La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 9

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 341-349).
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IX


« Davidka Bieli demande du pain et des pieux », était-il inscrit dans le carnet après Ukhvanka.

Ayant traversé quelques cours, Nekhludov, au tournant d’une ruelle, rencontra son gérant, Iakov Alpatitch, qui, apercevant de loin le maître, ôta sa casquette de toile cirée, et tirant de sa poche un foulard, se mit à essuyer son visage gras et rouge.

— Couvre-toi, Iakov ! Couvre-toi donc, te dis-je, Iakov…

— Où avez-vous daigné aller, Votre Excellence ? — demanda Iakov en se gardant du soleil avec sa casquette, mais ne la mettant pas.

— Je viens de chez Moudrénï. Dis-moi, s’il te plaît, pourquoi est-il devenu ce qu’il est ? — demanda le maître en continuant à avancer dans la ruelle.

— Eh quoi, Votre Excellence ? — répondit le gérant qui suivait le maître à une distance respectueuse, et, s’étant couvert, lissait ses moustaches.

— Comment, quoi ? Il est devenu tout à fait canaille, paresseux, voleur, menteur, il brutalise sa mère, et on voit que c’est une telle canaille qu’il ne se relèvera pas.

— Je ne sais pas, Votre Excellence, pourquoi il vous a tant déplu…

— Et sa femme, — interrompit le maître, — je crois que c’est aussi une très vilaine femme. La vieille est vêtue pire qu’une mendiante ; il n’y a rien à manger, et elle, ainsi que lui, sont bien habillés. Je ne sais absolument que faire de lui.

lakov était visiblement confus quand Nekhludov parla de la femme d’Ukhvanka.

— Eh bien ! Quoi, s’il se laisse aller ainsi, Votre Excellence, il faut alors prendre des mesures. Il est vrai qu’il est pauvre comme tous les paysans isolés, et pourtant il se tient un peu mieux que les autres. C’est un paysan intelligent, il sait lire et écrire, et même il me semble que c’est un paysan honnête. À la levée des impôts par âme, on l’emploie toujours. Pendant ma gérance, il fut starosta[1], trois années, et on n’eut rien de mal à lui reprocher. Il y a trois ans, le tuteur le renvoya, alors il fut aussi très exact à la corvée. Peut-être qu’au moment où il fut postillon en ville, il commença à s’enivrer un peu, alors, il faut prendre des mesures. Ça arrive ; le paysan fait quelque bêtise, on le menace, et, alors, il revient de nouveau à la raison, c’est bon pour lui et pour la famille ; mais puisqu’il ne vous convient pas d’employer ces mesures, alors, je ne sais pas ce que nous ferons avec lui. C’est vrai, qu’il s’est relâché beaucoup. L’envoyer soldat, n’est pas possible, parce que, vous avez dû le remarquer, deux dents lui manquent. Et il n’est pas le seul, oserai-je vous dire, qui n’ait nulle crainte…

— Laisse cela, Iakov, — interrompit Nekhludov, avec un léger sourire. — Nous avons beaucoup causé ensemble sur ce sujet. Tu sais ce que je pense, et tu auras beau dire, je penserai toujours la même chose.

— Sans doute, Votre Excellence, vous savez tout cela, — dit Iakov en haussant les épaules, et, en regardant en dessous sur le maître, comme si ce qu’il voyait ne lui promettait rien de bon. — Et quant à la vieille dont vous daignez vous inquiéter, c’est tout à fait en vain, — continua-t-il. — Sans doute, elle a élevé et nourri les orphelins, marié Ukhvanka et tout le reste, mais parmi les paysans, c’est général : quand la mère ou le père cèdent le ménage au fils, alors le fils et la bru sont déjà les maîtres, et la vieille doit gagner son pain selon ses forces. Sans doute ils n’ont pas de sentiments tendres, mais, parmi les paysans, c’est déjà la règle ordinaire, aussi vous dirai-je que la vieille vous a inquiété pour rien. C’est une vieille rusée, une bonne ménagère, mais pourquoi tracasser le maître pour cela ? Eh bien ! Elle s’est querellée avec sa bru, celle-ci l’a peut-être bousculée, c’est une affaire de femmes ! Il valait mieux se réconcilier que vous déranger. Vous prenez tout déjà trop à cœur sans cela, — prononça le gérant avec une tendresse indulgente, en regardant le maître qui, en silence, à grands pas, montait devant lui la ruelle.

— Vous allez à la maison ? — demanda-t-il.

— Non, je vais chez Davidka Bielï ou Koziol… Comment l’appelle-t-on ?

— En voilà aussi un coquin. Tous ces Koziol sont ainsi. On a beau faire avec lui, rien n’y aide. Hier, j’ai traversé les champs des paysans, chez lui, le sarrasin n’est pas même ensemencé. Que voulez-vous faire avec de telles gens ? Si du moins le vieux apprenait à son fils !… Autrement il ne travaille ni pour lui-même ni pour la corvée. Que n’avons-nous pas essayé déjà avec lui, votre tuteur et moi : on l’a envoyé au poste, on l’a puni à la maison. Voilà ce que vous n’aimez pas…

— Qui, le vieillard ?

— Oui, le vieux. Combien de fois le tuteur devant tout le mir, l’a-t-il châtié, eh bien ! Le croiriez-vous, cela ne faisait rien, il se secouait, s’en allait, et c’est toujours la même chose. Et Davidka, vous dirai-je, est un paysan calme, pas sot, qui ne fume pas, ne boit pas, — expliqua Iakov — et il est pire que n’importe quel ivrogne. Il n’y a qu’un remède : l’envoyer au régiment ou en Sibérie, il n’y a plus rien à faire, toute cette race des Koziol est la même, Matruchka, qui demeure dans la cour des seigneurs, est de leur famille, et c’est un pareil vaurien. Alors vous n’avez pas besoin de moi, Votre Excellence ? — ajouta le gérant, en remarquant que le maître ne l’écoutait pas.

— Non, va, — répondit distraitement Nekhludov en se dirigeant vers le logis de Davidka Bielï.

L’izba de Davidka était penchée et isolée à l’extrémité du village. Près d’elle il n’y avait ni cour, ni aire, ni hangar, mais seulement quelques mauvaises étables étaient groupées d’un côté ; de l’autre côté étaient amassées des broutilles et du bois. Une mauvaise herbe verte et haute couvrait l’endroit qui jadis était la cour. Près de l’izba il n’y avait qu’un porc qui, vautré dans la boue, grognait près du seuil.

Nekhludov frappa à la fenêtre brisée, mais comme personne ne répondit, il s’approcha de la porte et cria : « Patron ! « mais on ne répondit pas davantage. Il passa le seuil, jeta un coup d’œil dans les étables vides et rentra dans l’izba ouverte. Un vieux coq rouge et deux poules, en remuant leurs colliers, marchaient sur le sol et sur les bancs qu’ils frappaient à coups d’ongles. En apercevant quelqu’un, avec un gloussement formidable, en écartant les ailes, elles se jetèrent vers le mur, l’une d’elles sauta vers le poêle. La petite izba de six archines était tout occupée par un poêle au tuyau défoncé, par un métier à tisser, qui malgré l’été, n’était pas encore démonté ni enlevé, et par une table toute noire avec une planche fendue et affaissée. Bien que dehors le sol fût sec, cependant, près du seuil, il y avait une mare boueuse formée lors de la pluie précédente par les gouttières du plafond et du toit. Il n’y avait pas de soupentes. On avait peine à croire cet endroit habité, tant il y régnait un air d’abandon et de désordre aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Cependant, dans cette izba habitaient Davidka Bielï et toute sa famille. En ce moment, malgré la chaleur d’une journée de juin, Davidka, la tête enveloppée d’une demi-pelisse, dormait fortement au coin du poêle. La poule effrayée qui sauta sur le poêle et qui encore effarée sauta sur le dos de Davidka, n’éveilla pas celui-ci.

Ne voyant personne dans l’izba, Nekhludov voulait déjà sortir, quand tout à coup, un soupir long, humide informa de la présence de l’hôte.

— Eh ! qui est là ? — cria le seigneur.

Au poêle, répondit un autre soupir prolongé.

— Qui est là ? — Viens ici.

Un nouveau soupir, un gémissement et un bâillement très fort répondirent à l’appel du maître.

— Eh bien ! Quoi ?

Sur le poêle quelque chose remua lentement. Le pan d’une touloupe usée se montra, une longue jambe en lapoti[2] déchiré, s’abaissa, ensuite une autre, et enfin on aperçut toute la personne de Davidka Bielï, assis sur le poêle et qui paresseusement et mécontent, frottait ses yeux avec son gros poing. Lentement, la tête baissée, en bâillant, il regarda l’izba, et en apercevant le maître il commença à se remuer un peu plus vite qu’auparavant, mais toujours si lentement que Nekhludov réussit à aller trois fois de la mare au métier à tisser pendant que Davidka descendait du poêle. Davidka Bielï — comme l’indiquait ce dernier nom — était en effet presque blanc : les cheveux, le corps et le visage étaient extrêmement blancs. Il était de haute taille, très gros, mais gros comme il arrive chez les paysans, c’est-à-dire pas gros seulement du ventre, mais de tout le corps. Néanmoins, son obésité était molle, maladive. Son visage assez joli, avec des yeux bleu-clair, doux, et une barbe longue et épaisse, avait un air maladif. On ne pouvait remarquer en lui, ni la hâlure du soleil, ni la carnation des joues, tout son visage était pâle, jaune, avec un cercle bleuâtre autour des yeux, et paraissait fondu dans la graisse ou bouffi. Ses mains étaient enflées, jaunâtres, comme celles d’un homme atteint d’hydropisie, et couvertes de fins poils blancs. Il était si endormi qu’il ne pouvait ouvrir entièrement les yeux et rester debout sans chanceler et bâiller.

— Comment n’as-tu pas honte de dormir en plein jour quand tu devrais construire une cour, quand tu n’as pas de pain ? — fit Nekhludov.

Aussitôt que Davidka, secouant le sommeil, eut conscience de la présence du maître, il joignit les mains sur son ventre, baissa la tête en l’inclinant un peu de côté et ne broncha plus. Il se taisait et l’expression de son visage comme l’attitude de son corps semblait dire : — « Je sais, je sais, ce n’est pas la première fois que j’entends cela. Eh bien ! Frappez-moi s’il le faut, je le supporterai. » Il semblait désirer que le maître cessât de parler et le frappât au plus vite, et même qu’il frappât beaucoup ses joues bouffies, mais qu’il le laissât tranquille le plus tôt possible. En remarquant que Davidka ne le comprenait pas, Nekhludov, par diverses questions, essaya de faire sortir le paysan de son silence de patient docile.

— Pourquoi m’as-tu demandé du bois ? Il est chez toi depuis un mois entier, et je le trouve ainsi à l’époque où l’on a le plus de temps libre ?…

Davidka se tut obstinément et ne bougea pas.

— Eh bien ! Réponds donc !

Davidka mugit quelque chose et agita ses cils blancs.

— Il faut travailler, mon frère. Sans le travail, qu’adviendra-t-il ? Ainsi maintenant tu n’as pas de pain et pourquoi ? Parce que ta terre est mal labourée, qu’elle n’est ni binée, ni ensemencée à temps, et tout cela par paresse. Tu me demandes du pain. Eh bien, admettons que je t’en donne, tu ne peux pas mourir de faim, mais on ne peut pas agir ainsi. Le pain que je te donnerai, sais-tu à qui il appartient ? Mais réponds donc. À qui ce pain que je te donnerai ? — interrogeait obstinément Nekhludov.

— Au seigneur — murmura Davidka, timide et en levant des yeux interrogateurs.

— Et le blé du seigneur, d’où vient-il ? Juge toi-même, qui l’a labouré, semé, récolté ? Les paysans, hein, n’est-ce pas ? Ainsi, tu vois : s’il faut distribuer le pain du seigneur aux paysans, il faut surtout le donner à ceux qui ont le plus travaillé, et toi, tu as travaillé le moins de tous ; on se plaint de toi à la corvée. Tu as travaillé le moins de tous et c’est toi qui demandes le plus de blé au maître. Pourquoi donc donner à toi et pas aux autres ? Si tous étaient paresseux comme toi, alors depuis longtemps nous serions tous morts de faim. Il faut travailler, mon cher, et c’est mal, tu entends, Davidka ?

— J’entends, — répondit-il lentement, entre les dents.

  1. Paysan choisi par les habitants du village pour servir d’intermédiaire entre eux et le maître.
  2. Chaussures faites d’écorces tressées.