La Mer (Michelet)/Livre I/VII

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Michel Lévy Frères (p. 69-86).


VII

la tempête d’octobre 1859

La tempête que j’ai le mieux vue, c’est celle qui sévit dans l’Ouest, le 24 et le 25 octobre 1859, qui reprit plus furieuse et dans une horrible grandeur, le vendredi 28 octobre, dura le 29, le 30 et le 31, implacable, infatigable, six jours et six nuits, sauf un court moment de repos. Toutes nos côtes occidentales furent semées de naufrages. Avant, après, de très graves perturbations barométriques eurent lieu ; les fils télégraphiques furent brisés et pervertis, les communications rompues. Des années chaudes avaient précédé. On entra par cette tempête dans une série fort différente de temps froids et pluvieux. L’année 1860 elle-même, jusqu’au jour où j’écris ceci, est livrée à la noyade obstinée des vents d’ouest et de sud, qui semblent vouloir nous jeter toutes les pluies de l’Atlantique et du grand Océan austral.



J’observai cette tempête d’un lieu aimable et paisible, dont le caractère très doux ne faisait rien attendre de tel. C’est le petit port de Saint-Georges, près Royan, à l’entrée de la Gironde. Je venais d’y passer cinq mois en grande tranquillité, me recueillant, interrogeant mon cœur, y cherchant de quoi répondre au sujet que j’ai traité en 1859, sujet si délicat, si grave. Le lieu, le livre, se mêlent agréablement dans mes souvenirs. Aurais-je pu l’écrire ailleurs ? je ne sais. Ce qui est sûr, c’est que le parfum sauvage du pays, sa douceur sévère, les senteurs d’amertume vivifiante dont ses bruyères sont charmées, la flore des landes, la flore des dunes, ont fait beaucoup pour ce livre et s’y retrouveront toujours.

La population du lieu allait bien à cette nature. Rien de vulgaire, nulle grossièreté. Les agriculteurs y sont graves, de mœurs sérieuses. Les marins sont des pilotes, une petite tribu protestante, échappée aux persécutions. Une honnêteté primitive (la serrure n’est pas encore inventée dans ce village). Point de bruit. Une modestie rare chez les hommes de mer, la discrétion et le tact qu’on ne trouve pas toujours dans les classes les plus élevées. Bien vu, et bien voulu d’eux, je n’en eus pas moins la solitude nécessaire au travail. D’autant plus m’intéressais-je à ces hommes et à leurs périls. Sans leur parler, chaque jour je les suivais de mes vœux dans leur métier héroïque. J’étais inquiet du temps, et me demandais souvent, en observant le dangereux passage, si la mer, longtemps belle et douce, n’aurait pas de cruels retours.

Ce lieu de danger n’est point triste. Chaque matin, de ma fenêtre, je voyais en face les voiles blanches, légèrement rosées de l’aurore, d’une foule de vaisseaux de commerce qui attendent le vent pour sortir. La Gironde, à cet endroit, n’a pas moins de trois lieues de large. Avec la solennité des grandes rivières d’Amérique, elle a la gaieté de Bordeaux. Royan est un lieu de plaisir où l’on vient de tous ces pays de Gascogne. Sa baie et celle de Saint-Georges sont gratuitement régalées du spectacle des jeux folâtres auxquels les marsouins se livrent dans la chasse aventureuse qu’ils viennent faire en pleine rivière et jusqu’au milieu des baigneurs. Ils bondissent et se jettent en l’air à cinq ou six pieds de l’eau. Il semble qu’ils sachent à merveille que personne, en ce pays, ne se livre à la pêche, qu’à ce lieu de grand combat où il s’agit à chaque heure de diriger et sauver les vaisseaux, on ne songe guère à convoiter l’huile d’un marsouin.

À cette gaieté des eaux joignez la belle et unique harmonie des deux rivages. Les riches vignes du Médoc regardent les moissons de la Saintonge, son agriculture variée. Le ciel n’a pas la beauté fixe, quelquefois un peu monotone, de la Méditerranée. Celui-ci est très changeant. Des eaux de mer et des eaux douces s’élèvent des nuages irisés qui projettent, sur le miroir d’où ils viennent, d’étranges couleurs, verts clairs, roses et violets. Des créations fantastiques, qu’on ne voit un moment que pour les regretter, décorent des monuments bizarres, d’arcades hardies, de ponts sublimes, parfois d’arcs de triomphe, la porte de l’Océan.

Les deux plages demi-circulaires, de Royan et de Saint-Georges, sur leur sable fin, donnent aux pieds les plus délicats la plus douce promenade qu’on prolonge sans se lasser dans la senteur des pins qui égayent la dune de leur jeune verdure. Les beaux promontoires qui séparent ces plages, et les landes de l’intérieur vous envoient, même de loin, de salubres émanations. Celle qui domine aux dunes est quelque peu médicale, c’est l’odeur miellée des immortelles, où semblent se concentrer tout le soleil et la chaleur des sables. Aux landes, fleurissent les amers, avec un charme pénétrant qui réveille le cerveau, ravive le cœur. C’est le thym et le serpolet, c’est la marjolaine amoureuse, c’est la sauge bénie de nos pères pour ses grandes vertus. La menthe poivrée, et surtout le petit œillet sauvage, ont les parfums les plus fins des épices de l’Orient.

Il me semblait que, sur ces landes, les oiseaux chantaient mieux qu’ailleurs. Jamais je ne trouvai une alouette comme celle que j’entendis en juillet sur le promontoire de Vallière. Elle montait dans l’esprit des fleurs, montait dorée du soleil qui se couchait sur l’Océan. Sa voix qui venait de si haut (elle était peut-être à mille pieds), pour être tellement puissante, n’était pas moins modeste et douce. C’est au nid, à l’humble sillon, aux petits qui la regardaient, qu’elle adressait visiblement ce chant agreste et sublime ; on eût dit qu’elle interprétait en harmonie ce beau soleil, cette gloire où elle planait sans orgueil, les encourageant et disant : « Montez, mes petits ! »

De tout cela, chants et parfums, air doux et mer adoucie par l’eau de la belle rivière, se compose une harmonie infiniment agréable, toutefois sans grand éclat. La lune m’y paraissait lumineuse sans vive clarté, les étoiles très visibles, mais peu scintillantes. Climat heureux tout humain, et qui serait voluptueux, s’il ne s’y mêlait je ne sais quoi qui fait réfléchir, éloigne de la rêverie et ramène à la pensée !



Pourquoi ? Sont-ce les sables mouvants, les dunes changeantes, les calcaires croulants et pleins de fossiles, qui vous avertissent de la mobilité universelle ? Est-ce le souvenir silencieux, mais nullement effacé, des persécutions protestantes ? C’est aussi, et bien plus encore, la solennité du passage, la fréquence des naufrages, la proximité d’une mer terrible entre toutes, qui rend l’intérieur sérieux.

Un grand mystère se passe à ce point solennel, un traité, un mariage, mais bien autrement important qu’aucun hymen royal. Mariage, il est vrai, de raison entre époux peu assortis. La dame des eaux du Sud-Ouest, doublée de Tarn et de Dordogne, poussée de ses violents frères les torrents des Pyrénées, elle vient, cette aimable et souveraine Gironde, s’offrir à son époux gigantesque, le vieil Océan. Mais nulle part il n’est plus dur, plus rébarbatif. La triste barrière des boues de Charente, puis la longue ligne des sables qui l’arrêtent cinquante lieues, le mettent de mauvaise humeur. Quand il n’amoncelle pas sa fureur contre Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, il bat la pauvre Gironde. Elle ne sort pas, comme la Seine, abritée de plusieurs côtés. Elle tombe tout droit en face de l’Océan illimité. Le plus souvent il la rembarre. Elle recule ; elle se jette à droite, à gauche. Elle se cache et dans les marais de Saintonge, et jusque sous les vignes du Médoc, communiquant à ses vins les qualités sobres et froides qui sont l’esprit de ses eaux.

Maintenant, imaginez des hommes assez hardis pour se jeter, au grand débat, entre ces époux, pour aller dans une barque, affrontant les coups qu’ils se portent, chercher le vaisseau timide qui attend à l’embouchure et n’ose s’aventurer. C’est la vie de mes pilotes, modeste, mais si glorieuse, qu’on ne saura la raconter.

Il est facile à comprendre que le vieux roi des naufrages, l’antique thésauriseur de tant de biens submergés, ne sait nul gré aux indiscrets qui viennent lui disputer sa proie. Si parfois il les laisse faire, souvent aussi, malicieux, sournois, il les atteint, se venge, charmé de noyer un pilote plus que d’engloutir deux vaisseaux.

Il y avait pourtant quelque temps qu’on ne parlait point d’accident. L’été, fort chaud, de 1859, ne présenta guère de sinistres en ces parages qu’une barque brisée en juin. Mais je ne sais quelle agitation faisait prévoir des malheurs. Septembre vint, et octobre. Le monde brillant des visiteurs, qui ne veut de la mer que ses sourires, déjà s’était éclipsé. Je restai, attaché là par mon travail inachevé, et aussi par l’attrait étrange qu’ont ces saisons intermédiaires.

On remarquait des vents changeants, bizarres, et qu’on ne voit guère : exemple, un vent brûlant de l’est, un souffle d’orage venant du côté toujours serein. Les nuits étaient parfois chaudes (et plus en septembre qu’en août), sans sommeil, agitées, nerveuses ; le pouls était fort, ému sans cause apparente, l’humeur inégale.

Un jour que nous étions assis dans les pinadas, battus par le vent, un peu garantis pourtant par la dune, nous entendîmes une jeune voix, singulièrement claire et perçante ; d’un fin et fort timbre d’acier. C’était pourtant une très jeune fille, fort petite, de profil austère. Elle passait avec sa mère, et chantait de toutes ses forces des paroles d’une vieille chanson. Nous les priâmes de s’asseoir et de la chanter tout du long.

Ce petit poème rustique disait merveilleusement le double esprit de la contrée. La Saintonge est agricole, aime le foyer. Ce ne sont pas là les Basques, leur esprit d’aventures. Mais, malgré ses goûts sédentaires, elle se fait maritime, se lance dans les hasards. Pourquoi ? La légende l’explique :

La jolie fille d’un roi, qui s’amuse à laver son linge, comme la Nausicaa de l’Odyssée, a laissé aller son anneau à la mer ; le fils de la côte s’y jette pour le chercher, mais se noie. Elle pleure et elle est changée dans le romarin du rivage, si amer et si parfumé.

Cette ballade du naufrage, chantée à ce temps critique dans cette forêt gémissante d’orage imminent, m’émut, me charma, mais en fortifiant mon pressentiment intérieur.



Chaque fois que j’allais à Royan, je pouvais attendre qu’en ce petit voyage, qui n’est que de quelques heures, l’orage me surprendrait sur la route sans abri. Il pesait sur moi dans les vignes de Saint-Georges et la lande du promontoire que je gravissais d’abord. Il pesait, plus lourd encore, dans la grande plage circulaire de Royan que je suivais. La lande, quoiqu’en octobre, avait tous ses parfums sauvages, et ils me semblaient par moments plus pénétrants que jamais. Sur la plage, encore paisible, le vent me soufflait au visage, tiède et doux, et, non moins douce, de ses caresses suspectes, la mer venait lécher mes pieds. Je ne m’y laissais pas prendre, et je me doutais assez de ce que tous deux préparaient.

Pour prélude, après des soirées fort belles, éclataient dans la nuit d’effroyables coups de vent. Cela revint plusieurs fois, et spécialement le 26. Cette nuit-là, je ne doutai pas qu’il n’y eût de grands sinistres. Nos marins étaient sortis. Dans ces longues fluctuations de la crise équinoxiale, on attend d’abord un peu ; puis, les choses se prolongeant, le devoir et le métier parlent ; on passe outre et l’on se hasarde, au risque d’un coup subit. J’en eus l’impression très forte. Je me dis : « Quelqu’un périt. »

Cela n’était que trop vrai.

Sur une barque de pilote qui allait, malgré le gros temps, tirer un vaisseau du danger de la passe, un malheureux fut enlevé, et la barque, près de périr elle-même, ne put jamais le reprendre. Il laissait trois enfants et une femme enceinte. Ce qui le rendait encore particulièrement regrettable, c’est que cet homme excellent, par un amour généreux qui n’est pas rare chez les marins, avait justement épousé une pauvre fille incapable de travail, qui par accident avait perdu plusieurs phalanges des doigts. Terrible situation : elle est infirme, enceinte et veuve.

On faisait une collecte, et j’allai porter à Royan ma petite offrande. Un pilote que je rencontrai parla de l’événement avec une vraie douleur : « Tel est notre métier, monsieur ; c’est surtout quand la mer est mauvaise que nous devons sortir. » Le commissaire de la marine, qui a en main les registres des vivants et des morts, et connaît mieux que personne la destinée de ces familles, me parut aussi triste et inquiet. On sentait bien que ceci n’était qu’un commencement.

Je me remis en route par la plage, et j’eus le loisir, dans ce trajet assez long, d’observer, d’étudier, dans une zone de nuages qui, je crois, pouvait s’étendre, en tous sens, à huit ou dix lieues. À ma gauche, la Saintonge, dont je suivais le rivage, attendait morne et passive. À ma droite, le Médoc, dont le fleuve me séparait, était dans un calme sombre. Derrière moi, venant de l’ouest, de l’Océan, montait un monde de nuages noirs. Mais, devant moi, un vent de terre soufflait contre eux (de Bordeaux). Ce vent descendait de la Gironde, et l’on eût pu espérer que la puissante rivière, par ce grand courant protecteur, repousserait le rideau lugubre que l’Océan élevait.

Encore dans l’incertitude, je regardai derrière moi, et consultai Cordouan. Il me parut, sur son écueil, d’une pâleur fantastique. Sa tour semblait un fantôme qui disait : « Malheur ! malheur ! »



Je calculai mieux la situation. Je vis très bien que le vent de terre non seulement serait vaincu, mais qu’il était l’auxiliaire de son ennemi. Ce vent de terre soufflait très bas sur la Gironde, enfonçait, abattait tout obstacle inférieur, aplanissait par-dessous la voie aux hauts nuages sombres qui partaient de l’Océan ; il leur faisait comme un rail glissant, sur lequel montés ils venaient d’autant plus vite. En peu de temps, tout fut fini du côté de la terre, tout souffle cessa, tout s’éteignit en teintes grises ; sans obstacle régnèrent les vents supérieurs.

Quand j’arrivai dans les vignes de Vallière, près de Saint-Georges, beaucoup de gens étaient aux champs, achevant en hâte ce qu’ils avaient à faire, et pensant que de longtemps on ne pourrait travailler. Les premières gouttes de pluie tombaient, mais en un moment il fallut fuir à la maison.

J’avais bien vu des orages. J’avais lu mille descriptions de tempêtes, et je m’attendais à tout. Mais rien ne me faisait prévoir l’effet que celle-ci eut par sa longue durée, sa violence soutenue, par son implacable uniformité. Dès qu’il y a du plus ou du moins, une halte, un crescendo même, enfin une variation, l’âme et les sens y trouvent quelque chose qui détend, distrait, qui répond à ses besoins impérieux de changement. Mais ici, cinq jours et cinq nuits, sans trêve, sans augmentation ni diminution, ce fut la même fureur et rien ne changea dans l’horrible. Point de tonnerre, point de combats de nuages, point de déchirement de la mer. Du premier coup, une grande tente grise ferma l’horizon en tous sens ; on se trouva enseveli dans ce linceul d’un morne gris de cendre, qui n’ôtait pas toute lumière, et laissait découvrir une mer de plomb et de plâtre, odieuse et désolante de monotonie furieuse. Elle ne savait qu’une note. C’était toujours le hurlement d’une grande chaudière qui bout. Aucune poésie de terreur n’eût agi comme cette prose. Toujours, toujours le même son : Heu ! heu ! heu ! ou Uh ! uh ! uh !

Nous habitions sur la plage. Nous étions plus que spectateurs de cette scène ; nous y étions mêlés. La mer par moments venait à vingt pas. Elle ne frappait pas un coup que la maison ne tremblât. Nos fenêtres recevaient (heureusement un peu de côté) l’immense vent du sud-ouest qui apportait un torrent, non, mais un déluge, l’Océan soulevé en pluie. Du premier jour, en grande hâte, et non sans beaucoup de peine, il fallut fermer les volets, allumer les bougies si l’on voulait voir en plein jour. Dans les pièces qui regardaient la campagne, le bruit, la commotion, étaient tout aussi sensibles. Je persistais à travailler, curieux de voir si cette force sauvage réussirait à opprimer, entraver un libre esprit. Je maintins ma pensée active, maîtresse d’elle-même. J’écrivais et je m’observais. À la longue seulement la fatigue et la privation de sommeil blessaient en moi une puissance, la plus délicate de l’écrivain, je crois, le sens du rhythme. Ma phrase venait inharmonique. Cette corde, dans mon instrument, la première se trouva cassée.

Le grand hurlement n’avait de variante que les voix bizarres, fantasques, du vent acharné sur nous. Cette maison lui faisait obstacle ; elle était pour lui un but qu’il assaillait de cent manières. C’était parfois le coup brusque d’un maître qui frappe à la porte ; des secousses, comme d’une main forte pour arracher le volet ; c’étaient des plaintes aiguës par la cheminée, des désolations de ne pas entrer, des menaces si l’on n’ouvrait pas, enfin des emportements, d’effrayantes tentatives d’enlever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pourtant par le grand Heu ! heu ! Tant celui-ci était immense, puissant, épouvantable ! Le vent nous semblait secondaire. Cependant il réussissait à faire pénétrer la pluie. Notre maison (j’allais dire notre vaisseau) faisait eau. Le grenier, percé par places, versait des ondées.

Chose plus sérieuse ! la furie de l’ouragan, par un effort désespéré réussit à desceller le gond d’un volet, qui, dès lors, quoique fermé encore, frémit, branla, s’agita. Il fallut le consolider en le liant fortement par ses ferrures à celui qui tenait mieux, et pour cela on dut hasarder d’ouvrir la fenêtre. Au moment où je l’ouvris, quoique abrité par les volets, je me sentis comme dans un tourbillon, demi sourd par l’horrible force d’un bruit égal au canon, d’un coup de canon permanent qu’on m’eût, sans interruption, tiré sous l’oreille. J’apercevais, par les fentes, une chose qui donnait la mesure de ces forces incalculables. C’est que les vagues, croisées et brisées contre elles-mêmes, souvent ne pouvaient retomber. La rafale, par-dessous, les enlevait comme une plume, ces pesantes masses, les faisait fuir par la campagne. Qu’eût-ce été si, nos volets s’arrachant, la fenêtre s’enfonçant, le vent eût embarqué chez nous ces grosses lames qu’il soutenait, poussait avec la roideur d’une trombe qu’il portait à travers les champs, terribles et toutes brandies ?…

Nous avions la chance bizarre de faire naufrage sur terre. Notre maison, si avancée, pouvait voir son toit emporté, ou tout un étage peut-être. C’était l’inquiétude des gens du village, comme ils nous le dirent, leur pensée de chaque nuit. On nous conseillait de quitter. Mais nous supposions toujours que cette tempête si longue aurait une fin pourtant, et nous disions toujours : « Demain. »

Les nouvelles qui venaient par terre ne nous apprenaient que naufrages. Tout près de nous, le 30 octobre, un navire qui venait de la mer du Sud avec une trentaine d’hommes périt à la passe même. Après avoir évité les rocs, les écueils, il était venu en face d’une petite plage de fin sable, où les femmes se baignent. Eh bien, sur cette douce plage, enlevé par le tourbillon et sans doute à grande hauteur, il retomba d’un poids épouvantable, fut assommé, éreinté, disloqué. Il resta là, comme un corps mort. Qu’étaient devenus les hommes ? on n’en trouva aucune trace. On supposa que peut-être tous avaient été balayés du pont.

Ce tragique événement en faisait supposer bien d’autres, et l’on ne rêvait que malheurs. Mais la mer n’avait pas l’air d’en avoir encore assez. Tout le monde était à bout ; elle, non. Je voyais nos pilotes se hasarder derrière un mur qui les couvrait du sud-ouest, observer soucieusement, secouer la tête. Nul vaisseau, par bonheur pour eux, n’osa entreprendre d’entrer et ne réclama leur secours. Autrement, ils étaient là, prêts à donner leurs vies.

Moi aussi, je regardais insatiablement cette mer, je la regardais avec haine. N’étant pas en danger réel, je n’en avais que davantage l’ennui et la désolation. Elle était laide, d’affreuse mine. Rien ne rappelait les vains tableaux des poètes. Seulement, par un contraste étrange, moins je me sentais vivant, plus, elle, elle avait l’air de vivre. Toutes ces vagues électrisées par un si furieux mouvement avaient pris une animation, et comme une âme fantastique. Dans la fureur générale, chacun avait sa fureur. Dans l’uniformité totale (chose vraie, quoique contradictoire), il y avait un diabolique fourmillement. Était-ce la faute de mes yeux et de mon cerveau fatigué ? ou bien en était-il ainsi ? Elles me faisaient l’effet d’un épouvantable mob, d’une horrible populace, non d’hommes, mais de chiens aboyants, un million, un milliard de dogues acharnés, ou plutôt fous… Mais que dis-je ? des chiens, des dogues ? ce n’était pas cela encore. C’étaient des apparitions exécrables et innomées, des bêtes sans yeux ni oreilles, n’ayant que des gueules écumantes.

Monstres, que voulez-vous donc ? n’êtes-vous pas soûls des naufrages que j’apprends de tous côtés : que demandez-vous ? — « Ta mort et la mort universelle, la suppression de la terre, et le retour au chaos. »