La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 3

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 308-316).
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III


Nekhludov entra dans l’izba. Les murs rugueux et enfumés d’un côté étaient couverts de guenilles et de loques, et de l’autre, absolument grouillants de cafards rougeâtres qui pullulaient près des icônes et du banc. Au milieu du plafond de cette petite izba de six archines, noire et puante, il y avait un grand trou, et bien qu’il y eût des étais en deux endroits, le plafond était tellement affaissé, qu’il semblait menacer incessamment d’un effondrement complet.

— Oui, l’izba est très mauvaise — dit le seigneur, en regardant fixement le visage de Tchourisenok, qui semblait ne pas vouloir engager la conversation sur ce sujet.

— Elle nous écrasera avec nos enfants — commença d’une voix pleurnicheuse la femme qui se tenait sous la soupente et s’appuyait au poêle.

— Tais-toi ! — dit sévèrement Tchouris ; et avec un sourire rusé, à peine perceptible, qui se dessina sous ses moustaches, il s’adressa au seigneur : — Je ne sais que faire avec elle, avec l’izba, votre Excellence, j’ai mis des étais, des supports, et on ne peut rien faire.

— Comment passerons-nous l’hiver ? Oh ! oh ! — fit la femme.

— Si l’on pouvait mettre des étais, de nouvelles solives — interrompit le mari d’un ton tranquille et entendu — alors peut être pourrait-on y passer l’hiver. On pourrait encore vivre ici, mais il faudrait encombrer toute l’izba d’étais ; voilà, et si on la touche, il n’en restera pas un morceau, elle est comme ça, alors elle tient — conclut-il, visiblement satisfait d’avoir placé cette circonstance.

Nekhludov avait du dépit et de la peine, que Tchouris, en une telle situation, ne se fût pas adressé à lui, alors que, depuis son arrivée, il n’avait jamais rien refusé aux paysans et désirait seulement que tous vinssent le trouver pour lui exposer leurs besoins. Il sentit même une certaine colère contre le paysan, haussa méchamment les épaules et fronça les sourcils. Mais la vue de la misère qui l’entourait, et, au milieu de cette misère, l’air tranquille et satisfait de Tchouris transformèrent son dépit en une tristesse, comme sans issue.

— Mais, Ivan, pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? — objecta-t-il d’un ton de reproche, en s’asseyant sur un banc sale et boiteux.

— Je n’ai pas osé, votre Excellence, — répondit Tchouris, avec le même sourire à peine visible, en remuant ses pieds noirs et nus, sur le sol de terre inégal. Mais il prononça ces mots avec tant de hardiesse et de calme qu’il était difficile de croire qu’il n’osait pas, vraiment, venir chez le seigneur.

— C’est notre sort à nous, paysans… comment oser ? — commençait la femme en sanglotant.

— Ne bavarde pas — lui dit Tchouris.

— Tu ne peux pas vivre dans cette izba, c’est impossible ! — dit Nekhludov après un court silence. — Voilà ce que nous allons faire, mon cher…

— J’écoute — fit Tchouris.

— As-tu vu les izbas en pierre que j’ai fait construire dans le nouvel hameau et dont les murs sont encore vides ?

— Comment ne pas les voir ? — dit Tchouris, en montrant dans un sourire ses dents encore bonnes et blanches. — On a beaucoup admiré, quand on a construit ces izbas, elles sont magnifiques. Les gens ont ri et se sont demandé s’il n’y aurait pas de magasins pour mettre leurs blés dans les murs et les préserver des rats. Les izbas sont superbes, on dirait des prisons — conclut-il avec l’expression d’un étonnement railleur et en hochant la tête.

— Oui, les izbas sont bonnes, sèches et chaudes, et moins sujettes aux incendies — fit le seigneur en plissant son jeune visage, et visiblement mécontent de la moquerie du paysan.

— Indiscutablement, votre Excellence, les izbas sont admirables.

— Eh bien ! Alors voilà ; une izba est déjà tout à fait prête, elle a dix archines, une entrée, et ses dépendances. Si tu veux, je te la vendrai à crédit, au prix qu’elle me coûte, tu me rembourseras quand tu le pourras — dit le seigneur avec un sourire joyeux qu’il ne pouvait retenir à la pensée qu’il faisait le bien. — La tienne, la vieille, tu la laisseras — continua-t-il — elle te servira pour construire un magasin de blé, nous transporterons aussi toutes les dépendances. Là-bas, l’eau est très bonne, je te donnerai de la terre pour planter un potager, et tout près de ta maison je te donnerai aussi du terrain dans les trois champs. Tu vivras admirablement ! Eh bien ! cela ne te plaît-il pas ? — demanda Nekhludov en remarquant qu’à son allusion au déménagement, Tchouris se plongeant dans une immobilité complète, regardait la terre, et déjà sans sourire.

— Comme il plaira à Votre Excellence — fit-il sans lever les yeux.

La vieille s’avança comme blessée au vif, et voulut dire quelque chose, son mari la prévint.

— C’est la volonté de Votre Excellence, — répondit-il résolument, et en jetant un regard docile vers le maître, il secoua ses cheveux. — Mais c’est impossible de vivre au nouveau hameau.

— Pourquoi ?

— Non, Votre Excellence, nous sommes de très mauvais paysans ici, mais si vous nous transportez là-bas, jamais nous ne pourrons vous servir. Quels paysans serons-nous là-bas ? Comme vous voudrez, là-bas c’est impossible de vivre.

— Mais pourquoi donc ?

— Nous serons complètement ruinés, Votre Excellence.

— Pourquoi, ne peut-on vivre là-bas ?

— Mais quelle vie là-bas ? Juge toi-même. C’est un endroit inhabité, on ne connaît pas l’eau, il n’y a pas de pâturages. Ici, chez nous, les terres sont fumées depuis longtemps, et là-bas, hélas ! Qu’y a-t-il là-bas ? Rienl Pas de haies, pas de séchoirs, pas de hangars, il n’y a rien. Nous nous ruinerons complètement, Votre Excellence ; si vous nous chassez là-bas, ce sera notre ruine complète ! C’est un endroit nouveau, inconnu… — répéta-t-il pensivement, mais résolument et en hochant la tête.

Nekhludov voulait prouver au paysan que le changement était, au contraire, très avantageux pour lui, que l’on construirait là-bas des haies et des hangars, que l’eau, là-bas, était bonne, etc. Mais le silence sombre de Tchouris l’embarrassait et il sentait qu’il ne parlait pas comme il le fallait. Tchourisenok, lui, ne contredisait pas, mais quand le maître se tut, il objecta, en souriant un peu, que le mieux c’était d’installer dans ce hameau les vieux serfs attachés à la cour des maîtres et l’innocent Aliocha, pour qu’ils y gardent le blé.

— Voilà qui serait excellent — dit il en souriant de nouveau, — pour nous ce n’est rien, Votre Excellence.

— Mais qu’importe si l’endroit est inhabité ? — insistait patiemment Nekhludov, — ici, autrefois, c’était aussi un endroit inhabité, et voilà, les hommes y vivent, et là-bas ce sera pareil. Installe-toi le premier et de ta main heureuse… Oui, oui, installe-toi, absolument…

— Eh, petit père, Votre Excellence, peut-on comparer ! — répondit avec vivacité Tchouris, comme s’il craignait que le maître ne prît une décision définitive. — Ici, c’est un endroit où il y a du monde, un endroit gai et fréquenté, la route et l’étang sont côte à côte pour laver le linge de la famille et faire boire les bêtes, et tout ce qui est nécessaire aux paysans est installé depuis longtemps ; l’enclos, le potager et les saules blancs ont été plantés par mes parents, mon grand-père et mon père sont morts ici, et moi aussi, Votre Excellence, je voudrais finir mes jours ici, je ne demande rien de plus. Si votre grâce me donne de quoi réparer l’izba, nous serons très reconnaissants à votre grâce, et sinon, alors nous tâcherons de finir nos jours dans la vieille izba. Fais prier éternellement Dieu pour toi — continua-t-il en saluant bas — Ne nous chasse pas de notre nid, Petit père…

Pendant que Tchouris parlait, sous la soupente, à l’endroit où se trouvait sa femme, on entendait des gémissements qui devinrent de plus en plus forts, et quand le mari prononça : « petit père », la femme, tout à fait à l’improviste, s’élança en avant et tout en larmes se jeta aux pieds du maître :

— Ne nous perds pas, notre nourricier ! Tu es notre père et notre mère ! Où irons-nous ? Nous sommes des vieillards seuls. Que ta volonté soit faite, ainsi que celle de Dieu… — exclama-t-elle.

Nekhludov bondit du banc et voulut relever la vieille, mais elle, avec un désespoir passionné, se frappait la tête sur le sol et repoussait la main du maître.

— Eh bien ! Voyons, lève-toi, je t’en prie ! Si vous ne voulez pas, eh bien ! soit, je ne vous forcerai pas — dit-il en faisant un geste de la main et en se reculant vers la porte.

Quand Nekhludov se fut rassis sur le banc et que dans l’izba s’établit le silence, interrompu seulement par les pleurs de la femme, qui de nouveau s’installait sous la soupente et là essuyait ses larmes avec la manche de sa chemise, le jeune seigneur comprit ce qu’était pour Tchouris et pour sa femme cette petite izba en ruines, le puits défoncé avec sa mare boueuse, les toits pourris, les petits hangars et les saules blancs crevassés plantés devant la fenêtre, et quelque chose de lourd le rendit triste et honteux.

— Pourquoi donc, Ivan, dimanche dernier, devant le mir, ne m’as-tu pas dit que tu avais besoin d’une izba ? Je ne sais pas maintenant comment t’aider. Je vous ai dit à tous, dans la première assemblée, que je m’installais à la campagne pour vous consacrer ma vie, que j étais prêt à me priver de tout, pourvu que vous fussiez contents et heureux, et je jure devant Dieu que je tiendrai ma parole — dit le jeune seigneur, ne sentant pas que les promesses de telle sorte ne sont pas capables d’exciter la confiance des hommes et surtout des Russes, qui aiment non les paroles, mais les actes et ne sont pas grands amateurs des expressions de sentiments, même des meilleurs.

Mais le bon jeune homme était si heureux du sentiment qu’il éprouvait qu’il ne pouvait pas ne pas l’exprimer.

Tchouris penchait la tête de côté, et ses paupières battant lentement, avec une attention forcée il écoutait son seigneur comme un homme qu’on ne peut pas se dispenser d’écouter, bien qu’il ne dise point des choses tout à fait justes et pouvant intéresser en quoi que ce soit.

— Mais je ne puis donner à tous ce qu’ils me demandent ; Si je ne refusais à aucun de ceux qui me demandent du bois, bientôt il ne m’en resterait plus, et je ne pourrais donner à celui qui a vraiment besoin. C’est pourquoi j’ai divisé la part du bois de la forêt, je l’ai destinée aux réparations des bâtiments des paysans, et je l’ai mise à l’entière disposition du mir. — Maintenant ce bois n’est plus à moi, mais à vous, paysans, et je ne puis déjà plus en disposer, c’est le mir qui en dispose comme il l’entend. Viens aujourd’hui à l’assemblée, j’exposerai ta demande au mir : s’il juge de te donner l’izba, alors ce sera bien, mais maintenant je n’ai plus de bois. De toute mon âme, je désire t’aider, mais si tu ne veux pas changer d’habitation, ce n’est plus mon affaire, mais celle du mir. Tu comprends ?

— Nous sommes très reconnaissants à votre grâce — répondit Tchouris confus. — Si vous nous laissez un peu de bois, alors nous nous arrangerons. Quoi, le mir ? C’est connu…

— Non, non, viens toi même.

— J’obéis. J’irai. Pourquoi ne pas y aller ? Mais chez le mir, je ne demanderai rien.