La Mer élégante/Prologue

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La Mer éléganteAlphonse Lemerre, éditeur (p. 3-6).

Prologue


Dès le mois de Juillet quand la chaleur augmente
Comme on s’ennuie en ville on s’en va vers la mer
Qui sous le ciel plus bleu s’allonge plus dormante
Lorsque le vent la berce avec son souffle amer.

Là-haut le grand soleil, comme un front de satyre,
Sourit en envoyant vers elle un baiser d’or ;
Elle, dans le lit mou de son sable, s’étire ;
Lui s’y couche le soir à l’heure où tout s’endort.


Pendant les tristes mois d’hiver on l’a laissée
Seule et désespérée en son isolement ;
À peine si parfois quelque humble fiancée
Venait lui réclamer le corps de son amant.

Mais aujourd’hui les gens de mer vont à la pêche
Joyeux, chantant, sans craindre encor les ouragans,
Et partout sur la plage on court, on se dépêche,
Puisque voici venir les couples élégants.

Où marchaient seulement des pêcheurs de crevettes,
Où les mousses du port s’asseyaient vers le soir,
Les dames vont passer dans de fraîches toilettes
Et les enfants coquets des riches vont s’asseoir.

Où l’air salé des flots enivrait au passage
Les marins aux profils énergiques et bruns,
Les odeurs de mouchoir et les fleurs de corsage
Vont faire en s’unissant la gamme des parfums.

Comme des nids d’amour, les villas sont rouvertes :
Un piano dans l’ombre y chante, captivant ;
Des plantes dans un coin mêlent leurs feuilles vertes
Sous les rideaux gonflés comme une voile au vent.


C’est un nouveau décor ! c’est la mer élégante !
Mais si le thème est neuf, l’air est vieux et connu ;
Comme en ville on se gêne, on se farde, on se gante,
Et pas plus que la main le cœur n’y est à nu.

Car dans cette atmosphère intense, large et saine,
La femme reste encor coquette et l’homme fier :
Ce sont mêmes acteurs, mais sur une autre scène,
Et c’est la comédie aujourd’hui comme hier.

Tout cela c’est petit, tout cela c’est frivole
Près de la grande mer qui pleure incessamment
Et dont les durs sanglots comme ceux d’une folle
Montent vers le soleil, son glorieux amant !…

Mais voici qu’un beau jour toutes ces jeunes filles
Jasant sous l’éventail, sans souci, sans désir,
Sentiront que leur cœur caché sous leurs mantilles
A besoin de tendresse autant que de plaisir ;

Qu’en dépit du satin, de l’or, de la dentelle
Et de ces vains hochets que le luxe assembla,
La Nature a vaincu, la Nature immortelle,
Et que la fleur d’amour vaut mieux que tout cela.


Alors germant soudain dans leur cœur qui s’embrase
Ces fleurs les rempliront d’idéal et d’espoir,
Comme un petit bouquet de roses dans un vase
Suffit à parfumer tous les coins d’un boudoir !