La Mer élégante/Préface

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La Mer éléganteAlphonse Lemerre, éditeur (p. np-xiii).
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PRÉFACE.




Mon cher Poète,


Vous avez bien voulu, dans une lettre exquise, me demander « une préface, où je vous présenterais à votre patrie. »


Combien ce mot m’a touché ! Elle est hospitalière, votre patrie flamande. Les poètes la connaissent ; ils y trouvent, aussi bien que les savants, des auditoires pleins de cordialité. Mais ces auditoires vous ont applaudi ; qu’ai-je besoin de vous présenter ? En vérité vous exercez encore l’hospitalité en me faisant votre gracieuse demande, et c’est m’offrir une place à votre foyer que me donner la première page de votre livre. Je vous en remercie.


L’épigraphe de votre œuvre, mon cher poète, m’a rappelé la phrase que voici : « Beaucoup de choses véritables sont souverainement ennuyeuses ; aussi est-ce la moitié du talent que de choisir dans le vrai ce qui peut devenir poétique. »


Étant signées de Balzac, ces trois lignes ont leur prix.


Le poète doit dire encore : Beaucoup de choses véritables sont souverainement laides ou répugnantes ; il faut choisir dans le vrai, et non pas en copier des fragments au hasard…, choisir les détails parmi tous ceux qu’offre la nature, et procéder comme elle en composant l’ensemble avec harmonie.


Le plaisir qu’on goûte aux choses de l’art vient d’une ordonnance, d’une harmonie dont la nature offre l’exemple souverain dans son ensemble, mais dont elle ne rassemble point un modèle dans chaque fragment d’elle-même qu’il nous plait d’isoler pour le considérer, ou que la faiblesse de nos yeux nous force à isoler pour le voir.


Le cerveau, le génie sont là précisément pour suppléer aux faiblesses de notre vision, et pour donner aux œuvres fragmentaires la souveraine ordonnance des ensembles de la nature. Il faut composer.


Et il faut choisir — car la raison d’être de l’art disparaît, s’il n’est plus que l’ombre — nécessairement imparfaite et infidèle — de la vie. En ce cas, la vie suffit ! Si l’art au contraire est un autre monde, moins vaste, plus grand, il garde sa raison d’exister ; il répond, d’une façon positive, à cette soif de quelque chose de supérieur que le positivisme lui-même, sans la satisfaire, constate du moins franchement.


Les dieux s’en sont allés. Qu’étaient-ce que les dieux ? Les figures de ce que l’homme voudrait voir par-delà le réel. C’est pourquoi la foi, les religions ont été des sources d’art. Les religions vaincues, avec quoi l’humanité va-t-elle nourrir, apaiser un peu le désir infini qu’elle porte en elle ? avec le récit, avec le spectacle de ses propres misères, de ses propres dégoûts, de ses faiblesses, de ses hontes ? non ! les artistes vont l’enchanter, la consoler sans fin en réalisant pour elle un monde idéal toujours renouvelé. Par là, et comme en réponse au savant qui a dit : « l’art deviendra inutile, » ils éterniseront leur droit d’exister, à côté des savants dont la voie est tout autre.


Le savant analyse la nature, la défait, non pour qu’on en jouisse, mais pour qu’on la connaisse ; le savant est l’adversaire glorieux de la nature ; l’artiste est son ami, procède comme elle, crée des formes, cache à l’intérieur les mécanismes que la critique se donnera la besogne de découvrir encore ; la science ouvre les cadavres, fouille la chair dans ses secrets même répugnants ; la science étudie les êtres vivants, l’art en fait.


Un savant ne crée pas une œuvre ; il découvre un peu de ce qui est ; il allonge d’un anneau la chaîne des preuves, cela en vue d’un résultat idéal mais lointain ; il collabore à une œuvre commune, au grand œuvre, et pour cela constate, fouille, dissèque, catalogue, enregistre, collectionne les documents, nomme tout, dit tout, et désenchante, avec le seul espoir d’arriver à la vérité qui, de son propre aveu, est peut-être triste.


Notez bien que tout en cheminant vers cette vérité qu’il veut dévoiler à nos yeux, le savant jusqu’ici s’est efforcé de soulager la souffrance humaine, d’employer contre la douleur ses découvertes intermédiaires, et même de trouver par avance la consolation au mot fatal qu’il cherche et qu’il pressent.


Une philosophie est née pourtant et déjà se propage qui ne veut pas être consolée. On se doute qu’elle est allemande, le pessimisme ! une trouvaille ! Eh bien, ce que démontre le pessimisme, il y a des artistes qui s’efforcent de le mettre en œuvre : la vie mauvaise. — Mauvaise ? pis encore ! une angoisse dans un cloaque ! — Ces artistes peuvent nier la théorie qu’on leur suppose, mais non la tendance qu’on leur voit.


Je me rappelle qu’un jour, sur le seuil d’un tonnelier de campagne, je fus frappé par une odeur nauséabonde, violente, une odeur de charogne. Je demandai aux ouvriers pourquoi ils n’enterraient pas la bête qui devait être morte par là. Ils se mirent à rire et me montrèrent à quelques pas une fleur somptueuse, de velours rouge et noir, épanouie sur une tige mouchetée semblable à une vipère onduleuse et debout. Elle était magnifique vraiment, belle jusqu’à l’insolence. On l’eût dite teinte d’un sang puissant versé sur un tissu épais. Elle avait une beauté singulière et comme en deuil. Les abeilles ne la visitaient pas, car c’est elle, la forte vivante, qui exhalait une puanteur de bête morte. Les mouches de pestilence bourdonnaient autour d’elle. Fleur curieuse, superbe et dégoûtante ! La science la connaît et la nomme ; le passant la regarde et la fuit. Il ne venait à l’esprit de personne d’en faire la gloire d’un bouquet.


L’art du peintre voudra copier les couleurs de cette fleur du mal ; un chimiste analyse, explique l’odeur étrange ; qui songe à en tirer une essence ?…


S’il ne se garde point, l’art ne tardera point à paraître comme la fleur, peut-être superbe et tragique, mais puante — du pessimisme (nom d’une philosophie de désespoir inventée, ce dit-on, par un homme tranquille et bien portant).


Ô notre bon père Molière, dont on veut reléguer les chefs-d’œuvre au garde-meubles, nous t’invoquons ! nous invoquons le sens commun, le bon sens populaire, le sens de la vie, contre toute transcendance, pessimiste ou non !


Écoutez ce mot délicieux : « Je me rappelle, écrit Ernest Renan, de petites tortues dans le fond du Ouadi-Hamoul, en Syrie. Je savais que le Ouadi allait se dessécher. Je voyais leur mort à deux jours de distance ; mais elles n’y pensaient pas ; elles étaient aussi gaies, aussi vives que jamais ! »


Parbleu, Messieurs les savants, nous sommes tout à fait comparables à ces petites tortues, et nous avons trop souci de la dignité humaine pour refuser de savoir que le Ouadi se dessèche, et nous vous remercions grandement de nous l’avoir appris, mais il n’est pas contraire à notre dignité d’hommes de l’oublier parfois et de vaquer à nos affaires de tortues durant qu’il y a encore de l’eau dans le Ouadi !


Et qui nous donnera l’oubli nécessaire, qui nous versera ce nectar des dieux, aussi désiré du vieux monde que la connaissance le fut des premiers hommes ? qui ? l’art, s’il ne confond pas ses procédés avec les vôtres ; l’art, s’il est lui-même ; l’art, — les artistes créateurs de vie passionnée, de vie simple, créateurs de vie ! Ils frapperont les rochers, l’eau jaillira, et les petites tortues croiront une heure encore à l’éternité de l’eau du Ouadi.


Si le pessimisme avait raison, ne serait-il point digne d’un art supérieur de donner à l’homme des visions plus belles que nos destinées ? Si tu maudis les Destins qui gouvernent le monde pour l’injustice et la laideur de la vie sans but, alors ne collabore point avec eux, n’ajoute point à nos tourments en créant à leur exemple ; aie une conception d’artiste plus haute que l’œuvre de l’aveugle nécessité ; si la femme est laide, invente Aphrodite ; si l’homme est vil, imagine des héros, ou bien laisse-moi te mépriser plus que tu ne méprises la nécessité, reine du monde, toi qui étant la conscience humaine imites servilement ce que tu prétends condamner !


Par dessus le réel, déroulons le rêve, libre, vaste et beau comme un ciel bleu apparu entre les toits obscurs d’une impasse.


Le rêve ! qu’est cela ? comment définir ce qui est à naître ! ce qui doit se renouveler sans fin ! N’est-ce pas l’invention dans le rêve qui est le génie poétique ?


— Mais le siècle est positif ! le siècle est scientifique ! — Après ?… Chaque époque a sa marque, sa manière d’être, de penser, de rêver, même d’aimer ! Et c’est par là que l’art se renouvelle ! Et pour l’art se renouveler c’est vivre, l’imitation étant sa mort !


L’influence scientifique et positive est un air ambiant ; elle a modifié l’état d’esprit même des ignorants ; il est certain que la poésie elle-même doit répondre à ce changement profond.


Le scepticisme a épuisé certaines façons ardentes de regretter et d’espérer sans croire, comme la foi certaines exaltations dans le vague. Un besoin de précision est dans tous les cerveaux. Quel mal y voyez-vous ? l’art y perdra-t-il ? il ne perdra rien, à aucun changement dans l’état de la vie, tant qu’il y aura de la vie ! Et pour cela — qui le nie ? — l’art doit trouver sa forme nouvelle, correspondante aux nouvelles idées. Rien de plus vrai ; à toutes les époques il en a été ainsi, sans qu’on s’y soit efforcé péniblement. Dans tous les siècles il a suffi à l’artiste d’être de son temps.


Rêvez en hommes qui savent, poètes modernes ; imaginez du vrai ; prenez au réel ce qu’il a de beau, comme le chercheur d’or qui recueille difficilement dans la fange une poussière merveilleuse ! — Pour que les fictions intéressent, il est de plus en plus nécessaire qu’elles soient faites avec de la vérité et du naturel. De cette nécessité nouvelle toute une certaine poésie est morte. Elle avait discrédité les poètes et fourni aux pianos beaucoup de romance… Puisse-t-elle dormir en paix !…


Mon cher Poète,


Vous avez obéi, à la règle idéale indiquée par Balzac : « Il faut savoir choisir dans la réalité ce qui peut devenir poétique. » En même temps vous avez obéi aux tendances du jour, en observant et décrivant les aspects les plus modernes, sinon les plus généraux de la vie sociale.


Ce n’est pas que votre sujet me plaise particulièrement, et je sais bien qu’avec moi vous préférez à la mer élégante, — la mer, la mer infinie, voyageant sans cesse au devant d’elle-même, si changeante et à elle-même toujours semblable, depuis Orphée jusqu’à Victor Hugo. Les grâces « un peu mièvres » des élégants et des élégantes ne me paraissent pas les modèles par excellence, mais qu’est-ce qu’un livre ? un verset du poème. Celui-ci n’est qu’un fragment de votre œuvre rêvée, et vous n’y avez failli à aucun de ces préceptes poétiques qui, n’étant formulés nulle part, n’en commandent pas moins souverainement aux poètes.


Ce que vous avez voulu, vous l’avez fait, et d’une manière charmante. Le succès vous viendra, vous donnera une conscience nouvelle de vos forces. Usez-en pour un projet plus haut. Passez de la vie élégante, avec laquelle vous nous charmez, à une vie plus naturelle, plus abondante, qui nous entraînera.


Ils sont dessinés à ravir vos oisifs, mais que j’aime bien mieux, comme Alceste la chanson populaire, votre simple Baigneuse flamande, en écartant toutefois le mot « sale » que vous accordez peut-être à la mode, mais qui n’est pas même naturel, car elles sont nettes comme des galets, les filles des plages :

…n’ayant qu’un grossier costume de flanelle
Étant sale et vulgaire, ayant bras et pieds nus,
Elle donne pourtant des frissons inconnus
À tous ceux qui la voient s’agiter sur la plage.
C’est qu’elle a la beauté de la forme et de l’âge !


À la bonne heure, la voilà, la poésie, la beauté dans la nature, dans la jeunesse, même sous la vulgarité. Voilà la muse capable d’enfanter et d’allaiter. Je l’avais entrevue sur nos plages du midi ; je la reconnais. Vous l’avez rencontrée sur vos rivages du nord. Elle vous a inspiré déjà beaucoup de beaux vers, je ne veux pas dire seulement de vers bien faits ; (à l’heure qu’il est, il faut vouloir pour arriver à ne pas les faire trop bien !)

Le grand apaisement du soir descend dans l’âme
Et là-bas, où le ciel se mêle avec les eaux,
Resplendit le soleil comme une île de flamme.


Mais je relève ceux-ci pour leur signification féconde :

Ô mon pays de Flandre aux beaux soleils couchants,
Je t’aime avec l’amour qu’un fils porte à sa mère !


Voilà indiquées en deux citations, mon cher ami, les deux sources de l’inspiration : la grande lumière éternelle, universelle, qui éclaire toutes les patries, d’où viennent toutes les existences, toutes les idées, tous les sentiments ; et le pays qu’on aime, où l’on vit, que l’on connaît mieux que personne, qui a ses lumières, ses ombres, ses caractères propres, ses secrets livrés seulement à qui l’aime tout enfant.


Vous songez à offrir à la Belgique un livre qui lui raconte sa poésie locale. Faites cela, nous vous en prions. Osez beaucoup en étant simple. Soyez sincère et laissez dire. Soyez original par votre pays ; il vous en sera reconnaissant, il vous aimera plus encore ; vous l’aurez vraiment servi. Tirez du génie propre de votre patrie flamande vos propres pensées ; demandez-lui des tours de langage, des expressions, des images. Avec le talent que vous avez prouvé dès la première heure, dès ce premier volume qui s’ouvrait par la charmante pièce du Coffret, vous réussirez.

Adieu, mon cher poète. Vous êtes de ceux qui peuvent laisser une page durable. Peut-être l’avez-vous écrite à l’heure où je parle, mais vous la trouverez sans doute, et bien à vous, en suivant l’inspiration flamande que vous annoncez. Faire de bons vers ne suffit plus en un temps où les procédés sont si répandus ; il faut en plus que le sujet même et l’âme même du poète les fassent distinguer dans le grand nombre des bons vers nouveaux.

On ne saurait faire un plus beau souhait à un poète : laissez une page dans les anthologies. Les pessimistes diront que cela n’est rien, mais riez de ces pères de famille heureux et souriants qui, du haut de leur chaire, déclarent douloureuse la volupté de l’amour. Les philosophes en général diront qu’une immortalité de deux cents ans ou de trois mille n’est rien dans l’éternité, mais cela est quelque chose, comparé à la durée moyenne de la créature humaine qui vit une soixantaine d’années. Méfions-nous des transcendances, des raisonnements admirables qui s’appliquent à l’homme dans le temps et l’espace, à des hauteurs où il ne respire plus. Vivons, essayons-le du moins, dans notre sphère normale. Chantez, travaillez, pour la gloire de votre pays et pour la vôtre. C’est une des belles chimères que la gloire.


Dites, n’avons-nous pas été enchantés de trouver en venant au monde, dans ce monde où existent, il est vrai, tant de vilaines choses, les beaux livres des anciens et des modernes ? N’est-ce point une joie réelle, positive de notre vie, d’avoir trouvé les grands poètes sur les rayons des bibliothèques ? Le monde, la réalité, c’est eux aussi ! la réalité ! mais la Vénus de Milo en est ! le rêve fait parole dans une scène de Roméo et Juliette en est aussi ! L’Évangile en est encore ! la réalité, les grandes œuvres idéalistes en font partie, l’accroissent et l’embellissent ! — Quelle envie cela n’inspire-t-il pas !… Oh ! laisser parmi ces livres une page où des hommes futurs puiseront une heure de joie après les heures du travail et de la peine ! Souhaitons-nous cela l’un à l’autre. Travaillons-y. « C’est le fond qui manque le moins, » pour finir par un vers de Jean La Fontaine, le maître en naturel.

Jean Aicard.




Jacques-Laurier, Juin 1881.