La Marquise de Gange/Chapitre VIII

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Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 178-205).



CHAPITRE VIII


Le prudent abbé sentit que, dès que la mère savait que sa fille était au château, il allait devenir fort difficile d’empêcher la fille d’apprendre l’arrivée de sa mère ; pouvait-il assez compter sur Rose pour un pareil secret ? Les complices d’un mauvaise action ne sont-ils pas toujours dangereux ? Rose annonçait un bon cœur, de l’attachement pour sa maîtresse. Rien d’effrayant comme ces nuances de vertus dans l’agent du crime ; et cette manière impérieuse dont la nature reprend ses droits devrait arrêter tous ceux qui cherchent à les enfreindre.

L’abbé conclut donc qu’il était infiniment plus simple, et en même temps plus aisé, de brouiller deux femmes qui ne se voyaient pas que de compter sur la discrétion d’une fille qui les voyait toutes deux. En conséquence, au bout de quelques jours, il se représente chez Euphrasie.

— Madame votre mère et votre fils sont au château, dit-il en entrant. — Ma mère !… mon fils !… Oh ! grand Dieu ! quel rayon d’espérance vous faites luire à mes regards ! — Ne vous hâtez pas de les saisir, dit le perfide abbé ; ce rayon n’est pas aussi pur que vous paraissez le supposer. Madame de Châteaublanc est ici ; mais elle est outrée contre vous, et ne veut point absolument vous voir. Votre mari lui a fait lire les malheureuses pièces qui composent et qui prouvent vos crimes, et sa fureur est au comble. — Mais de quelles calomnies venez-vous donc me parler encore ? — Quoi ! vous niez toujours ? — Ne confondons rien, monsieur : l’acte du souterrain n’a été fait que pour conserver mes jours, et me donner par là les moyens de me justifier ; la lettre de Villefranche est fausse ; je ne l’écrivis jamais. — Pardon, madame ; mais une telle opiniâtreté vous condamne beaucoup plus qu’elle ne vous justifie : de la douceur, de la modération, des excuses vous conviendraient infiniment davantage ; elles prouveraient une belle âme, et le procédé contraire en fait voir une accoutumée au vice, qui croit annuler ses torts en les niant, et se mettre à l’abri de la punition ou de l’opprobre en rejetant sur les autres les horreurs dont elle est coupable. Ce comble de dissimulation, qui fait beaucoup perdre à l’accusé, ne lui fait jamais rien gagner. Ce n’est point ainsi que le repentir s’exprime, et le repentir seul touche dans un coupable. — Ainsi donc, selon vous, pour mériter l’estime des autres, il faudra consentir à se charger de crimes qu’on ne commit jamais ? — Non, mais quand ce crime est commis, il faut consentir à l’avouer, plutôt que de l’accroître en persistant à le nier. Mais renonçons aux arguments d’une vaine logique, bien souvent sophistique, et toujours inutile. Votre mère a lu ce billet de Villefranche, que vous niez avec tant d’audace. — Je n’ai point écrit ce billet ; je ne me laisserai point accuser sans me défendre, et mon silence serait un crime aussi grand que celui qu’on me prête. — Vous vous défendrez en justice. — Je demande à y paraître sur-le-champ. — Soyez sûr que votre mari vous y traduira bientôt. En attendant, contentez-vous de savoir que votre mère refuse votre visite, d’après la pleine conviction dans laquelle elle est de vos torts. — Et dans ce cas, qu’est-elle venue faire au château ? — Prendre des papiers utiles au voyage qu’elle va faire à Paris, pour arranger, s’il est possible, le malheureux duel dont vous êtes cause, et qui, faute de pacification, retiendra votre époux éternellement en pays étranger. — Est-elle au moins fâchée de ce que je ne puis la voir ? — Non, puisque ce refus vient d’elle. — Et voilà donc toute ma famille contre moi ? Éprouverais-je un sort plus affreux si j’étais coupable ? Et n’est-il pas bien dur que l’on réserve à l’innocence tous les dégoûts, tous les tourments qui n’appartiennent qu’aux forfaits ? Mais vous m’offriez, ce me semble, votre médiation, vos services, pour me laver d’un crime imaginaire, si je voulais en commettre un réel ? — Je vous fais les mêmes offres, mais au même prix. — Ainsi, vous ne voulez être vertueux qu’en me rendant coupable ? — Prenez garde que l’action qui vous effraie est beaucoup moins répréhensible que celle que vous vous étiez déjà permise ; songez que vous absorbez un très grand délit par un fort médiocre. — Je ne vois aucune différence entre le mal que vous me reprochez et celui que vous voulez me faire commettre ; étant le frère de mon mari, ce mal me paraît même beaucoup plus grand. — Vous n’avez pas rendu justice à mes sentiments : je ne veux que votre cœur, madame, et nous avons la preuve que Villefranche en exigeait de vous davantage. — Je n’ai jamais eu de rapport avec Villefranche, et je ne veux aimer que mon mari : la première partie de mon raisonnement réfute votre accusation ; la seconde vous prouve l’impossibilité de la récompense que vous exigez pour prix de vos services. — Eh bien ! madame, restons comme nous sommes ; ma mission est remplie. Je devais vous faire les adieux de madame votre mère, je vous les fais ; si vous avez quelque chose de particulier à me dire pour elle et pour votre fils, je m’en chargerai de même, et je me retirerai dès que j’en aurai reçu l’ordre de vous. — Eh quoi ! je ne verrai pas mon fils ? Il y a de la cruauté à m’en parler : dès qu’on ne voulait pas que je le visse, il fallait me laisser ignorer qu’il était ici. Que vous ai-je fait, barbare, pour me traiter avec cette sévérité ? — Quand vous plongez à plaisir le poignard dans le cœur des autres, il est bien singulier, madame, que vous vous plaigniez d’être vous-même traitée avec trop de rigueur. — Oh ! mon fils, tes caressantes mains n’essuieront pas les larmes que ton père fait couler chaque jour ; dis-lui du moins à quel point je l’adore ; en voyant sur tes traits cette tendre innocence, peut-être croira-t-il à la mienne ; et ces pleurs dont je ne puis t’arroser ne couleront plus si tu ne réussis.

Il était tard ; l’abbé se retira, en se préparant à aller le lendemain matin frapper sur le cœur de la mère les mêmes coups dont il venait de déchirer celui de la fille.

— Madame, lui dit-il en entrant chez elle, à quelque point que mon frère m’ait recommandé de ne point vous laisser voir votre fille, le désir de vous rapprocher, celui de tout concilier, m’avait fait monter chez elle, pour l’engager à se rendre chez vous. Jugez de ma surprise, quand je n’ai trouvé que de la résistance dans cet esprit rebelle. « Ma mère ne vient que pour redoubler mes maux, ou resserrer mes chaînes, a-t-elle dit je ne veux pas la voir ; elle me reprocherait des choses qui sont plus fortes que moi, et dont je ne saurais me repentir : est-on maîtresse des sentiments de son cœur ? Je puis, sans offenser personne, avouer maintenant mon amour pour le tendre objet que m’a enlevé la féroce jalousie de mon époux ; je n’ai plus que son souvenir pour consolation, et je ne suis pas disposée à souffrir des reproches que je ne crois nullement mériter. Ma mère va, dites-vous, à Paris, pour arranger l’affaire de mon mari : qu’elle y réussisse, j’adresse au ciel sur cela les vœux les plus sincères ; mais, dès que mon mari sera tranquille, je le prie de songer à notre éternelle séparation. Quand on ne peut plus posséder un cœur, il ne faut pas au moins le tyranniser. Rien d’atroce, rien d’injuste comme la prison où l’on me retient : a-t-on donc ce droit sur quelqu’un qui n’est pas jugé ? Et soustraire aux lois celui que l’on croit fait pour être traduit devant elles, n’est-ce donc pas outrager ces lois mêmes par un coupable aveu de leur insuffisance ? Aux souverains peut-être est donné ce pouvoir : auteurs et protecteurs des lois, ils peuvent corriger leur ouvrage ; mais ce droit, dont eux seuls peuvent jouir, n’appartient jamais aux familles. Oui, poursuit-elle avec impudence, oui, ce seul procédé, présenté devant les tribunaux, m’obtiendra promptement cette séparation où j’aspire. »

— Je suis forcée de croire tout ce que vous me dites, monsieur, répondit madame de Châteaublanc ; mais j’avoue que j’aurais bien voulu l’entendre de la bouche même de ma fille. — Ainsi donc, madame, la récompense de mes soins sera de me faire passer pour un imposteur ? — Il est si pénible pour une mère de recevoir de telles convictions ! Eh bien ! monsieur, dans l’affreuse impossibilité où je suis de m’éclaircir, je ne demande plus qu’une chose de vous : c’est de me faire serment sur ce Christ, placé dans ma chambre, de me jurer, dis-je, en face de lui et par lui, que tout ce que vous m’avez dit depuis deux jours est la vérité même ; que ce billet que vous m’avez montré a été véritablement écrit par ma fille au comte de Villefranche ; que l’acte du souterrain porte également les mêmes caractères d’authenticité ; qu’en un mot vous ne m’avez abusée sur rien. — Je n’aurais jamais cru, madame, que vous m’eussiez mis à une telle épreuve ; mais puisqu’elle vous est nécessaire, je m’y soumets. Et le monstre à qui ne coûtait aucun crime, lève la main, prononce devant son Dieu toutes les expressions que lui dicte madame de Châteaublanc, et prouve, par ce comble de scélératesse, combien il est malheureusement vrai qu’il n’y a que le premier pas qui coûte dans le crime, et qu’une fois franchi, il n’est plus d’égarement qu’on ne se permette, plus d’atrocités où l’on ne se livre. Puisse cet effrayant exemple contenir ceux qui étouffent le cri de leur conscience ! Ah ! qu’ils s’arrêtent au premier écart ; qu’ils réfléchissent sur tous les dangers du second, sur tous les maux qui doivent le suivre, et, contenus par les bons principes de leur enfance, par cette religion sainte dont on nourrit leurs premiers ans, ils éviteront bien des malheurs.

— Allons, monsieur, je vous crois maintenant, dit madame de Châteaublanc ; on doute toujours de ce qui affligé. Une douce illusion entretenait mon espoir ; vous me l’arrachez, il faut me résoudre ; et cette femme religieuse et sensible, se jetant aux pieds du même Christ, témoin du parjure de Théodore, s’écria toute en pleurs : — Ô mon Dieu ! donnez-moi le courage de supporter des peines aussi cruelles ; daignez surtout changer le cœur de ma fille, en y replaçant un jour ces vertus qui faisaient le charme de ma vie. Alors l’enfant se précipitant sur le sein de sa grand-mère, en la voyant inondée de larmes : — Pourquoi pleures-tu, maman ? lui dit-il, en la serrant dans ses petits bras. — Ô mon cher fils, répondit-elle en le baisant, puisses-tu toujours ignorer ce qu’il en coûte pour cesser d’aimer ce qui fit la gloire de nos jours ! Celui qui voyait les effets d’une crise aussi violente paraissait l’observer de sang-froid… Il est donc vrai que le crime éteint toutes les facultés de notre âme ; et combien est alors ennemi de lui-même celui qui laisse prendre un tel empire à un poison aussi destructeur !

Un assez long espace s’écoula dans cet état de choses, pendant lequel l’abbé ne voyait plus ces dames que par civilité, et sans qu’aucune explication vînt aigrir ses visites. Mais la marquise désirait trop vivement un éclaircissement pour ne pas entreprendre tout ce qui pouvait l’amener là. Elle fit tout auprès de la bonne Rose pour la séduire et pour se l’attacher ; et, malgré tous les dangers qu’elle y courait, l’honnête fille s’engagea à ménager à l’une de ces deux dames la faculté de voir l’autre.

On sent bien que la mère, instruite du désir de sa fille, et reconnaissant à cela seul une partie des impostures de l’abbé, consentit à tout ce qui se faisait à cet égard. Il ne fut bientôt plus question que d’assurer le succès d’une entreprise d’autant plus périlleuse que Perret ne s’endormait pas, et qu’il était aussi bien disposé à servir les deux frères que Rose pouvait l’être à se sacrifier pour la mère et la fille.

Tout fut donc préparé pour cette dangereuse aventure. Euphrasie devait descendre chez sa mère, dont Rose aurait soin de laisser la porte entrouverte.

On était au mois de janvier. L’intéressante Euphrasie se lève en frissonnant ; elle passe dans sa chambre, et ses yeux pleins de larmes se fixent un instant sur ce local jadis témoin de son bonheur. S’arrachant promptement d’un endroit dont le souvenir lui fait autant de mal, elle traverse la galerie qui réunit sa chambre à la chapelle. Rien n’assurait ses pas : les sages précautions de Rose n’avaient pas même permis une lampe. L’obscurité de ces vastes foyers n’était interrompue que par quelques pâles reflets des étoiles qui brillaient au ciel cette nuit-là, et qui métamorphosaient en fantômes les portraits élevés sur les murs de cette galerie. On était plus effrayé que servi par ces débiles secours, ne parvenant qu’au travers d’antiques vitraux qui les absorbaient encore. Au-delà de cette galerie, ces secours n’existaient même plus : il fallait pénétrer dans un long corridor dans lequel aucun jour n’était ménager. C’était au bout qu’était situé l’appartement de madame de Châteaublanc. Une bougie laissée sur la porte donnait, en vacillant, une lumière plus faible encore que celle qui venait de guider les pas d’Euphrasie. L’infortunée, plus tremblante que jamais, s’appuyait fortement sur l’épaule de son guide, lorsque tout à coup une main lourde et grossière saisit Rose par le bras. — Où allez-vous ? s’écrie Perret d’une voix de tonnerre. Retournez promptement chez vous, ou je vais en instruire monsieur l’abbé ; mais Euphrasie n’entend plus, elle est évanouie dans les bras de Rose, et c’est aidée de Perret qu’elle est en cet état transportée dans sa tour. Rose y reste pour la soigner, et le féroce agent du plus grand des monstres va refermer l’appartement de la mère et rendre compte de tout à son maître.

— Monsieur, lui dit-il, il n’y a pas de supplices assez cruels pour cette infidèle gardienne ; vous ne sauriez la punir trop sévèrement ; je vous y exhorte : tout ceci n’est que le résultat d’un complot arrangé depuis bien longtemps. Où en étions-nous, monsieur, si ces deux femmes se fussent vues ?

Théodore vole chez sa sœur. — Vous voulez donc, madame, aggraver votre détention et vos torts ? lui dit-il en fureur. Quel motif peut vous engager à séduire cette fille, et à vous rapprocher d’une mère… très décidée à partir sans vous voir ? Ici la marquise, qui ne pouvait répondre sans compromettre celle qui l’avait servie, se contenta de dire qu’elle seule avait forcé sa gardienne à lui ouvrir la porte, et à la conduire à une mère toujours adorée, et dont elle voulait détruire les fâcheuses impressions. — En ce cas, vous serez seule punie, dit Théodore, qui, n’ayant sous la main personne qui pût remplacer Rose, aimait mieux la gronder simplement, et la conserver, que de la punir en la séparant d’Euphrasie. Suivez-moi, madame, dit-il à sa sœur ; cette chambre est trop commode pour vous ; je vais vous en donner une où vos évasions nocturnes ne seront plus si faciles. Alors le farouche abbé, entraînant sa sœur avec cette colère féroce qui n’est dictée que par le crime, la plongea dans le cachot de cette même tour où l’air pénétrait à peine, et où elle ne trouva qu’un peu de paille pour se reposer. — Rose, prenez les clés de madame, dit l’abbé, et si vous en faites encore un aussi mauvais usage, ce même cachot vous servira de sépulcre. Ici l’infortunée marquise, résignée à tout, n’opposa qu’un noble courage à la bassesse de son bourreau : des larmes l’eussent fait triompher ; elle n’en répandit pas une ; et, semblable aux premiers chrétiens persécutés pour la foi, les portes de son cachot se refermèrent sur elle au bruit du chant des Psaumes où le saint roi demande à Dieu le pardon de ses ennemis.

Ô religion ! voilà tes douceurs ; plus de maux sur la terre pour celui que ta main console. Eh ! pourquoi s’affliger des tourments qu’on y souffre, quand la certitude de renaître au sein d’un Dieu de paix nous offre un si doux avenir !

— L’imprudence que vous avez commise cette nuit, madame, dit Théodore en entrant chez la mère de sa victime, ne s’allie ni avec votre âge, ni avec votre sagesse. Persuadée que de fortes raisons nous obligent à vous tenir dans cette triste captivité, par quel motif cherchez-vous à vous en affranchir ? — Pour m’éclairer, monsieur, je suis loin d’être convaincue, et je veux l’être. — Encore des soupçons, madame, après le serment que je vous ai fait. — Celui qu’il faut contraindre à faire un serment peut être coupable de l’atrocité qui le motive. Je veux absolument voir ma fille, et je ne quitte pas le château que je ne l’aie vue. — D’après cette ferme résolution, dit l’abbé ; je ne vous demande plus, pour y adhérer, que la réponse de mon frère. Je vais à l’instant faire partir un homme à cheval pour Avignon, et je me conformerai mot à mot aux intentions que le marquis me dictera : je ne suis que l’agent de ses volontés, et je lui ai juré de les accomplir. — Mais par quelles raisons, s’il vous plaît, dois-je dépendre de mon gendre ? et de quel droit me retient-il prisonnière dans son château ? — Vous vous y êtes rendue de plein gré, madame ; le reste est une précaution utile au repos et à la tranquillité de la famille, et dont je vous ai déjà fait sentir la nécessité. — Écrivez donc, monsieur, j’y consens, et je veux bien encore attendre la réponse.

Théodore se pressa d’écrire.

Les mémoires que nous consultons ne nous donnent que l’extrait de cette lettre ; mais la réponse, telle qu’on va la lire, s’y trouve consignée tout entière.

« Avignon, ce 25 janvier 1665.

« Un très grand changement survenu dans les affaires va nous contraindre à changer aussi nos plans. Tous les motifs de la détention de ma femme et de ma belle-mère disparaissent devant l’affaire majeure dont je vais te rendre compte.

« Monsieur de Nochères, mort depuis trois jours, laisse à ma femme l’immense fortune dont il jouissait. Une plus longue suite de mauvais procédés envers Euphrasie lui feraient faire, au sujet de cette succession, quelques arrangements d’autant plus désagréables pour nous qu’il s’écoulera vingt ans d’ici à ce que son fils soit maître de cette succession. Nous serions donc, si elle agissait contre nous, privés vingt ans de la tutelle, et par conséquent de la jouissance des biens du mineur. Il y aurait bien une façon d’avoir tout… Tu la devines… Et le chevalier de Gange, qui est venu ici en arrivant de son corps, me la conseille vivement ; mais j’ai aimé cette femme, j’ai chéri sa mère… Je ne suis pas d’ailleurs aussi fort que vous, mes amis, sur tous ces partis machiavéliques, et dont l’antique Rome et la moderne Florence nous donnent aujourd’hui tant d’exemples… Je ne t’en dis pas davantage : le chevalier assure que tu devines, et que tu es capable de l’exécution. Que veux-tu que je te dise ? Ou cela ou un raccommodement général qui, remettant ces dames en belle humeur, nous les ramène à Avignon bien disposées, et nullement portées à des procédés qui feraient passer cette fortune devant nos yeux, sans que nous osassions y toucher. Je t’embrasse, ainsi que le chevalier, qui brûle de te voir. »

Cette lettre parvint à Théodore, dans le portefeuille de l’exprès, et cachetée de manière à être à l’abri de toute infidélité.

Ce fut avec Perret que l’abbé en fit lecture. Quelles durent être leur surprise et leur tribulation, en recevant cette nouvelle ! — Le parti que vos frères vous laissent entrevoir serait assurément et le plus sûr et le meilleur, dit Perret ; et à votre place, je ne balancerais pas une minute : les voilà déjà soustraites au monde ; elles n’ont plus qu’un pas pour en disparaître tout à fait. — Assurément, répondit Théodore, et je ne m’en ferais pas, je t’assure, le plus léger scrupule ; mais ne heurtons pas nos intérêts quand nous ne devons penser qu’à les servir. Je conçois tout le danger qu’il y a de laisser à des femmes mécontentes une aussi riche succession. Il y a certainement beaucoup à parier que, jusqu’à la majorité de l’enfant, elles prendront l’une et l’autre tous les moyens qu’elles pourront imaginer pour que cet héritage parvienne intact dans les coffres du mineur, sans que nous puissions en distraire une obole. Mais si nous nous défaisons d’elles… est-il bien sûr d’abord que nous le pourrons en sûreté ; ensuite qu’il ne sera pas nommé un conseil de tutelle, pour garantir la succession, et pour s’opposer à toute espèce de distraction de notre part ? Les amis, les parents du testateur ne se réuniront-ils pas pour mettre l’héritage à couvert ? Nous n’avons pas, ni mes frères ni moi, des principes bien sévères sur l’économie ; on craindra nos déprédations ; on assurera l’héritage, et nous en serons encore beaucoup moins les maîtres que nous ne le serions quand ma sœur ou sa mère en seront les dépositaires. Euphrasie, toujours folle de son mari, fera, je le pense au moins, toujours bien plus pour lui que pour son propre fils. Nous avons aigri ces dames, je le sais ; mais rien ne se ramène aisément comme les femmes : leur cœur est naturellement si bon, si sensible, leur caractère si changeant, leur esprit si léger, qu’il y a toujours bien près chez elles de l’amour à la haine, et de la haine au pardon. Mon avis est donc de les relâcher sur-le-champ, de les consoler, de les adoucir, et de les renvoyer le plus tôt possible à Avignon, où le marquis fera ce qu’il voudra pour achever de les calmer. Je les conduirai moi-même, et sois certain, Perret, que ce parti nous réussira mieux que tout autre. Le brave Perret, toujours enclin aux partis extrêmes, fit une figure épouvantable, en voyant qu’on lui ravissait les moyens de commettre un crime. Il secoua trois fois son effrayante tête, et dit en jurant : — Vous êtes trop bon, monsieur l’abbé, vous êtes trop doux ; souvenez-vous que vous vous en repentirez, et que, tôt ou tard, vous serez forcé de revenir aux moyens les plus rigoureux, quand cela ne sera peut-être plus possible. — Mon ami, dit Théodore, tu me connais assez pour être bien sûr que ce n’est pas de l’action proposée que je suis effrayé ; je ne le suis que de la certitude de sa parfaite inutilité, et de celle de la voir tourner à notre détriment beaucoup plus qu’à la fortune. Qu’il te suffise de savoir que tu seras content de moi dans l’occasion. Et Perret, calmé fort à contre-cœur, fut se nourrir, comme le serpent, du venin qu’il ne pouvait lancer.

La sensible Euphrasie implorait à genoux le Dieu de bonté et de miséricorde, dont seul elle attendait un peu de soulagement à ses maux, lorsque Théodore entra chez elle.

— Tout est changé, madame, lui dit-il, et pour ne pas différer l’éclaircissement des nouvelles heureuses que m’apprend Alphonse, veuillez me suivre chez madame votre mère, afin qu’elle les apprenne en même temps.

Euphrasie, dont l’âme exercée par le malheur avait acquis de la maturité, soutint ce, changement de situation avec la même tranquillité qui l’avait soutenue dans l’infortune, et suivit son frère dans l’appartement de madame de Châteaublanc. Mais ici cette âme, trop longtemps contenue, se brisa, et ce fut en larmes qu’elle tomba dans les bras de sa mère. Madame de Châteaublanc partagea bien ce tendre mouvement. Les âmes sensibles n’ont qu’un même langage ; elle et le jeune enfant arrosèrent Euphrasie de leurs pleurs, et de longtemps aucun des trois ne put prononcer une parole.

— Veuillez vous remettre, mesdames, je vous en supplie, dit Théodore, et prêter toutes deux une égale attention aux grandes choses dont je suis chargé de vous instruire.

On se calme, on s’assied, on écoute l’abbé.

— À moins que d’être pourvu de la sagesse et de la prescience de Dieu même, dit Théodore, il était difficile de ne pas croire Euphrasie coupable des torts que mon frère et moi lui imputions. Les aveux de Villefranche la condamnaient il se vantait d’un triomphe impossible sur la plus vertueuse des femmes ; il porta l’effronterie jusqu’à m’en faire confidence, et compromit ma sœur dans mille occasions différentes. À l’appui de ces demi-preuves, la terrible catastrophe du parc, le hasard qui en rendit mon frère même témoin, et enfin le billet trouvé dans la poche du mort, achevèrent de compléter la masse des preuves. Qui n’eût pas été persuadé par de telles présomptions ? et, avec la jalousie de mon frère, qui ne s’en serait pas trouvé révolté ? Il a agi contre vous, madame, poursuivit Théodore, en regardant Euphrasie, par deux motifs égaux dans leur base. Il m’avait supplié de chercher à vous faire croire que j’avais pour vous les mêmes sentiments que Villefranche : d’abord, pour que je pusse voir si votre penchant naturel vous portait à de semblables fautes ; ensuite, pour me donner les moyens de gagner votre confiance, et tirer de vous la vérité des faits, si nous eussions vécu l’un et l’autre dans une plus grande intimité. J’ai mis ces deux moyens en usage, et je dois ici l’aveu public qu’ils n’ont servi qu’à faire mieux éclater votre innocence. Tout était soigneusement écrit chaque jour à mon frère, qui, ne cessant d’être pénétré de vos torts, s’éloignait toujours de tout ce qui pouvait prouver votre justification. Afin de ne pas se noircir dans le monde, la détention de madame de Gange commençant à faire du bruit, il fit partir madame de Châteaublanc pour Gange, et l’on publia dans Avignon que la sévérité qu’il employait avec sa femme était d’accord avec sa famille, et qu’aussitôt qu’il y envoyait sa belle-mère et son fils, cette sévérité n’était pas aussi grande qu’il plaisait à certaines gens de la peindre, dans une ville où l’on sait que la calomnie circule avec la même facilité que les vents impétueux dont elle est journellement tourmentée. Je devais donc, au bout de quelque temps, ménager l’entrevue dont votre impatience abrégea l’époque, que je ne diférais que par de bonnes raisons ; et, sur votre explication mutuelle, j’établissais une opinion décisive, dont mon frère promettait enfin de se contenter. Ce fut dans cet intervalle, poursuivit l’abbé, en s’adressant à madame de Châteaublanc, que vous exigeâtes un serment que je ne crus pas devoir balancer à vous faire, d’après les preuves que j’avais de la réalité des pièces qui étaient en ma possession. Voici les originaux de ces pièces : l’une, celle du souterrain étant connue, on s’y arrêta peu : on n’attendait de celle-ci qu’une conviction morale ; on ne pouvait douter de son existence physique. L’autre attira donc plus particulièrement l’attention : les deux dames se saisirent avidement de cette lettre ; elles en dévoraient les mots. — Que d’adresse ! s’écria Euphrasie. — Tranquillisez-vous, madame, dit l’abbé : ce papier a été bien effectivement trouvé dans les poches du mort ; mais il est aussi bien certainement l’ouvrage de la plus noire calomnie, fabriqué par Villefranche même chez un écrivain des environs. Le faussaire, dernièrement condamné pour de pareils délits, a lui-même avoué celui-ci. Il est donc clair que Villefranche avait à dessein ce billet dans sa poche, pour excuser son inconduite dans le cas de surprise, et vous perdre en se sauvant s’il le pouvait ; certain, a-t-il dû penser, que vous obtiendriez toujours plus facilement que lui le pardon de cette faute, d’un mari qui vous adorait. D’après cela, plus de preuves contre vous, madame, vous voilà complètement justifiée, et il ne nous reste plus que des regrets amers de la conduite que d’aussi graves soupçons nous forçaient tous à observer avec vous. J’ai maintenant une autre espèce de baume à verser sur vos plaies, ô ma chère sœur : monsieur de Nochères vient de mourir, en vous laissant une fortune dont vous connaissez l’étendue. Tel est le complément de mon discours. Permettez-moi d’être le premier à vous féliciter d’un changement de fortune aussi heureux et aussi général sur tous les différents points qui vous intéressent.

Alors le traître, se levant en versant des larmes aussi fausses que le cœur dont elles avaient l’air d’émaner, embrassa ces dames et son neveu, qu’il parut féliciter de la meilleure grâce du monde, sur une fortune inattendue, dont le rejeton des deux femmes aussi remplies de mérite et de vertus ne pouvaient sûrement faire un jour que le meilleur usage.

Un moment de calme et de repos devenant nécessaire après un pareil développement, l’abbé laissa ces dames, pour leur faire servir, quelques heures après, le repas le plus splendide, et dans lequel la joie, la tranquillité et le bonheur remplacèrent toutes les anxiétés dont on s’abreuvait depuis si longtemps. Là, s’arrangea d’une manière irrévocable le projet qui fit effectivement partir toute la compagnie dès le lendemain pour Avignon.

Lorsqu’une crise violente a brisé les nœuds d’une société, il est rare qu’une parfaite harmonie rétablisse les choses aussi promptement que les divisa la discorde : on se craint, on s’observe, on s’épie, et une sorte de froideur caractérise les premiers jours du raccommodement. C’est ce qui arriva à nos voyageurs : ils se parlèrent peu, et pensèrent beaucoup. Les remparts d’Avignon vinrent enfin frapper leurs regards ; et la certitude que l’entrée de cette ville rompait absolument les fers de nos captives, en faisant froncer le sourcil du persécuteur, dérida cependant le front de ses victimes.

Chacun se rendit à sa destination. Madame de Gange fut loger chez sa mère, et l’abbé rejoignit ses frères, qu’il promit d’amener promptement à ces dames.

Pendant que chacun s’établit, nos lecteurs nous permettront de leur donner une idée de cette ville au dix-septième siècle.

Avignon, célèbre par le séjour que les souverains pontifes y firent dans l’espace de soixante-douze ans, sous sept papes difi’érents, depuis Clément V jusqu’à Grégoire XI, restaurateur du Saint-Siège à Rome, est située dans une plaine aussi fertile qu’agréable. Assise sur la rive orientale du Rhône, cette ville pouvait être, par cette position, l’entrepôt d’un très grand commerce ; et elle l’eût été, sans l’inactivité, sans la molle indolence de ses habitants, qui, presque tous nobles, avocats ou abbés, admettaient à peine parmi eux quelques marchands. Il résultait de là que la quantité de consommateurs sans magasins de consommation devait, tôt ou tard, faire régner la misère dans une province où l’or, toujours écarté du pays, ne pouvait plus se trouver en harmonie avec ce qui devait lui être échangé.

Ce fut Innocent VI qui, pour se défendre des incursions de l’archiprêtre Cervolles, chef de bandits, éleva autour de cette ville les superbes murailles qui font l’admiration de tous les voyageurs. Un des autres motifs de ce pape, dans cette construction, fut encore de caractériser, par cet acte de grandeur, la souveraineté que son prédécesseur, Clément VI, venait d’acquérir de ce beau pays, à qui Jeanne de Naples, fille du bon roi Robert, venait de le vendre, en 1348, au prix de quatre-vingt mille florins[1] ; acquisition d’autant plus singulière que Jeanne n’avait pas plus le droit de vendre que le pape n’avait celui d’acheter. Une souveraineté ne peut s’aliéner ; et celui qui l’achète montre par là son impuissance à l’acquérir : les droits de celui qui l’occupe sont les plus puissants de tous ; car le droit d’envahir est celui de la force ; en voilà un du moins que n’avaient, lors de l’aliénation du Comtat, ni le vendeur, ni l’acquéreur : aussi, nos rois n’ont-ils jamais fait la plus petite difficulté de s’emparer de ce pays, toutes les fois qu’ils en ont eu besoin, ou lorsqu’ils ont voulu punir les papes.

Les pontifes, en retournant à Rome, laissèrent, pour les représenter à Avignon, des vice-légats, qui, placés là seulement pour six ans, ne s’occupaient, à l’exemple des pachas d’Égypte, qu’à faire de l’argent, en y vendant tout ce dont ils pouvaient disposer. Des femmes partageaient aussi l’autorité de ces vice-régents ; elles devenaient le canal des grâces : autre défaut d’administration, qui, se joignant à la nullité du commerce, contribuait infailliblement à ruiner un pays qui, par sa situation, devait surpasser tous ses voisins, ou du moins les appauvrir, en attirant à lui l’arôme de son suc nourricier.

La garnison de la ville était simplement formée de la garde d’honneur du vice-légat, autre motif d’appauvrissement, puisqu’il prive une ville du séjour des troupes contribuant à sa richesse, à son agrément, et à sa sûreté. Les cuisiniers, les maîtres d’hôtel, les valets de chambre composaient les phalanges avignonnaises, et, comme le service n’était ni long ni fatigant, les maîtres n’avaient pas au moins longtemps à se priver de leurs valets.

Une autre cause du malaise populaire de ce pays était l’indulgence du souverain, qui n’y levait aucun impôt.

L’exemption totale de l’impôt, en multipliant les aises du riche, plonge inévitablement dans l’inaction le peuple, qui n’a plus besoin de travailler, puisque les charges ne pèsent pas sur lui. D’ailleurs, l’enclavement d’un pareil État, presque mort, dans un plein de nerf et d’industrie, ne le conduisait-il pas inévitablement à sa ruine ?

Tous les peuples avaient un gouvernement ; Avignon seul n’en avait pas. Où les gens en place font ce qu’ils veulent, les affaires vont comme elles peuvent ; et cependant aucun souverain n’était despote comme le vice-légat : tout ce qu’il ordonnait était sans appel ; tous les arrêts des tribunaux se suspendaient dès que le vice-légat avait prononcé. Or, que sont les lois aux yeux d’un souverain qui les paralyse toutes les fois qu’il en a envie ! Les rois de France disaient : Je le veux ; le légat disait : Je l’ordonne.

Mais, afin de mettre à son comble l’appauvrissement de ce beau pays, croirait-on que la compagnie des fermes françaises payait deux cent mille francs par an pour que les habitants du Comtat ne fabriquassent ni tabac ni indiennes ; ce qui plaisait infiniment aux vice-légats, qui préféraient avec raison l’arrangement assuré qui leur procurait de l’argent à une industrie dont le produit ne devenait pas pour eux aussi certain. Au moins, s’ils fussent restés dans le pays, l’argent qu’ils gagnaient s’y serait répandu ; mais au bout de six ans, comme nous l’avons dit, ils disparaissaient avec les sommes envahies.

On voyait beaucoup de ducs et de princes dans Avignon, sorte de tribut que le gouvernement percevait au lieu d’impôt ; car il en coûtait pour se revêtir de ces titres, qui ne s’obtenaient que par des bulles semblables à celles des évêques. On eût dit que les papes, ne pouvant plus faire de rois, se dédommageaient en créant au moins de grands seigneurs.

L’inquisition était en vigueur dans le Comtat, mais moins rigoureuse qu’en Espagne ; ce qui fait qu’on y voyait beaucoup de Juifs. Cette même singularité s’observe au-delà des Alpes et des Pyrénées. Il semble que, par un mouvement naturel, celui qui a peur doive se rapprocher de celui qu’il craint, comme pour l’adoucir ou pour l’observer. Près de cet appareil de sévérité, se voyaient cependant des immunités ou lieux de franchise ; c’est une justice à rendre à l’Église, qui établissait pour lors dans tous les pays soumis à sa direction des locaux propres à donner asile au pécheur, afin de lui donner le temps de se faire absoudre avant que de se montrer devant ses juges ou de paraître dans le monde.

Au reste, les amusements de tout genre, les promenades, les bals, les concerts d’église, les goûters de parloir, et surtout la médisance étaient les occupations chéries des Avignonnais. Leur profonde oisiveté les portait à ce genre de dissipation, et certes il convenait parfaitement à leur caractère.

De tous les temps, et dans tous les pays, il y eut des choses de mode. Celle des dames de ce pays n’était pas d’aimer leurs maris, mais en revanche d’avoir, comme en Italie, des amants de trois ou quatre espèces, parmi lesquels le sigisbée, portant l’éventail et les gants en trottant près de la chaise à porteurs, était du plus grand usage.

En arrivant à Avignon, on n’était pas longtemps à savoir les intrigues du pays : la maîtresse d’auberge, en vous servant, vous mettait à l’instant au fait de tout ce que vous pouviez facilement vérifier vous-même pendant le séjour que vous pouviez y faire ; on vous en disait même souvent beaucoup plus qu’il n’y en avait ; car, chez tous les peuples fainéants, la calomnie est toujours bien près de la médisance. Pour avoir enfin tous les défauts des peuples désœuvrés, les Avignonnais étaient grands politiques.

Telle était en un mot la ville où la marquise de Gange allait passer quelques années chez sa mère, qui y demeurait, et où nous allons la voir en butte à de nouveaux événements, toujours préparés par ceux qui voulaient la perdre.

  1. Quarante-huit mille francs argent de France.