La Mer (Michelet)/Livre II/I

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Michel Lévy Frères (p. 101-110).


I

fécondité

Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin), cinq minutes après minuit, la grande pêche du hareng s’ouvre dans les mers du Nord. Des lueurs phosphorescentes ondulent ou dansent sur les flots. « Voilà les éclairs du hareng, » c’est le signal consacré qui s’entend de toutes les barques. Des profondeurs à la surface un monde vivant vient de monter, suivant l’attrait de la chaleur, du désir et la lumière. Celle de la lune, pâle et douce, plaît à la gent timide ; elle est le rassurant fanal qui semble les enhardir à leur grande fête d’amour. Ils montent, ils montent tous d’ensemble, pas un ne reste en arrière. La sociabilité est la loi de cette race ; on ne les voit jamais qu’ensemble. Ensemble ils vivent ensevelis aux ténébreuses profondeurs ; ensemble ils viennent au printemps prendre leur petite part du bonheur universel, voir le jour, jouir et mourir. Serrés, pressés, ils ne sont jamais assez près l’un de l’autre ; ils naviguent en bancs compactes. « C’est (disaient les Flamands) comme si nos dunes se mettaient à voguer. » Entre l’Écosse, la Hollande et la Norvège, il semble qu’une île immense se soit soulevée, et qu’un continent soit prêt d’émerger. Un bras s’en détache à l’est et s’engage dans le Sund, emplit l’entrée de la Baltique. À certains passages étroits, on ne peut ramer ; la mer est solide. Millions de millions, milliards de milliards, qui osera hasarder de deviner le nombre de ces légions ? On conte que jadis, près du Havre, un seul pêcheur en trouva un matin dans ses filets huit cent mille. Dans un port d’Écosse, on en fit onze mille barils dans une nuit.

Ils vont comme un élément aveugle et fatal, et nulle destruction ne les décourage. Hommes, poissons, tout fond sur eux ; ils vont, ils voguent toujours. Il ne faut pas s’en étonner : c’est qu’en naviguant ils aiment. Plus on en tue, plus ils produisent et multiplient chemin faisant. Les colonnes épaisses, profondes, dans l’électricité commune, flottent livrées uniquement à la grande œuvre du bonheur. Le tout va à l’impulsion du flot et du flot électrique.

Prenez dans la masse au hasard, vous en trouvez de féconds, vous en trouvez qui le furent et d’autres qui voudraient l’être. Dans ce monde, qui ne connaît pas l’union fixe, le plaisir est une aventure, l’amour une navigation. Sur toute la route, ils épanchent des torrents de fécondité.

À deux ou trois brasses d’épaisseur, l’eau disparaît sous l’abondance incroyable du flux maternel où nagent les œufs du hareng. C’est un spectacle, au lever du soleil, de voir aussi loin qu’on peut voir, à plusieurs lieues, la mer blanche de la laitance des mâles.

Épaisses, grasses et visqueuses ondes, où la vie fermente dans le levain de la vie. Sur des centaines de lieues, en long et en large, c’est comme un volcan de lait, et de lait fécond qui a fait son éruption, et qui a noyé la mer.



Pleine de vie à la surface, la mer en serait comble si cette puissance indicible de production n’était violemment combattue par l’âpre ligue de toutes les destructions. Qu’on songe que chaque hareng a quarante, cinquante, jusqu’à soixante-dix mille œufs ! Si la mort violente n’y portait remède, chacun d’eux se multipliant en moyenne par cinquante mille, et chacun de ces cinquante mille se multipliant de même à son tour, ils arriveraient en fort peu de générations à combler, solidifier l’Océan, ou à le putréfier, à supprimer toute race et à faire du globe un désert. La vie impérieusement réclame ici l’assistance, l’indispensable secours de sa sœur, la mort. Elles se livrent un combat, une lutte immense qui n’est qu’harmonie et fait le salut.

Dans la grande chasse universelle sur la race condamnée, ceux qui se chargent de rabattre, d’empêcher la masse de se disperser, ceux qui la poussent aux rivages, ce sont les géants de la mer. La baleine et les cétacés ne dédaignent pas ce gibier ; ils le suivent, plongent dans les bancs, entrent dans l’épaisseur vivante ; de leurs gueules immenses ils absorbent par tonnes la proie infinie qui n’en est pas diminuée et fuit vers les côtes. Là s’opère une bien autre et plus grande destruction. D’abord les petits des petits, les moindres poissons avalent le frai et les œufs du hareng, se gorgent de laite, mangent l’avenir. Pour le présent, pour le hareng tout venu, la nature a fait un genre glouton qui, de ses yeux écartés, ne voit guère, n’en mange que mieux, qui n’est qu’estomac, la gourmande tribu des gades (merlan, morue, etc.). Le merlan s’emplit, se comble de harengs, et devient gras. La morue s’emplit, se comble de merlans, et devient grasse. Si bien que le danger des mers, l’excès de la fécondité, recommence ici, plus terrible. La morue est bien autre chose que le hareng ; elle a jusqu’à neuf millions d’œufs ! Une morue de cinquante livres en a quatorze livres pesant ! le tiers de son poids ! Ajoutez que cette bête, de maternité redoutable, est en amour neuf mois sur douze. C’est celle-ci qui mettrait la terre en péril. Au secours ! lançons des vaisseaux, équipons des flottes. L’Angleterre seule y envoie vingt ou trente mille matelots. Combien l’Amérique et combien la France, la Hollande, toute la terre ? La morue, à elle seule, a créé des colonies, fondé des comptoirs et des villes. Sa préparation est un art. Et cet art a une langue, tout un idiome technique propre aux pêcheurs de morue.

Mais qu’est-ce que l’homme peut faire ? La nature sait que nos petits efforts, nos flottes et nos pêcheries ne seraient rien pour son but, que la morue vaincrait l’homme. Elle ne se fie point à lui. Elle appelle des forces de mort bien autrement énergiques. Du fond des fleuves à la mer arrive l’un des plus actifs, des plus déterminés mangeurs, l’esturgeon. Venu aux fleuves pour faire paisiblement l’amour, il en sort maigri et âpre ; il rentre, d’un appétit immense, dans le banquet de la mer. Grande douceur pour l’affamé de trouver la grasse morue qui a assimilé en elle les légions du hareng. Bonheur infini pour lui de trouver là concentrée la substance, de mordre en chair pleine. Ce vaillant mangeur de morue, quoique moins fécond, l’est encore ; il a quinze cent mille œufs. Un esturgeon de quatorze cents livres a cent livres de laite, ou quatre cent cinquante livres d’œufs. Le danger se représente. Le hareng a menacé de sa fécondité terrible ; la morue a menacé ; l’esturgeon menace encore.

Il faut que la nature invente un suprême dévorateur, mangeur admirable et producteur pauvre, de digestion immense et de génération avare. Monstre secourable et terrible qui coupe ce flot invincible de fécondité renaissante par un grand effort d’absorption, qui avale toute espèce indifféremment, les morts, les vivants, que dis-je ? tout ce qu’il rencontre. Le beau mangeur de la nature, mangeur patenté : le requin.

Mais ces destructeurs terribles sont vaincus d’avance. Quelle que soit leur furie de manger, ils produisent peu. L’esturgeon, comme on a vu, est moins fécond que la morue, et le requin est stérile, si on le compare à tout autre poisson. Il ne se verse pas comme eux en torrents par toute la mer. Vivipare, il élabore dans son sein le jeune requin, son héritier féodal, qui naît terrible et tout armé.



Dans ses fécondes ténèbres, la mer peut sourire elle-même des destructeurs qu’elle suscite, bien sûre d’enfanter encore plus. Sa richesse principale défie toutes les fureurs de ces êtres dévorants, est inaccessible à leurs prises. Je parle du monde infini d’atomes vivants, d’animaux microscopiques, véritable abîme de vie qui fermente dans son sein.

On a dit que l’absence de la lumière solaire excluait la vie, et cependant aux dernières profondeurs le sol est jonché d’étoiles de mer. Les flots sont peuplés d’infusoires et de vers microscopiques. Des mollusques innombrables y traînent leurs coquilles. Crabes bronzés, actinies rayonnantes, porcelaines neigeuses, cyclostomes dorés, volutes ondulées, tout vit et se meut. Là pullulent les animalcules lumineux qui, par moments attirés à la surface, y apparaissent en traînées, en serpents de feu, en guirlandes étincelantes. La mer, dans son épaisseur transparente, doit en être, ici et là fortuitement illuminée. Elle-même a un certain éclat, je ne sais quelle demi-lueur qu’on observe sur les poissons et vivants et morts. Elle est sa propre lumière, son fanal à elle-même, son ciel, sa lune et ses étoiles.

Chacun peut voir dans nos salines la fécondité de la mer. Les eaux que l’on y concentre y laissent des dépôts violets qui ne sont rien qu’infusoires. Tous les navigateurs racontent que, dans tel trajet assez long, ils n’ont traversé que des eaux vivantes. Freycinet a vu soixante millions de mètres carrés couverts d’un rouge écarlate qui n’est qu’un animal plante, si petit qu’un mètre carré en contient quarante millions. Dans le golfe du Bengale, en 1854, le capitaine Kingman navigua pendant trente milles dans une énorme tache blanche qui donnait à la mer l’aspect d’une plaine couverte de neige. Pas un nuage, et pourtant un ciel gris de plomb, en contraste avec la mer brillante. Vue de près, cette eau blanche était une gélatine, et, observée à la loupe, une masse d’animalcules qui s’agitant produisaient de bizarres effets lumineux.

Péron raconte de même qu’il navigua, vingt lieues durant, à travers une sorte de poudre grise. Vue au microscope, ce n’était qu’une couche d’œufs d’espèce inconnue qui, sur cet espace immense, couvraient et cachaient les eaux.

Aux côtes désolées du Groënland, où l’homme se figure que la nature expire, la mer est énormément peuplée. On navigue jusqu’à deux cents milles en longueur ou quinze en largeur sur des eaux d’un brun foncé, qui sont ainsi colorées d’une méduse microscopique. Chaque pied cube de cette eau en contient plus de cent dix mille (Schleiden).

Ces eaux nourrissantes sont denses de toutes sortes d’atomes gras, appropriés à la molle nature du poisson, qui paresseusement ouvre la bouche et aspire, nourri comme un embryon au sein de la mère commune. Sait-il qu’il avale ? À peine. La nourriture microscopique est comme un lait qui vient à lui. La grande fatalité du monde, la faim, n’est que pour la terre ; ici, elle est prévenue, ignorée. Aucun effort de mouvement, nulle recherche de nourriture. La vie doit flotter comme un rêve. Que fera l’être de sa force ? Toute dépense en est impossible. Elle est réservée pour l’amour.



C’est l’œuvre réelle, le travail de ce grand monde des mers : aimer et multiplier. L’amour emplit sa nuit féconde. Il plonge dans la profondeur, et semble plus riche encore chez les infiniments petits. Mais qui est vraiment l’atome ? Lorsque vous croyez tenir le dernier, l’indivisible, vous voyez qu’il aime encore et divise son existence pour en tirer un autre être. Aux plus bas degrés de la vie où tout autre organisme manque, vous trouvez déjà au complet toutes les formes de générations.

Telle est la mer. Elle est, ce semble, la grande femelle du globe, dont l’infatigable désir, la conception permanente, l’enfantement, ne finit jamais.