit, c’est fini ; le chevalier nous a distribué nos rôles : tu commences, mon cher duc, et je te suis. — Voilà qui va à merveille, dit Caderousse ; mais si, par hasard, en travaillant pour toi, je trouve une belle occasion, je ne t’irai pas chercher pour en profiter. — C’est cependant ce que je voudrais, dit de Gange, et voilà ce qui fait que j’ai peur que tout cela ne finisse par nous brouiller. Au reste, ne réalisons pas d’avance la jolie fable de l’Huître et des Plaideurs. Il sera très possible que le joli petit poisson ne soit avalé par aucun de nous. Soumettons-nous aux circonstances, et voguons sur une mer assez passablement orageuse.

Quelques bouteilles de l’Hermitage et de Champagne scellèrent ce pacte désastreux, et l’on ne s’occupa plus que de son exécution.

Le carnaval dans lequel on entrait, communément bruyant et gai à Avignon, favorisait infiniment les projets du chevalier, fort applaudis de Théodore, auquel il en avait fait part. On crut qu’il fallait commencer par mettre la marquise en liaison avec les deux criminels agents du perfide chevalier, et l’abbé les présenta chez elle. Possédant tout ce qu’il fallait pour plaire et pour être admis dans le plus grand monde, ils furent parfaitement reçus d’Euphrasie. La mère du duc de Caderousse donnant le surlendemain un très grand bal chez elle, le jeune seigneur ne manqua pas d’y inviter la marquise.

Quoique très sage et très vertueuse, madame de Gange, dans l’âge des plaisirs, ne se refusait à aucun de ceux qui ne paraissaient pas l’écarter de ses devoirs : on doit même se rappeler que cela entrait dans ses plans, depuis son aventure chez la comtesse de Donis. Il lui devenait si nécessaire d’ailleurs de dissiper les chagrins dont elle venait d’être accablée ; tout ce qui l’entourait l’y engageait de si bonne foi, qu’elle accepta de la meilleure grâce du monde.

Quelque jolie que soit une femme, elle aime toujours à rehausser ses attraits de tous les agréments de la parure ; et la marquise avait l’art de prouver que, dans une femme honnête, un peu de coquetterie peut très bien s’allier avec la décence, et la parure avec la religion : n’est-il donc pas des jours de fêtes où ses ministres en donnent l’exemple ? Ce qui flatte les yeux va toujours à l’âme. La ferveur serait peut-être moins grande, si les autels n’étaient parsemés de fleurs, et si les ornements sacerdotaux n’étaient pas souvent couverts d’or.

Madame de Gange se trouve donc au bal, et la mieux mise et la plus belle. Le marquis et l’abbé étaient restés chez madame de Châteaublanc ; le chevalier seul donnait la main à la marquise. Même enthousiasme quand elle parut là que quand elle avait débuté au cercle du duc de Gadagne. On se rappela qu’elle avait dansé avec Louis XIV ; qu’un instant le jeune roi lui avait accordé la préférence sur la belle Mancini : tout cela fixa longtemps tous les regards sur elle, et les danseurs ne se lassaient pas de l’inviter. Le seul Caderousse, pour donner le change, parut s’occuper fort peu d’elle, et le chevalier alliait à son amour toute la décence dont il était capable.

Sur les huit heures du soir, le duc de Caderousse invita, sans affectation, la marquise à venir se rafraîchir dans une salle éloignée de celle où l’on dansait ; le chevalier la suivit. De préférence à tout ce qu’on lui ofl’re, la marquise, ayant fort chaud, préfère un consommé ; une écuelle d’or le contient, et c’est Caderousse qui le présente. À peine est-il pris qu’un voile épais s’étend sur les paupières d’Euphrasie : elle tombe sur un canapé, sans pouvoir résister au sommeil léthargique qui l’anéantit. À l’instant elle est enlevée et mise dans une voiture à quatre chevaux, qui s’élance avec rapidité vers le village de Cadenet, chef-lieu de la seigneurie de Caderousse, dans lequel se trouve l’antique château donnant son nom à la famille, situé à sept lieues d’Avignon, sur la route d’Aix, et dominant la Durance, par l’assiette très élevée qui lui sert de base.

Le mouvement de la voiture réveille la marquise ; elle baisse une glace, veut faire arrêter ; mais deux hommes qui l’accompagnent, et dont les rayons de la lune lui font voir le déguisement et les masques, l’empêchent aussitôt de crier, l’un en lui mettant la main sur la bouche, l’autre en lui saisissant fortement le cou. — Ah ! grand Dieu ! que m’arrive-t-il, dit la marquise, en se renfonçant malgré elle dans la voiture… Que vais-je devenir ? Pourquoi donc faut-il que je sois toujours la victime de mon imprudence ?… — Tranquillisez-vous, madame, lui dit une voix qui lui est inconnue, il ne vous arrivera rien de fâcheux, rien au moins de bien affligeant pour une jolie femme. — Mais c’est donc monsieur de Caderousse qui me fait cet affront ? — Non, madame, il n’est pour rien dans tout cela. — C’est donc mon beau-frère ? Il n’y avait qu’eux deux avec moi, lorsque j’ai pris ce breuvage soporifique. — Eh bien ! ce n’est ni l’un ni l’autre des deux personnes que vous nommez. — Je n’étais donc point au bal chez la duchesse de Caderousse ? — Vous y étiez, madame. — Mais le chevalier de Gange n’était donc pas avec moi ? — Il y était, madame. — Et ce ne sont point eux qui me font enlever ? — Non, madame, un philtre puissant vous a été donné dans le bouillon que vous avez pris. De ce moment, tout a changé de face : un homme très amoureux de vous s’est emparé de votre personne ; et, à l’instant où le chevalier de Gange et monsieur le duc volaient vous chercher du secours, l’homme dont nous vous parlons vous a emportée dans cette voiture, en vous confiant à nos soins. Nous sommes bien près de notre destination : là, madame, vous connaîtrez votre ravisseur ; là, vous verrez à vos genoux celui dont vous croyez avoir à vous plaindre, et là, comme font toutes les femmes, vous pardonnerez au criminel, uniquement en faveur de son crime. — Je ne pardonnerai rien, dit la marquise au désespoir, je ne veux rien entendre, rien connaître, je veux que vous me déposiez au milieu du chemin, et je trouverai facilement celui qui peut me faire échapper à l’indigne traitement que l’on me réserve. — Vous déposer ici, madame, dans cette périlleuse vallée de Lourmarin, où se réfugient les protestants, et où ils massacrent sans pitié ceux qui viennent les troubler ! — Ils seront pour moi moins à craindre que vous ; ils défendent leurs droits, vous outragez les miens : ces mêmes hommes dont vous voulez m’effrayer peuplent la terre que j’habite ; jamais je n’eus à m’en plaindre ; ils adorent le même Dieu que moi, et ne l’offensent pas comme vous. Laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je, ou je vais les appeler à mon secours.

Le seul résultat de cette menace fut de lever avec grand soin deux volets de bois artistement ménagés au-devant des glaces de la voiture, de recommander au cocher de doubler le pas, et de captiver plus fortement la marquise.

— Allons, subissons mon sort, dit cette infortunée : j’ai fait une faute, il faut que j’en sois punie. Divin Seigneur, j’implore ta pitié ; tu me préserveras de dangers aussi grands ; jamais tes bontés n’abandonneront la vertu faible et malheureuse : ah ! tu ne serais plus le vengeur du crime, si tu le laissais triompher sur elle.

Encore une heure de marche, et l’on arriva au milieu de la nuit. La voiture s’arrêta dans une cour extrêmement obscure, et la marquise n’aperçut en descendant que de hautes murailles qui lui dérobaient presque l’escalier par lequel on la fit monter, toujours guidée par ses deux gardes. Elle parvint dans un vaste appartement où elle fut enfermée avec soin. Les précautions les plus sûres étaient prises pour qu’elle n’en pût ouvrir les croisées, et le silence le plus effrayant régnait dans tout le château.

  1. On ne se lasse point de répéter cela, quoiqu’on n’en ait aucune certitude, et que les Mémoires ne disent point si l’abbé de Gange était, ou non, dans les ordres. Mais l’auteur, déjà très peiné de l’obligation où ces mêmes Mémoires le mettent de faire du scélérat Perret un vicaire de paroisse, n’a pas voulu qu’en devenant le maître d’engager ou non l’abbé de Gange dans les ordres, on pût dire qu’il a préféré le premier parti, dans la seule vue très coupable de jeter un ridicule sur un des ordres les plus respectables de la société.