La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 317-321).
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IV


Le jeune seigneur voulait visiblement demander quelque chose au paysan, il ne bougeait pas de son banc, et, indécis, regardait tantôt Tchouris, tantôt le poêle vide, non chauffé.

— Eh bien ! Vous avez déjà dîné ? — demanda-t-il enfin.

Sous les moustaches de Tchouris parut un sourire moqueur, comme s’il trouvait ridicule que le seigneur fit une question aussi sotte, et il ne répondit rien.

— Quel dîner, notre nourricier ? — dit la femme, avec un soupir pénible — nous avons mangé un peu de pain, et voilà notre dîner. Aujourd’hui, je n’ai pas eu le temps d’aller chercher de snitka[1] et alors il n’y avait pas de quoi faire le stchi[2], et j’ai donné aux enfants ce qui restait du kvass.

— Maintenant, Votre Excellence, c’est le jeûne affamé, — interrompit Tchouris, en expliquant les paroles de sa femme. — Le pain et l’oignon, voilà toute notre nourriture de paysans. Encore, que Dieu soit béni, grâce à vous, j’ai eu du pain jusqu’à présent, et nos moujiks n’en avaient même pas. Cette année les oignons ont manqué partout. Dernièrement on a envoyé chez Mikhaïl le maraîcher, alors, il veut un grosch[3] pour une botte, et nous n’avons pas d’argent pour l’acheter. Depuis Pâques nous n’allons pas à l’église, parce que nous n’avons pas d’argent pour acheter un cierge à saint Nicolas.

Nekhludov connaissait depuis longtemps et non par ouï-dire, non par les paroles des autres, mais en réalité, toute cette extrême misère dans laquelle se trouvaient ses paysans. Mais cette réalité était si incompatible avec toute son éducation, avec son esprit et la vie qu’il menait, que malgré lui il oubliait la vérité, et chaque fois, lorsque, comme maintenant, on la lui rappelait vivement, son cœur était opprimé de quelque chose de lourd et de pénible, comme s’il était tourmenté du souvenir d’un crime commis par lui et non racheté.

— Pourquoi êtes-vous si pauvres ? — demanda-t-il, exprimant involontairement sa pensée.

— Mais comment ne pas être pauvre, Votre Excellence ? Vous savez vous-même ce qu’est notre terre ? de l’argile et du sable, et probablement avons-nous excité la colère de Dieu, car depuis le choléra, la terre ne donne pas de blé. Maintenant nous avons aussi moins de prairies ; les unes ont été séquestrées pour l’exploitation du seigneur et les autres ont été prises pour ses champs. Moi je suis seul et vieux… Je serais heureux de travailler, mais il n’y a pas de force. Ma vieille est malade et chaque année, elle me donne une fille, il faut tous les nourrir. Je travaille seul, et à la maison, il y a sept âmes. Il faut l’avouer, c’est un péché devant Dieu, mais je pense souvent : que Dieu prenne plus vite quelqu’un d’entre eux. Pour moi ce serait plus facile et pour eux ce serait mieux que de se tourmenter ici…

— Oh ! oh ! — soupirait lentement la femme, comme pour confirmer les paroles de son mari.

— Voilà toute mon aide — continua Tchouris, en désignant un gamin de sept ans à la tête blonde et sale, avec un ventre énorme et qui, à ce moment, ouvrait timidement et doucement la porte, rentrait dans l’izba, et la tête baissée, regardait en dessous le seigneur. De ses deux petites mains, il s’accrocha à la chemise de Tchouris. Voilà mon seul aide — continua-t-il d’une voix sonore, en caressant de sa main rugueuse les cheveux blonds de l’enfant. — Et combien de temps faudrait-il l’attendre ! Pour moi, le travail est déjà hors de mes forces. La vieillesse n’est encore rien, mais je souffre beaucoup d’une hernie. Quand le temps est mauvais, c’est à crier, et il y a longtemps que je devrais me reposer. Ainsi Ermilov, Demkine, Ziabrev, sont plus jeunes que moi et il y a longtemps qu’ils ont remis à d’autres le travail de la terre. Et moi, je n’ai à qui céder ma terre, voilà mon malheur. Il faut se nourrir et voilà : je m’esquinte, Votre Excellence.

— Je serais vraiment très heureux de t’aider, mais comment faire ? — dit le jeune seigneur, en regardant avec compassion le paysan.

— Comment m’aider ? Mais c’est une affaire connue. Qui a de la terre, doit subir la corvée, c’est une règle déjà établie. J’attends que mon garçon grandisse. Mais seulement, je demanderais à votre grâce de le libérer de l’obligation d’aller à l’école, sans quoi, l’intendant est venu dernièrement et il a dit que Votre Excellence le demandait à l’école. Dispensez-l’en ; et quel esprit a-t-il, Votre Excellence ? Il est encore trop jeune, il ne comprend rien.

— Non, mon cher, comme tu voudras — dit le seigneur — ton garçon peut déjà comprendre, c’est pour lui le moment d’apprendre. Je te le dis pour ton propre bien, juge toi-même : quand il grandira, quand il sera le patron, qu’il saura lire et écrire et lire à l’église, avec l’aide de Dieu, dans ta maison, tout s’arrangera — dit Nekhludov en tâchant de s’exprimer le plus clairement possible, mais tout en rougissant et en hésitant.

— C’est indiscutable, Votre Excellence, vous ne nous voulez pas de mal, mais il n’y a personne pour rester à la maison ; moi et ma femme, nous sommes à la corvée, et lui, bien que petit, il aide quand même, il ramène le bétail, il fait boire les chevaux. Tel qu’il est, c’est quand même un paysan. Et Tchouris, avec un sourire, prit entre ses doigts le nez du gamin et le moucha.

— Quand même, envoie-le à l’école quand tu es à la maison et quand il en a le temps, tu entends, il le faut absolument.

Tchourisenok soupira lourdement et ne répondit rien.

  1. Herbe comestible qui chez les paysans remplace le chou, ou en général les légumes.
  2. Stchi, sorte de soupe au choux.
  3. Un grosch, un centime et demi à peu près.