La Marquise de Sade/11

La bibliothèque libre.
Ed. Monnier (p. 351-370).
◄  X
XII  ►

XI


Affranchie de son esclavage conjugal, Mary rejoignit l’étudiant presque toutes les nuits ; Joseph le cocher n’avait plus besoin de l’accompagner, elle savait le chemin, et, vêtue de robes simples, ne prenant même pas de voiture, elle allait par les rues du vieux quartier, se perdant au milieu des vendeuses d’amour. Paul, tout à fait fou, ne discutait plus ses ordres, il prenait l’argent qu’elle apportait, le dépensant pour elle et pour lui, heureux de s’avilir puisqu’elle disait que cela l’amusait. Il avait abandonné brusquement ses travaux, car il se moquait de l’avenir sans elle. Il trouverait toujours une place d’imbécile, selon ses expressions, quand elle se dégoûterait de leurs plaisirs, et il entrevoyait un final idiotisme qui serait la consolation de sa perte, le suicide maintenant était trop indépendant, trop brave, il avait encore, elle partie, le besoin de penser éternellement à ses cheveux, à ses mains, à sa bouche, et pourvu qu’il y eût un coin sous l’arche d’un pont, il rêverait après avoir vécu. N’était-il pas sa chose, son bien, ne l’achetait-elle pas et devait-il se reprendre pour la mort ? Elle l’écoutait lui balbutier ces aveux, le caressant comme une proie qu’elle dévorait, morceau par morceau, le cœur un jour, l’honneur le lendemain. Quelquefois ils se rendaient au théâtre voisin, se dissimulant derrière des stores pour ne pas entendre la pièce et ne pas regarder les acteurs. Alors sa distraction était de lui chuchoter dans un moment d’effroi.

— Le voilà ! mon mari… ton père !

Il tressaillait jusqu’aux moelles, la suppliant de ne pas rire de cette situation qui les faisait si criminels. Mais elle demeurait gamine en plein vice, riait davantage le sentant frémir à ses côtés.

Peu à peu, ils se relâchèrent de leurs habitudes craintives. Mary assurait que le baron, enragé, glissait d’une débauche à une autre comme un être saisi de vertige. Elle l’avait pris sous le toit de sa propre maison essayant de violer sa femme de chambre ; depuis, elle se faisait hautaine, le menaçant d’une séparation qu’on aurait prononcée contre l’époux, malgré tous les torts de l’épouse. M. de Caumont passait l’eau quand il était en bonne fortune, il ne rentrait chez lui qu’à la pointe du jour, harassé de fatigue, ayant l’aspect d’un chien battu : son domestique lui administrait une douche après laquelle il buvait un verre de vin bouillant qui le remettait à neuf d’une manière étonnante, et vers dix heures il se sauvait, on ne s’imaginait pas où, toujours chassant la jupe. Paul Richard eut des doutes au sujet de son appétit féroce, il l’avait connu très réservé dans ses noces, se vantant de rester correct durant les plus bruyantes orgies. Mary, une nuit de bal masqué, mena son amant dans un salon dont la porte s’ouvrait devant une pièce de vingt francs : là elle lui indiqua le baron, vautré sur un canapé en compagnie de créatures un peu ivres, qui cependant lui résistaient tant il se montrait cynique.

— Oh ! misérables que nous sommes ! murmura le jeune homme, songeant que le père ainsi que le fils assouvissaient leurs passions avec l’or de sa bourse.

— Allons donc ! répliqua-t-elle, cela, je le veux ! Rappelle-toi que je voudrai toujours ce qui m’arrivera, je suis la maîtresse de vos destinées ; et quand je ne t’aimerai plus tu regretteras mon amour comme bientôt il regrettera la vie ! Vous n’êtes pas malheureux, vous, les inconscients. Vous n’avez qu’à vous laisser diriger le premier vers un lit, le second vers la tombe, et c’est moi qui ai tout le mal !

— Crois-tu qu’il se tuera ?

— Je l’espère bien, Paul !

— Tais-toi, Mary, balbutia-t-il, effrayé de son regard cruel. C’est lâche d’attendre l’agonie d’un homme qui m’a fait grâce…

— Préférerais-tu que j’eusse le courage de le tuer moi-même ?

Paul sortit, navré. Elle jouait avec ces idées funèbres comme avec les couteaux brillants que font tournoyer les jongleuses. Quand il lui parlait de son oncle, le professeur vénéré de jadis, elle interrompait ses doléances, lui assurant qu’il avait moins valu que celui-là, que tous ces gens usés étaient des sales, des corrompus, il n’y avait que les jeunes qui fussent drôles et encore s’ils se résignaient aux coups de griffe et aux morsures. Paul inclinait le front, ne disant plus rien. Il aurait eu grand tort de se plaindre puisqu’elle le choisissait dans la jeunesse, puisqu’elle aimait sa belle sève débordante. Certains garçons robustes mais blonds ont de ces passivités de filles dès qu’ils ont l’âme ensorcelée. Elle inventait des supplices très mignons pour éprouver à toutes les minutes sa docilité d’amoureux. Souvent elle lui promettait de venir, elle ne venait pas, sachant qu’il pleurerait de dépit et arrivait lorsqu’il n’osait plus l’attendre.

Maintenant ses hémorragies étant moins fréquentes, elle avait découvert des petits points sur sa peau, entre l’épiderme et la chair. Elle les tirait à l’aide de ses ongles formant l’amande, en laissant le sang fluer hors les trous des pores élargis ; lui ne bougeait pas, mais son épaule ou son dos finissait par lui cuire tellement qu’il se fâchait, les larmes aux yeux. Elle employait ses caresses les meilleures pour le calmer, répétant qu’un homme doit être vraiment au-dessus de ces faiblesses-là ; une piqûre, une perle empourprée, c’est peu de chose en comparaison du plaisir charmant qu’elle ressentait.

Docile, se moquant avec elle de ses révoltes, il lui tendait ses bras pour qu’elle s’amusât à les labourer d’une épingle à cheveux, une pointe de métal cuivrée très mauvaise, elle le tatouait de ses initiales, appuyant d’abord doucement, puis écrivant la lettre dans la chair vive, l’empêchant de fuir en lui donnant un baiser par écorchure. Cela semble si naturel aux fervents de l’amour d’expier toujours des crimes imaginaires ! Ne l’avait-il pas violée lors de leur premier rendez-vous ?…

Et elle était si belle quand elle bégayait ces phrases magiques :

— Tu es mon mari, toi, je te mettrai à sa place… tu verras… je t’épouserai. Nous n’aurons jamais d’enfant !

La voix lui manquait pour crier merci ! il le lui disait des yeux, retenant ses larmes.

Un matin, Mary revenait de la rue Champollion, elle rencontra le coupé du baron, son coupé à elle, qui longeait le jardin du Luxembourg. Elle n’eut que le temps de se rejeter en arrière, mais la glace de la portière s’abaissa, une tête de femme sortit effarée. C’était la comtesse de Liol.

— Ah ! quelle plaisanterie, comtesse ! vous, à six heures, dans ma voiture ! Où allez-vous ?

— Montez !… dit la jeune veuve toute frissonnante… Avant de vous demander pourquoi je vous rencontre ici, laissez-moi vous ramener chez moi… Le baron est malade !

— Je croyais qu’il vous trompait, comtesse ? dit tranquillement madame de Caumont.

— Oh ! ne riez pas… il est resté roide sur mon lit, les membres tordus : un cadavre, ma chère ; je suis folle ! Et elle se mit à sangloter.

Mary pinçait les lèvres.

— Vous avez donc un amant ? finit par crier la comtesse, furieuse.

— Et je ne suis pas la seule, je pense, chère amie… Alors, ce pauvre baron est malade ?

— Une attaque d’hystérie, moi j’ignorais que les messieurs en eussent. Ah ! vous êtes une effroyable personne !

— Je ne saisis pas le motif de votre colère, fit Mary, qui rajustait un peu sa coiffure, est-ce parce que je me promène le matin ou parce que le baron est malade, que vous me querellez ?

La comtesse la serra soudain contre son sein palpitant…

— Je me moque de lui, tu sais… je t’en veux de ne pas me dire tout… tu aimes donc les hommes, toi ?

Mary éclata. Positivement, la naïveté fabuleuse de cette petite mondaine était adorable. Elle la repoussa avec un geste ironique.

— Calmez-vous, Madame, en vérité, l’hystérie est à la mode. Que chacun garde ses névroses, moi je vous déclare que vos jeux de pensionnaire ne me suffiraient pas du tout !

La comtesse lui baisa la main, lui relevant son gant avec une feinte humilité.

— Oh ! toi, dit-elle, tu es une tigresse, et c’est pour cela que je t’obéirai… jusqu’à ce que tu m’obéisses… Je serai sage, tes secrets seront respectés.

Fronçant les sourcils, madame de Caumont se tut.

Arrivées à l’extrémité du faubourg Saint-Germain, elles descendirent devant une porte bâtarde et pénétrèrent par un escalier de service dans la demeure de la comtesse.

Sur le lit de la chambre à coucher, un lit ruisselant de vieilles guipures, le baron était assis, le visage ahuri, les mèches de ses cheveux déjà grisonnants tout en désordre ; il avait mis son pantalon, il s’examinait devant une glace.

— Hein ! marmotta-t-il, mes deux femmes !… Voilà ce que je voulais voir… Si vous vous bécotiez, à présent que nous sommes de bons amis !

— Il radote, dit la comtesse indignée.

— L’accès est terminé… répliqua la baronne, qui avait tâté le pouls de son mari avec l’expérience d’un docteur. Monsieur, vous donnez beaucoup de peine à cette excellente comtesse, il faudrait vous lever et me suivre, sinon, je plaide !

— Oh ! Mary… sois généreuse !… partons vite… C’est elle qui me racontait qu’elle voudrait t’avoir là, près de nous… J’en ai eu un fou rire et des syncopes ! Je sens bien que tu vaux mieux que moi !

Il s’habilla, se peigna, puis après avoir, dans un éclair de sa galanterie chaste d’autrefois, effleuré les doigts de la comtesse, il suivit sa femme.

— Je vous jure, c’est elle qui a voulu ces bêtises ! ajouta-t-il, dès qu’ils furent chez eux.

Mary écrivit une lettre charmante le soir même à madame de Liol, elle lui fixait une heure pour le surlendemain, ayant besoin de s’entendre de nouveau à propos de leur époux.

Le cocher Joseph déclara que la jeune femme, en lisant cette lettre, s’était pâmée de joie et lui avait jeté un louis.

La comtesse vint, superbe, décolletée, provocante, flairant une victoire, elle avait dévalisé un étalage de bouquetière et apportait de quoi faire tout une couche de lilas blanc. Mary, hermétiquement boutonnée, vêtue d’une robe de drap noir, gantée de Suède jusqu’à l’épaule, conservait son air de dédain habituel. Le baron, caché par un store, plus nerveux que jamais, attendait le résultat de la scène qu’on lui promettait très folle.

— Enfin ! s’écria la comtesse, se jetant au cou de Mary.

— Puisque vous le voulez !… répondit la fille du hussard, dont le bras gauche replié derrière son dos paraissait tout agité. Le salon était clos, les velours jaunes, rebrochés de soie en médaillon Louis XV, s’égayaient d’un énorme feu crépitant, une chaise pompadour, devant l’âtre, invitait aux ébats mystiques, et les lampes, voilées d’écrans multicolores, donnaient une lueur de lune traversant des pierres précieuses.

La comtesse s’affaissa sur la chaise longue, les paupières clignotantes.

— Qu’as-tu dit pour qu’il nous débarrasse de sa présence ?

— Auriez-vous peur de ses sarcasmes, ma chère enfant ? demanda Mary avec un sourire froid.

— Non… mais je t’aime pour moi seule !

— Êtes-vous si belle ? mon Dieu, que vous brûliez de vous montrer à tant de gens, hommes ou femmes ? murmura Mary, demeurée debout.

Pour toute réplique, la comtesse dégrafa sa robe ; elle était sans corset, sa gorge de blonde, à cette lumière savante, produisait un effet de statue grecque, et la chemise transparente avait la douceur de flocons nuageux sur un marbre rose.

— Tu doutes encore ? s’exclama-t-elle dépitée, voyant que Mary, fort bourgeoisement, tisonnait les braises.

— J’attends la fin ! dit la baronne, dont la réserve s’accentuait.

La comtesse lâcha ses jupes, qui s’écroulèrent à ses petits pieds chaussés de satin.

Alors Mary se retourna, son bras gauche se tendit vivement et madame de Liol poussa un cri atroce, son corps se renversa sur la chaise, marqué au flanc d’une blessure fumante. Le tisonnier était rouge…

— Du secours ! hurla le baron, s’élançant de sa cachette… du secours, elle l’a tuée !… Oh ! Madame, vous êtes le pire des bourreaux !

— Monsieur, scanda Mary avec une dureté sinistre, je suis chez moi et libre d’y punir comme il me convient un attentat aux mœurs… Cette femme est votre maîtresse, vous étiez présent, votre rôle sera grotesque si vous dites toute la vérité à la barre d’un tribunal…

Elle se retira, le laissant pétrifié en face de la malheureuse comtesse.

À trois semaines de là, madame de Liol, guérie, partait pour Nice. Son cercle d’intimes prétextait l’état de sa poitrine, peut-être eût-il fallu prendre la chose de moins haut.

Quant au baron, il avait, sous l’empire de ses crises assez inexplicables, recommencé les pires fredaines. Tulotte, très vertueuse, même étant grise, déclarait qu’elle quitterait l’hôtel si on ne l’envoyait pas, avec son amoureuse manie, à Charenton. Joseph, le cocher, pensait que Madame avait eu des excuses, et le docteur appelé, un ancien ami de Célestin Barbe, plaignait beaucoup cette jeune femme, obligée de se dévouer au monstre. Il leur conseilla le séjour de la Caillotte, leur propriété de Fontainebleau, où le sergent de ville était rare. Maintenant, avec le printemps, il fallait tout prévoir !

La Caillotte était une petite villa que l’humidité de la forêt avait rendue toute verte. On ne la distinguait pas dans sa pelouse et ses bosquets, elle semblait faite de mousse comme une vieille tombe. Il n’y avait point de fleurs ; rien que des feuilles, myrtes, noisetiers, buis, les mille variétés des liserons, des pervenches, plantes sauvages de la ruine. Les croisées donnaient sur l’infinie perspective des routes de chasse, l’ombre de ses bois l’enveloppait d’un reflet reposant, mais bien lugubre aux heures du crépuscule. Dès le mois de mai, Mary voulut que le don Juan vînt habiter avec elle ce coin d’Éden mélancolique. Il fit une résistance opiniâtre, disant qu’on le sèvrerait là-bas de ce qui lui paraissait un besoin absolu, et capitula dans un moment de lassitude. Il se sentait très coupable, autant qu’elle ; il ne pouvait plus invoquer sa dignité d’époux.

Le baron, entrant dans le jardin, faillit se trouver mal, l’air pur le grisait, son cerveau détraqué avait des élancements aigus ; ses bras, remplis de fourmillements bizarres, lui refusaient leur service ; il n’eut pas la force de retenir la grille à moitié rongée par la rouille, et elle lui dégringola sur les reins.

— Je vous ai averti ! cria Tulotte, exaspérée par ce second gâteux, qu’on était obligé de suivre comme un garçon en bourrelet.

Le cocher ricanait.

— Joseph, dit la baronne, repoussant la grille, il faudra chercher un serrurier. Où est notre concierge ?

Le concierge, un jardinier boudeur et qui ne les attendait pas si tôt, traversa la pelouse en maugréant. Tout à coup il s’arrêta stupéfait.

— Hein ? Monsieur… que désirez-vous ?

— Tu es un abruti, mon vieux ! dit le baron, s’appuyant aux hanches de sa femme.

— Pardonnez-moi, Monsieur le baron, je ne vous reconnaissais plus !

Impatientée, Mary entraîna son malade du côté du perron.

— Ah ! c’est bête !… il a dû avoir une fluxion de poitrine depuis six mois ! murmura le jardinier.

— Bah ! répondit le cocher, adressant un signe d’intelligence à la servante, qui détachait leurs malles, on a du tempérament quand on possède une jolie dame.

Mary se retourna en haut des marches.

— Je pense que vous serez sage ici, dit-elle d’un ton presque doux, et nous vous guérirons.

— Je le crois ! soupira-t-il très humble, se serrant près d’elle, craintif et allumé, l’œil vacillant comme une flamme qu’on éteint. Nous serons comme des tourtereaux ! ajouta-t-il.

Elle passa devant lui, la lèvre ridée d’un terrible rictus.

— Louis, déclara-t-elle, quand on a mené des maîtresses sous le toit conjugal (et j’ai mes témoins), on n’a plus de femme. Mon rôle se bornera à vous soigner. Rappelez-vous les ordonnances. Du reste, je suis médecin, vous savez.

— Tu es une bonne amie ! fit-il confus, mais je te supplie de ne pas me rudoyer ! Je suis plus désolé que loi de mon état. Quand la raison me revient, je me logerais des balles dans la tête. C’est une honte ! je lutterai… nous lutterons… J’ai une existence trop oisive, je vais bêcher mes plates-bandes, semer des radis ! Oh ! je comprends que tu m’as bien aimé pour brûler la comtesse… ma belle jalouse, j’ai oublié ta faute, va, tu es vengée à ton tour !

Ils visitèrent le logis, secouant les tentures, d’où tombaient des masses d’araignées velues.

— Cela sent le moisi ! répétait le baron, s’éloignant de ces bêtes avec une horreur superstitieuse.

Sa chambre à coucher, faisant face à la forêt, était tapissée de vieux lampas brun encadré de bois sculpté, et des grisailles, douloureusement monotones, ornaient les meubles.

— Je voudrais dormir un peu ; le chemin de fer m’a fatigué, dit le baron, les jambes molles.

Elle le laissa chez lui pour aller arranger un pavillon qu’elle voulait habiter, à l’autre bout de la maison.

Leur vie d’été débuta par une violente rechute du monomane, il s’était lancé à la poursuite d’une petite fille de huit ans qui avait eu la vilaine idée de lui faire une grimace. Le jardinier, indigné, la lui ôta juste à temps et accabla de grossièretés ce maître perverti.

Mary, toujours calme, prononça des phrases vagues.

— Soyez patients, il est malade !

En attendant, le baron n’avait plus d’appétit, plus de graisse et s’exténuait dans ses multiples rages d’amour. Le docteur se grattait le menton, le sentant flambé. Il avait envie de l’isoler de sa femme ; seulement, elle refusait, désirant gravir ce calvaire tout entier. Une fois le baron, vis-à-vis d’elle et en présence du médecin, eut des manières de goujat.

— Vous voyez que je n’exagère pas ! dit madame de Caumont, qui avait rougi.

— Séparez-vous ! risqua le médecin, trouvant qu’un malade pareil n’était guère intéressant.

— Pour amuser un tribunal ! répondit-elle avec amertume.

Le médecin sortit de la Caillotte tout ému.

La digne nièce de l’homme honorable que pleurait la science, cette Mary Barbe ! Du reste, qu’elle satisfît ou non les passions de son époux, le mal augmenterait malgré ce dévouement sublime.

Le baron avait des causeries funestes que Mary ne pouvait pas enrayer. Tantôt il lui développait ses théories sur les passions contre nature, tantôt il s’ingéniait à lui découvrir des perfections dont elle ne se souciait pas. À l’ombre des frondaisons parfumées, dans les senteurs saines de cette forêt majestueuse, il débitait ces histoires malpropres, creusant les situations, répétant les mots crus. Les amours des femmes entre elles le hantaient.

Il prétendait que la pauvre comtesse avait injustement souffert. Si sa petite Mary était gentille, elle lui pardonnerait un jour ; ce serait bien drôle ! Tous les viveurs spirituels tolèrent ces choses ; des préjugés, il n’en fallait plus. Notre siècle était le siècle des plaisirs élégants. Sans jalousie on faisait une triple noce qu’on oubliait à l’aurore, après son bain.

Pendant l’Exposition de 1878, et en Russie, il avait vu des régiments de ces jolies pécheresses, des créatures du meilleur monde, et il citait les noms, les rues, les hôtels.

Silencieuse, Mary l’écoutait, sucrant ses potions, les dents serrées, les yeux fixes, songeant aux ruts puissants et pourtant pudiques des carnassiers au fond des bois. Un loup, c’eût été beau devant l’homme de ce siècle des plaisirs élégants.

Paul Richard avait loué une chambre à l’auberge pas loin de leur villa. Dès que la nuit épaississait l’ombre des grands arbres, il se glissait comme un voleur le long du jardin. Le cocher lui donnait des renseignements et, selon l’humeur de Monsieur, Madame venait le rejoindre dans le pavillon formant une espèce de tourelle moyen âge à la maison.

Ils avaient, au dessus des serres, une pièce immense garnie de cretonne rose, avec un lit splendide en ébène massif. Des placards et des bahuts étaient là pour toutes les alertes possibles. Souvent, Paul dormait le matin, puis, lorsque Mary était allée réveiller le baron, il se réveillait aussi, s’échappait par la porte des serres, n’ayant plus de remords. Mais une nuit il eut une vision affreuse qui le désespéra. Son père, tâtonnant par les corridors, renversa un meuble et il fit irruption dans la salle où on s’aimait. Il entra titubant comme un homme ivre, la bouche tordue, les yeux tragiques. Paul se jeta par terre entre la muraille et le lit, ne respirant pas. Ou le mari savait tout une seconde fois, ou c’était un cauchemar hideux.

— Mignonne, supplia le pitoyable époux, j’ai du feu dans les veines, oh ! je t’assure, je ne veux pas te faire mal, je ne te toucherai pas… je vais m’asseoir, là, sur le tapis, et je dormirai. Mon lit est criblé de pointes d’acier, j’ai les reins meurtris ! Ma petite reine, veux-tu ?

Et il joignait les mains comme jadis Paul Richard le faisait quand elle le torturait de ses refus.

— Canaille ! rugit la jeune femme, se dressant toute échevelée de sa couche.

Paul se boucha les oreilles.

— Mary, larmoyait-il s’agenouillant, le front abîmé sur les couvertures tièdes, tu m’aimais bien il y a trois ans !

— Voulez-vous sortir, ou je sonne ! répliqua-t-elle, frémissante de dégoût.

— Et si je veux pas sortir, moi, na ! dit-il, riant d’un rire idiot.

Avant que Paul eût la pensée d’intervenir, elle bondit en arrière, décrocha un fouet qui se trouvait dans une panoplie de chasseur et lui cingla le visage si brutalement qu’il prit la fuite, éperdu.

— Mon père ! gronda l’étudiant, se levant affolé. Je te défends de frapper mon père !

Tous les deux ils se regardèrent un instant, la mine sombre.

— Je veux t’oublier ! déclara le jeune homme, dont le sang avait reflué au cœur.

— Je crois que tu ne pourras pas, mon cher ! ricana-t-elle en se recouchant sur ses magnifiques cheveux d’un noir que le rose des rideaux et des couvertures faisait plus intense.

Il éteignit la veilleuse, s’habilla, descendit l’escalier sans précaution, puis il courut le restant de la nuit parmi les bêtes de la forêt. Une semaine s’écoula ; le baron, après un dîner fin qu’il avait demandé comme une suprême consolation, s’effondra, les jambes paralysées, au milieu de la pelouse où il était allé déguster un verre de cognac. Tulotte, déjà très gaie, lui posa des questions légères.

— Ma foi, baron, lui dit-elle, vous mériteriez que votre femme vous trompât… Est-ce que vous allez embrasser l’herbe ? Vous auriez fait un charmant hussard, ma parole, toujours vainqueur !

Quand elle s’aperçut qu’il râlait, elle rassembla les domestiques ; on le mit au lit, et Mary lui fit des sinapismes. Joseph avait envie de le veiller à sa place, mais elle refusa.

— C’est un monstre malade… Je le soignerai jusqu’à ce que le médecin me le défende. Si j’aime un autre homme, il faut que j’expie cet amour.

Madame de Caumont, quand la nuit fut close, chargea le cocher d’un billet pour Jean Richard, s’il était resté à son auberge. Tulotte, impressionnée par la catastrophe et le cognac, se coucha de bonne heure ; la femme de chambre visitait Fontainebleau avec un cousin militaire. Mary était seule.

— M’oublier ? se disait-elle accoudée à l’appui de la fenêtre, serait-il capable de m’oublier ?… Cela dure trop !

À cette heure, absolument douce, faite des tendresses de toute la création, elle aima son amant comme elle ne l’avait jamais aimé. Puis, écartant les rideaux du chevet, elle examina son malade.

Le baron avait l’œil brillant, les narines dilatées, il agitait, d’un mouvement sénile, ses mains devenues osseuses.

— Je t’aime bien ce soir, mignonne ! marmottait-il, et sans ces diables de jarrets qui me manquent, je te prendrais de force !

N’ayant plus que son désir abominable fixé sous son crâne, il ne savait plus ni où il était ni où il irait, heureux que la femelle de ce beau printemps fût là, sa femme, sa Mary mignonne, brune comme la splendide nuit, avec ses beaux yeux d’un clair d’acier, une double étoile d’amour, et il se tuait en d’ignobles extases.

— Je souffre bien ! bégaya-t-il, essayant de toucher au moins sa robe, mais elle se dégagea, laissa retomber le rideau. Elle prit une tasse de lait, la sucra en y ajoutant quelques gouttes d’un flacon d’or et une poudre. À ce moment même, Paul pénétrait dans leur chambre rose ; il en fit le tour d’un regard rapide et, n’apercevant point sa maîtresse, il alla droit à l’appartement de son père. Il ouvrit la porte avec précaution. Mary, distraite de l’œuvre qu’elle accomplissait, se redressa : elle fut effrayée par les prunelles de braise du jeune homme ; il tremblait de tous ses membres, et pourtant une résolution solennelle se lisait sur sa figure bouleversée.

— Mary, dit-il à voix basse, donnez-moi ce lait, je meurs de soif et mon père n’en a pas besoin !

Elle tressaillit : il finissait donc par comprendre.

— Tu es fou ! ton père ne dort pas ! Et elle mit impérieusement son index sur sa bouche.

— Ce lait ! accentua plus fort l’étudiant, je le veux !

— Pauvre ami ! pas de drame, je n’ai guère le temps de t’écouter.

Elle s’avança sur le seuil. Le baron entendit du bruit.

— Mignonne ! chevrota-t-il, ne t’éloigne pas, je me meurs sans toi !

— Tout de suite, Louis, c’est le médecin qui arrive, tu es beaucoup mieux ! répondit-elle.

Paul Richard s’empara de la tasse et voulut la porter à ses lèvres. Alors, elle la lui arracha et la lança par la croisée ouverte.

— Je m’en doutais ! dit l’étudiant qui, chancelant, se retenait à un fauteuil pour ne pas tomber.

— Va dans notre nid, fit-elle avec un sourire charmeur, je t’expliquerai. Ce poison, ce n’était que de la cantharide… Depuis six mois je lui en donne tous les soirs un peu… mais… tu n’en as pas besoin, toi, mon cher amour ! Je t’assure qu’il a bien la mort qu’il mérite !

Paul rampa sur les genoux jusqu’au lit de l’agonisant : là, il baisa sa main exsangue qui pendait.

— Pardonnez-moi, râla-t-il… mon père… je m’en vais… pour toujours…

— Mignonne ! répétait encore le baron, car il ne trouvait plus d’autre mot.

Paul s’élança vers le seuil, ne voulant pas l’achever par sa présence.

— Où vas-tu ? interrogea Mary palpitante, où vas-tu ?

— Je te méprise ! laisse-moi !

— Mais je t’aime ! reprit-elle, s’accrochant à son bras, je t’aime. Oh ! cœur de lâche qui ne comprend rien ; lui mort, et mort sans qu’on puisse deviner la cause de son trépas, lui mort, nous serons unis, cher enfant que je veux tout entier, nous serons heureux librement. Ne t’en va pas ! va m’attendre chez nous, mon bien chéri !

Il la repoussa par un effort surhumain en lui tordant ses jolies mains félines derrière le dos, parce qu’il sentait qu’elle le vaincrait encore si elle le prenait au cou.

Alors, elle eut une muette fureur ; elle se jeta, la bouche en avant, le mordant à la hanche, et il dut lui laisser de sa peau pour pouvoir s’enfuir.

Le baron mourut le lendemain matin dans des spasmes joyeux.

— Un cas de satyriasis bien étrange ! dit le docteur pensif, en constatant le décès.