La Marquise de Sade/12

La bibliothèque libre.
Ed. Monnier (p. 371-387).
◄  XI

XII

 
 


Et l’année lugubre de son double veuvage écoulée, sa vie s’épanouit en des exagérations à travers ce que les philosophes du siècle appellent la décadence, la fin de tout. Avec amis, parasites ou amants, elle courut dans les lieux mal famés qu’on lui vantait comme endroits recélant de fortes horreurs, capables, en ébranlant ses nerfs, d’étancher sa soif de meurtre. Après la Gazette des Tribunaux, les comptes rendus des journalistes mouchards ; la Morgue ; les romans naturalistes ; les musées de cire du boulevard ; les exploits des empoisonneurs spirituels. il restait encore les brasseries de femmes dans lesquelles, par bonheur, une fois, on pouvait être témoin d’une sanglante scène de jalousie, les maisons capitonnées, bien closes, où l’on fustige des vieillards décorés ; les cabarets de lettres où de jeunes garçons, presque des enfants, causent de la possibilité de tuer leur mère dès qu’ils l’auront violée ; où des gens, un peu ridicules, décrivent sur leurs bocks de bière frelatée ce qu’ils oseraient sans la préfecture de police ; les bals musettes où le souteneur, désormais reconnu comme espèce par la société, ayant une raison presque légale de vivre, explique aux curieux devant lesquels il pose, les doigts aux entournures du gilet, le trois-ponts en arrière, sa manière d’estourbir une marmite récalcitrante et vous invite même à contempler sa belle, râlante des derniers horions reçus.

La Boule noire, l’Élysée-Montmartre lui fournirent des distractions, piètres d’ailleurs, mais elle allait toujours, espérant trouver dans un coin inexploré et moins voulu que les autres la vision de la Rome terrible se disputant les sexes sous des voiles de sang. Durant des nuits, elle voyageait suivie de ses fidèles, de bouges en bals de barrières, très lasse de la triste monotonie des querelles. Ceux qui sortaient leur couteau étaient toujours des individus étrangers aux mœurs nouvelles, des Italiens, des ouvriers de la province, quelques anciens soldats déserteurs. Au demeurant, le crime arrivait à ressortir moins sale que l’attitude des victimes, les femmes n’avaient aucune idée de se défendre et les hommes criaient au secours avant même d’être frappés.

Une période de lâcheté universelle. Elle ne prenait pas plus le parti de celle-ci que de celui-là. Ces batteries canailles sentaient le musc comme, en crachant, les gueules des petits chats furieux ; une afféterie regrettable se mêlait à ces drames, leur donnant tout de suite des airs de vaudeville. Le matin, elle revenait chez elle, plus fatiguée qu’étonnée, ne sachant même pas si elle avait pu risquer sa peau dans sa tournée des bas-fonds.

À côté de sa demeure, une fois, elle rencontra un incendie, les pompiers n’étaient pas là, elle s’exaspéra et voulut forcer ses compagnons à grimper aux fenêtres pour éteindre. Ils éclatèrent de rire, prétextant la fatigue de leurs équipées : elle était de plus en plus folle. Est-ce qu’on gagne quelque chose à éteindre le feu de son voisin ? C’est vieux, le monsieur qui saute dans la chambre de la demoiselle par une fumée intense et se suspend avec elle à un drap de lit. Alors, elle les traita d’imbéciles, leur tournant le dos, sans leur serrer la main. L’émulation du courage aussi était morte devant le bouton de la sonnette d’alarme.

Ça regardait la municipalité, n’est-ce pas ? Non ! non ! plus rien de fougueux ! Le sang fuyait des veines françaises et Paris, ce cœur de la terre, ne battait plus le rappel des guerres lointaines.

Elle entassait pêle-mêle ses réflexions de détraquée, trop puissante pour devenir veule, en s’endormant dans son grand lit solitaire.

Où était le mâle effroyable qu’il lui fallait, à elle, femelle de la race des lionnes ?… Il était ou fini ou pas commencé.

Du reste, quel plaisir l’assouvirait, maintenant que les hommes avaient peur de ses morsures ? Ah ! ils la faisaient rire avec leur décadence, elle était de la décadence de Rome et non point de celle d’aujourd’hui, elle admettait les joutes des histrions dans le cirque, mais ayant, assis près d’elle, sur la pourpre de leurs blessures, le patricien, son semblable, applaudissant avec des doigts solides, riant avec des dents claires et vraies.

Elle aurait bien volontiers offert sa couche au voleur des grands chemins tel qu’on le représente, massacrant les gendarmes ou arrêtant à lui tout seul une diligence du gouvernement ; mais les vols manquaient aujourd’hui de sauvagerie ; que faire d’un voyou pâle qui a tiré sur un unique sergent de ville et s’est ensuite cavalé à toutes jambes ? Où étaient les colères tonnantes des assassins contre la société pourrie : Lacenaire, Papavoine, madame Lafarge ? Crime pour crime, c’était plus grandiose que les mièvreries d’Alphonse, le vitriol des petites couturières, et les habitudes des mondains toujours hystériques avant de frapper, évoquant des idées de folie pour soustraire leurs misérables têtes à la guillotine. Une puanteur, cette série de femmes coupées en morceaux ! L’innovateur était peut-être excusable en son génie malsain, mais que penser de ces imbéciles, suivant à la file avec leurs quartiers de chair et, forcément, il en transpirait des racontars d’égout salissant leurs tristes gloires. On devinait que le dépeçage leur était suggéré par leur peur atroce d’être découverts. Ils ne faisaient pas cela pour l’amour de l’art…

Mary se réveillait au soir, se demandant ce qu’on inventerait de neuf pour se distraire, et elle s’habillait avec le soin minutieux d’une jeune épousée.

Elle gagnait la trentaine, mais elle gardait sa beauté de créature qui a de la santé à revendre. Le blanc de son œil conservait la teinte nacrée qu’ont les regards de vierges, et cet œil, sans s’agrandir, devenait long, ressemblant au rictus railleur d’une bouche mi-fermée. Ses cheveux luisaient d’un éclat de pure sève, lourds, très rebelles, se détordant sans cesse, noirs à la revêtir d’une nuit sinistre. Sa pâleur dorée, accentuée par les veilles multiples, rendait tout le sang de ses joues au sang de son cœur, toujours froid pourtant, mais régulier comme une machine que rien ne doit enrayer.

Folle, elle l’était pour les passants qui la voyaient une heure ; mais l’épouvantable résultat des études que les intimes avaient faites sur son organisation affirmait le calme de tout son corps ; elle avait aimé, elle n’aimait plus, elle prenait des amants une semaine, puis les chassait.

Elle rôdait la nuit et dormait profondément le jour, ainsi que les bêtes de carnage les mieux portantes ; elle mangeait modérément, buvait de même, adorait les bains glacés qui détendent les muscles et garantissent des humeurs. Son être d’une chair incorruptible passait au milieu des hystéries de son temps comme la salamandre au milieu des flammes ; elle vivait des nerfs des autres plus encore que des siens propres, suçant les cerveaux de tous avec la volupté d’un cerveau qui sait analyser à une fibre près la valeur de leurs infamies, et avoue sincèrement qu’il regrette ses cruautés parce que beaucoup de ses mets sont d’un goût douteux. Elle se serait trouvée sur un trône qu’elle aurait fait de bonnes choses, mais rouler en atome parmi tous les atomes de ce pays gangréné ne lui paraissait pas une mission… Elle se contentait de jouir du spectacle, cherchant la satisfaction de ses désirs de femme féroce sans s’inquiéter de la fin. La fin, elle s’en moquait, cela durerait toujours autant que M. Grévy, pour descendre à une plaisanterie banale, signe des temps de leur fameuse décadence. Homme, elle aurait rêvé de politique ; femme, elle était trop habile et trop distinguée pour jouer un rôle absurde. Les petites guerres enrubannées que l’on danse après souper chez certaine grande républicaine, dont le but est de faire gagner un sou à celle qui tourne l’orgue de Barbarie, lui répugnaient, et les bourgeois tenant pour un roi l’égayaient. Quant aux créatures espionnantes, cadeau de la Prusse, contrefaçon française des duchesses allemandes, elle ne comprenait pas leurs déploiements de duplicité pour aboutir à des diamants ou à des maisons de tolérance.

Au fond, elle sentait que l’honnêteté et la sanité sont des merveilles, elle aurait voulu un pays comme la France des jours héroïques, alors que ni la Bourse ni la Morgue n’étaient le rendez-vous de toutes les classes, mais, ne visant point à la dignité de chargée d’affaires du Créateur, elle laissait, avec un ennui mélangé de dédain, couler la Seine dont le flot est épaissi par la décomposition des batailleurs qui ont lutté jusqu’au suicide.

Et la nuit ramenait ses dévergondages de curiosités bestiales, ses courses dans les ruelles empestées d’odeurs vicieuses, sous le domino, en carnaval, ou dans la jupe d’une grisette, aux saisons moins compliquées, s’appuyant à la hanche du dernier vainqueur, qui était bien plus un vaincu, et qu’elle choisissait à la fraîcheur du teint sans lui demander son avis, sans lui permettre de la questionner ; elle allait, infatigable, se grisant de ce mauvais vin qu’on appelle l’émotion forte et qui n’atteignait, en elle, que la moitié de sa raison. Parfois, une plaie nouvelle sortait hideuse des brumes, et elle la touchait de son index rageur, la fouillant avec un plaisir éclatant en traits d’ironie.

Une nuit, elle voulut quand même se faire inscrire au registre d’un hôtel garni dont la réputation était horrible. De leur chambre, ils entendirent bientôt des pleurs de femme qu’on criblait de coups. Elle se leva, les narines ouvertes, flairant une scène drôle où elle briserait quelqu’un légalement, elle enferma son amant, un petit de dix-neuf ans, peu rassuré, ne comprenant rien à ses caprices fabuleux, et elle bondit dans la bagarre. Deux souteneurs, — toujours eux ! — s’arrachaient une fille déshabillée ; elle leur parla, le front haut, la lèvre impérieuse, tenant son revolver tout prêt, mais ils lâchèrent la dispute, la fille se mit à rire niaisement, en dissimulant ses bleus, puis on s’arrangea, la dame était bonne, par exemple, on avait trop peur des sergots pour s’assassiner ! Et l’échauffourée n’eut pas d’autre suite qu’un compliment à l’adresse de la dame, une jolie personne, une égarée du boulevard, pour sûr !

Le lendemain, Mary, par hasard, lut un journal donnant les détails d’un crime commis dans l’hôtel borgne en question ; elle se rendit à la préfecture de police, outrée de ce que ces gens-là n’avaient pas eu le courage de la tuer devant elle. Et comme le chef de la sûreté l’interrogeait sur la cause de son séjour nocturne chez des misérables, elle répondit !

— Monsieur, j’allais voir un crime, mais je suis partie trop tôt !

Pensant qu’elle cachait une intrigue amoureuse, le prudent fonctionnaire n’insista pas, car elle lui avait fait passer sa carte, fleurie d’un tortil authentique, et les souteneurs, casquette basse, vantaient son courage à défendre la pauvre tuée.

Enfin, elle eut la bonne fortune de plonger dans un dernier gouffre, plus nauséabond et plus puant le crime que tous les autres, et ce gouffre était à sa porte, il conservait un aspect de gaieté légère qui avait trompé son flair de sadique. Une nuit de carnaval, elle revenait de l’Opéra avec des journalistes quelconques, lorsqu’elle eut la tenace volonté de descendre prosaïquement à Bullier, malgré les réflexions maussades de ces messieurs. Il fallut s’entendre huer par certains étudiants, êtres d’une désespérante banalité, se servant des scies les plus grossières et perdant, en chaque soirée de bocks, leurs allures de frondeurs spirituels des temps de Murger ; il fallut écouter les menaces des grues, moins bien grimées que de l’autre côté de l’eau et tout aussi mangeuses d’argent. Les journalistes grommelaient des phrases équivoques ; Mary, drapée de son domino de velours sombre, le loup collé à la face, les suppliait de prendre patience, ils souperaient à l’aurore, voilà tout, et ils pensaient bien que les gens de la baronne de Caumont savaient se servir des réchauds. D’abord, elle fut saluée par de véritables hurlements ; le domino à Bullier, c’était une aristocratie intolérable. Elle eut de la peine à se caser dans les galeries, ayant autour d’elle ses invités frémissant de dégoût.

Cette femme, exquise à table et généreuse de bourse, leur paraissait maintenant tout à fait ignoble avec ses débauches crapuleuses… Si cela continuait, elle les exposerait à des gifles pour leur plus grande gêne, car on ne se battrait pas en son honneur. L’honneur de la baronne de Caumont ! une histoire ancienne !… Et ils se poussaient du coude, la regardant se pencher sur la balustrade, ses mains gantées de gants paille jointes dans une attitude méditative, ses yeux étincelants derrière le masque, la longue traîne de son domino loutre tournée autour d’elle comme la queue monstrueuse d’une hydre. Les dentelles ne cachaient pas la bouche fine et rose, d’une étroitesse de blessure qu’on ne pourrait jamais cicatriser ; par instant les dents saillaient, lividement blanches. Elle attendait quelque chose qui ne voulait plus venir. Elle souffrait, n’étant pas encore blasée et voulant des émotions comme l’ivrogne veut de l’eau-de-vie. Ah ! bien oui, l’honneur de la baronne de Caumont ! l’honneur des dames de la névrose parisienne quoique titrées, menant un train d’enfer ! Bon rapport de scandale pour les journaux à la mode… Autrefois, on les aurait défendues peut-être contre les lanceurs d’ordures, mais aujourd’hui, merci-Dieu, tout était changé, une femme n’était plus une femme : prostituée, grande dame et princesse, tout roulait pêle-mêle dans une cohue pareille à ces foules de Bullier salies du reflet vulgaire de ces globes multicolores. Eux-mêmes donnaient l’exemple, mangeant leur souper et bavant ensuite sur leurs jupes. La joyeuse débandade, hein ? que les célébrités femelles leur déroulaient chaque nuit à travers la fumée de leurs cigares. Plus de mères, plus d’épouses, plus de jeunes filles… rien que de la copie pour le Gil Blas.

Tout d’un coup, la baronne de Caumont se dressa étonnée Elle avait aperçu le profil d’une tête charmante, un profil grec. Elle désigna la créature à Lucien Laurent, qui se trouvait à sa gauche.

— Tenez ! lui dit-elle, Lucien, vous me raillez quand je vous raconte mes répugnances pour les passions entre femmes et vous ne me croyez pas de mon siècle. Eh bien ! en voilà une que j’aimerai, si elle est à vendre.

— Ça, murmura Lucien, retenant un éclat de rire… c’est un homme déguisé.

Tous se groupèrent pour le suivre des yeux. En effet c’était un éphèbe, à tant l’heure, merveilleux de coquetterie intuitive, vêtu en pierrette de satin crème, aux décolletages fourmillant de dentelles, il avait la peau fraîche, les gestes candides d’une ouvrière qu’on a trop endimanchée.

Pétrifiée, Mary de Caumont le dévorait de ses prunelles claires qui se fonçaient. Un homme ? Elle n’avait jamais vu ceux-là de près. Elle prit le bras de Lucien et rentra dans le bal. Il ne restait que quelques enragés noceurs avec des filles non levées, les plus laides.

Une société bizarre remplaçait à présent les étudiants désertant la salle, les quadrilles accentuaient leurs pas scabreux et des brutalités soudaines secouaient les danseuses. Des habits noirs, le gilet très ouvert, se promenaient gravement avec des perles à la chemise, des gants immaculés.

Bullier était devenu méconnaissable. Du large escalier descendaient des travestissements plus fantastiques, on eût dit que les acteurs de la joyeuse comédie cédaient leur place à des traîtres de mélodrame.

— L’heure des tapettes ! dit laconiquement Lucien Laurent qui avait déjà constaté la chose autre part.

Ils surgissaient en bandes serrées de huit ou dix, mieux habillés que les femmes, de nuances plus éclatantes, d’étoffes plus coûteuses. Il y en avait en dames du monde se traitant de ma chère et de ma mignonne, portant des sorties de bal garnies de cygne sur leurs bras nus cerclés d’or ; quelques-uns en paysannes Watteau, criblés de fleurs des pieds à la gorge et corsetés solidement comme des tailles de poupées, plusieurs en peplum attique serti de camées ; beaucoup en mère Gigogne, très sveltes dans des crinolines du temps de l’empire. Ce monde nouveau se remuait avec des grâces de perverties, jouait de l’éventail, réclamait des bouquets perdus, et saluait de loin les habits noirs mélancoliques.

— Est-ce qu’ils ne vont pas être chassés ? fit la baronne Mary, frissonnant en dépit de ses hardiesses coutumières.

— Allons donc ! nous sommes en carnaval ! répliqua Lucien.

À la faveur de ces spéciales nuits d’orgies, le cloaque débordait tranquillement dans cette salle naguère pleine des fils des meilleures familles, et ils injuriaient les prostituées de l’autre sexe réclamant leur morceau de chair qu’elles essayaient de leur disputer. Ils avaient une espèce de cynisme, très différent d’ailleurs, ne provoquant pas les hommes qui les regardaient, mais laissant agir les curiosités honteuses, sûrs d’en emporter un sur le nombre. Ces mêmes spectateurs, venant des bals plus élégants pour les trouver, approuvaient la chasse qu’on avait faite aux souteneurs… ils n’auraient point chassé ces nouvelles créatures qui les amusaient en leur permettant une seconde de vice, par le regard. Mary reconnut autour de la pierrette au profil de camée grec le fils d’un médecin qu’elle avait déjà reçu du temps de l’oncle Barbe. Celui-là, fardé discrètement comme une femme du monde qui imite une fille publique, laissant deviner des bracelets sous sa manchette masculine, s’affichait dans la compagnie de ces traînées de barrière, riant de leur rire soumis, grasseyant de leurs accents ridicules, marchant de leur démarche alanguie de chien dont on vient de casser les reins. Tout fier d’une beauté qui lui donnait le droit d’être lâche, il ne se défendait pas des injures voisines, ne relevait jamais une allusion, intéressant par sa recherche même de l’ignominie. Du reste, un jeune homme bien véritable ayant fait ses preuves de mâle, puis retournant aux bêtises du collège, comme s’il ne voulait plus de ses vingt ans.

Mary s’arrêta.

— Hein ? fit-elle le désignant à Lucien Laurent.

— Parbleu, on le dit ; seulement plus on le dit et plus il est heureux, c’est pour cela que je ne le crois pas.

— Votre avis ?

— Mon avis est que si on le disait de moi, je vous répondrais : je vous jure que non. Mais je ne réponds plus que de moi.

— Et encore ! murmura la baronne à la fois dédaigneuse et gaie.

Mary était gaie parce qu’elle se sentait un but. Quand ses terribles désirs de meurtre la reprendraient, sa conscience ne lui reprocherait rien, si le choisi se trouvait un de ceux-là !

Elle ouvrait larges les narines derrière le velours du masque. Ce serait une idéale volupté que lui fournirait l’agonie d’un de ces hommes, peu capable de se défendre d’une femme. Elle jetterait son mouchoir, par une nuit de printemps, dans ce tas d’animaux à vendre et elle l’amènerait chez elle, le couvrirait de ses bijoux, l’entortillerait de ses dentelles, le griserait de ses meilleurs vins, et, sans lui demander en échange autre chose que sa vie répugnante, elle le tuerait, avec des épingles rougies au feu, l’ayant d’abord attaché avec des rubans de satin sur son lit antique.

Un fin projet… qu’elle ne mettrait pas à exécution, peut-être, mais qui lui aurait illuminé la pensée durant bien des jours sombres.

— Messieurs, dit-elle rappelant sa cour, allons souper… je vous tiens quittes !

Comme un tourbillon, ils s’engouffrèrent dans sa voiture, se chuchotant des remarques littéraires à propos de ces travestis.

Le lendemain, vers dix heures, Mary se leva maussade. Pour tuer n’importe qui il faut compter avec la justice, si peu qu’il y en ait dans un pays… Elle traversa la salle où le souper avait eu lieu et heurta le corps de Tulotte abandonné le long de la table.

— Parbleu ! grondait la jeune femme en secouant la vieille toute jaunie, les yeux fixes, on m’accusera de vilaines mœurs et je ne voudrais pas qu’on commît de ces erreurs sur mon compte. Aimant le sang, je choisis, pour le faire couler, celui qui est le moins utile, voilà tout. Je ne tiens pas à ce qu’on raconte que moi, la vraie femelle de l’époque des premières chaleurs du globe, j’ai pu réellement aimer l’un de ces insexués.

Elle continuait son raisonnement sur ce qu’elle avait découvert la veille et ne s’apercevait pas que Tulotte, les bras raides, avait cessé de souffler.

— Quelle triste gardienne tu me fais, ma pauvre Tulotte ! lui dit-elle en lui vidant une carafe sur la figure.

Alors, elle la laissa choir, sa tête rendit un son mat, très lugubre au milieu de la débâcle des verres brisés, des bouteilles dorées près du goulot et des corbeilles de fruits en filigrane scintillant.

— Elle est donc morte ? cria-t-elle, comprenant enfin.

Aussitôt, elle sonna ; les domestiques accoururent, s’affolant. Il fallut demander un médecin, la mettre sur un canapé, essayer de la saigner. Rien ne pouvait la rappeler désormais à ses devoirs de fidèle institutrice, elle était bien morte d’une congestion, la face déjà tuméfiée, les jambes roides comme celles d’une statue de bois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mary ne voulut pas rester avec ce cadavre toute la matinée. Agacée des cérémonies stupides qu’on préparait, elle fit atteler le coupé bas et, prise d’un de ses caprices coutumiers en dépit de la circonstance navrante, elle se rendit à la Villette ; là, on lui avait indiqué un débit de sang, espèce de cabaret des abattoirs où des garçons bouchers, mêlant le vin à la rouge liqueur humaine, buvaient, se disant des mots brutaux. Toute pâlie, dans ses fourrures de martre, moitié la petite fille qui veut du fruit défendu, moitié la lionne qui cède à l’instinct, elle se glissa parmi ces gens, tendit son gobelet comme eux, but avec une jouissance délicate qu’elle dissimula sous des aspects de poitrinaire.

Les garçons bouchers éteignirent leur pipe, jetèrent leur cigarette, la plaignant, car ils la trouvaient belle…

Un brouillard froid tombait du ciel qu’on ne voyait pas ; le coupé, revenant, la roulait au travers d’une vapeur étrange sortie des porches béants. La file interminable des bêtes condamnées serpentait avec, de temps en temps, les râles sourds. Les senteurs vivifiantes de ces chairs qu’on abattait lui montaient au cerveau, l’enivrant d’une volupté encore mystique. Et elle songeait à la joie prochaine du meurtre, fait devant tous, si l’envie la prenait trop forte, du meurtre d’un de ces mâles déchus qu’elle accomplirait le cœur tranquille, haut le poignard !