La Mer (Michelet)/Livre II/V

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Michel Lévy Frères (p. 149-160).


V

les faiseurs de mondes

Notre Muséum d’histoire naturelle, dans sa trop étroite enceinte, est un palais de féerie. Le génie des métamorphoses, de Lamarck et de Geoffroy, semble y résider partout. Dans la sombre salle d’en bas les madrépores, en silence, fondent le monde de plus en plus vivant, qui s’élève au-dessus d’eux. Plus haut le peuple des mers, ayant atteint sa complète énergie d’organisation dans ses animaux supérieurs, prépare les vies de la terre. Au sommet, les mammifères. — Sur lesquels la tribu divine des oiseaux déploie ses ailes et semble chanter encore.

La foule ne regarde guère les premiers. Elle passe vite devant ces aînés du globe. Il fait froid, humide chez eux. Elle monte vers la lumière, vers tant de choses brillantes. Nacre, ailes de papillons, plumes d’oiseaux, c’est ce qui la charme. Moi qui m’arrête plus en bas, je me suis souvent vu seul dans l’obscure petite galerie.

J’aime cette crypte de la grande église. J’y sens mieux l’âme sacrée, l’esprit présent de nos maîtres, leur grand, leur sublime effort, et aussi l’audace immortelle des voyageurs partis de là. Quelque part que soient leurs os, eux-mêmes restent au Muséum par les trésors qu’ils lui donnèrent et qu’ils ont payés de leur vie.



L’autre jour, 1er octobre, m’y étant un peu attardé, j’y lisais non sans peine l’étiquette de quelques madrépores. L’une, placée tout près de la porte, me montra ce nom : « Lamarck. »

Une chaleur me passa au cœur, un mouvement religieux.

Grand nom et déjà antique ! C’est comme si, aux tombeaux de Saint-Denis, on voyait le nom de Clovis. La gloire de ses successeurs, leur royauté, leurs débats, ont obscurci, reculé dans le temps celui par lequel pourtant on passa d’un siècle à l’autre. C’est lui, cet aveugle Homère du Muséum, qui, par l’instinct du génie, créa, organisa, nomma, ce qu’on ne savait guère encore, la classe des Invertébrés.

Une classe ? mais c’est un monde, c’est l’abîme de la vie molle et demi-organisée à qui manque encore la vertèbre, la centralisation osseuse, le soutien essentiel de la personnalité. Ils intéressent d’autant plus, car visiblement ils commencent tout. Humbles tribus, jusque-là négligées ! Réaumur, dans les insectes, avait mis les crocodiles. Le glorieux comte de Buffon ne daigna savoir les noms de cette populace infime ; il les laissa hors du Versailles olympien qu’il élevait à la Nature. Ils attendirent jusqu’à Lamarck, ces grands peuples obscurs, confus, ces exilés de la science, qui pourtant remplissent tout, ont tout préparé. C’étaient justement les aînés qu’on avait empêchés d’entrer. Les admis, à les compter, auraient été peu de chose. Si l’on veut juger par le nombre, on pouvait dire que l’exclue, oubliée, laissée à la porte, c’était la Nature elle-même.



Le génie des métamorphoses venait d’être émancipé par la botanique et par la chimie. Ce fut une chose hardie, mais féconde, de prendre Lamarck dans la botanique où il avait passé sa vie et de lui imposer d’enseigner les animaux. Ce génie ardent et fait aux miracles pour les transformations des plantes, plein de foi dans l’unité de la vie, fit sortir et les animaux, et le grand animal, le globe, de l’état pétrifié où on les tenait. Il rétablit de forme en forme la circulation de l’esprit. Demi-aveugle, à tâtons, il toucha intrépidement mille choses dont les clairvoyants n’osaient approcher encore. Du moins, il y mettait sa flamme. Geoffroy, Cuvier et Blainville les ont trouvées chaudes et vivantes. « Tout est vivant, disait-il, ou le fut. Tout est vie, présente ou passée. » Grand effort révolutionnaire contre la matière inerte, et qui irait jusqu’à supprimer l’inorganique. Rien ne serait mort tout à fait. Ce qui a vécu peut dormir et garder la vie latente, une aptitude à revivre. Qui est vraiment mort ? personne.

Ce mot a enflé d’un souffle immense les voiles du dix-neuvième siècle. Hasardé, ou non, il nous a poussés où nous n’aurions été jamais. Nous nous sommes mis en quête, demandant à chaque chose, histoire ou histoire naturelle : « Qui es-tu ? — Je suis la vie. » — La mort a été fuyant sous le regard des sciences. L’esprit va toujours vainqueur et la faisant reculer.


Entre ces ressuscités, je vois d’abord mes madrépores. Jusque-là pierre morte et calcaire grossier, ils prirent l’intérêt de la vie. Lorsque Lamarck les réunit, les expliqua au Muséum, on venait de les surprendre dans le mystère de leur activité, dans leurs immenses créations. On avait appris d’eux comment se fait un monde. On commença à soupçonner que, si la terre fait l’animal, l’animal aussi fait la terre, et que tous deux accomplissent l’un pour l’autre l’office de création.

L’animalité est partout. Elle emplit tout et peuple tout. On en trouve les restes ou l’empreinte jusque dans ces minéraux, comme le marbre statuaire, l’albâtre, qui ont passé par le creuset des feux les plus destructeurs. À chaque pas dans la connaissance de l’actuel, on découvre un passé énorme de vie animale. Du jour où l’optique permit d’apercevoir l’infusoire, on le vit faisant les montagnes, on le vit pavant l’Océan. Le dur silex du tripoli est une masse d’animalcules, l’éponge est un silex animé. Nos calcaires tout animaux. Paris est bâti d’infusoires. Une partie de l’Allemagne repose sur une mer de corail, aujourd’hui ensevelie. Infusoires, coraux, testacés, c’est de la chaux, de la craie. Sans cesse ils la tirent de la mer. Mais les poissons qui dévorent le corail le rendent comme craie, et restituent celle-ci aux eaux d’où elle est venue. Ainsi la mer de corail, dans son travail d’enfantement, de soulèvements, de mouvements, dans ses constructions sans cesse augmentées ou affaissées, bâties, ruinées, rebâties, est une fabrique immense de calcaire, qui va alternant entre ses deux vies : vie agissante aujourd’hui, vie disponible qui agira demain.



Forster a vu, et très bien vu (ce qu’on a nié à tort) que ces îles circulaires sont des cratères de volcans, exhaussés par les polypes. Dans toute hypothèse contraire on ne peut expliquer cette identité de forme. C’est toujours un petit anneau d’environ cent pas de diamètre, fort bas, battu au dehors par les flots, mais renfermant au dedans un bassin tranquille. Quelques plantes de trois ou quatre espèces font une couronne de verdure clairsemée au bassin intérieur. L’eau est du plus beau vert. L’anneau est de sable blanc (résidu de coraux dissous) en contraste avec le bleu foncé de l’Océan. Sous l’eau salée, nos ouvriers travaillent. Selon leurs espèces ou leurs caractères, les uns plus hardis aux brisants, aux côtés paisibles les bonnes gens timides.

Voilà un monde peu varié. Attendez. Les vents, les courants, travaillent à l’enrichir. Il ne faut qu’une bonne tempête pour que les îles voisines fassent la fortune de celle-ci. C’est là une des plus magnifiques fonctions de la tempête. Plus elle est grande, violente, tourbillonnante, enlevant tout, plus elle est féconde. Une trombe passe sur une île ; le torrent qu’elle y produit, chargé de limon, de débris, de plantes mortes ou vivantes, parfois de forêts arrachées, flot noir, bourbeux, perce la mer, et bientôt poussé des vagues ici et là, distribue ces présents aux îles voisines.

Un grand messager de la vie, et l’un des plus transportables, c’est la solide noix de coco. Non seulement elle voyage ; mais, jetée sur les récifs, si elle trouve un peu de sable blanc, où périraient d’autres plantes, elle y prend et s’en contente. Si elle trouve une eau saumâtre qu’aucun végétal n’aimerait, elle la compte pour eau douce, et vit là, et s’enfonce là. Elle germe, elle pousse, et c’est un arbre, un robuste cocotier. Un arbre, c’est bientôt de l’eau douce, et des débris, donc de la terre. Cela invite d’autres arbres, et bientôt l’on voit des palmiers. Des vapeurs arrêtées par eux se fait un ruisseau qui, coulant du centre de l’île, maintient dans la blanche ceinture une percée que respectent les polypes, habitants de l’eau salée.


On connaît maintenant la rapidité extrême de leur travail. À Rio-Janeiro, en quarante jours de relâche, des canots disparaissaient déjà sous les tubulaires qui s’en étaient emparés. Un détroit, près de l’Australie, comptait naguère vingt-six îlots. Il en a déjà cent cinquante bien reconnus ; l’Amirauté anglaise annonce qu’il en a davantage, et qu’en vingt ans, dans sa longueur de quarante lieues, il sera impraticable.

Le récif oriental de l’Australie a trois cent soixante lieues (cent vingt-sept sans interruption) ; celui de la Nouvelle-Calédonie, cent quarante-cinq lieues. Des groupes d’îles, dans le Pacifique, ont quatre cents lieues de long, sur cent cinquante de large. La seule chaîne des Maldives a presque cinq cents milles de long. Ajoutez les bancs de l’île de France, les bas-fonds de la mer Rouge, incessamment exhaussés.

Timor, avec ses environs, offre un monde tout animal. On ne foule que choses vivantes. Les roches offrent tant de formes bizarres, et de riches couleurs, qu’on en est saisi, ébloui. Vous les voyez dans un espace de plusieurs lieues dans l’eau de mer, peu profonde (peut-être d’un pied), qui travaillent tranquillement, mais activement continuent leur métier de créateurs.

Le premier observateur intelligent fut Forster, compagnon de Cook, qui les trouva à l’ouvrage, les prit sur le fait dans leur grande conspiration pour faire à petit bruit des îles par milliers, des chaines d’îles, peu à peu un continent.

Cela se passait sous ses yeux comme aux premiers jours du monde. Des profondeurs sous-marines le feu central pousse un dôme, un cône, qui, s’entr’ouvrant, de sa lave pendant quelque temps fait un cratère circulaire. Mais la force volcanique s’épuise. Et ce cratère tiède se couronne de gelée vivante, animale et polypière, qui, rejetant toujours de soi un mucus, va exhaussant ce cirque jusqu’à la basse mer ; pas plus haut ; car, au-dessus, ils seraient toujours à sec ; mais, d’autre part, pas plus bas ; car ils visent à la lumière. S’ils n’ont pas d’organe spécial pour la percevoir, elle les pénètre. Le puissant soleil des tropiques, qui traverse de part en part leur petit être transparent, semble avoir sur eux l’attraction d’un invincible magnétisme. Quand la mer baisse et les découvre, ils n’en restent pas moins ouverts et boivent la vive lumière.



Dumont d’Urvile, qui si souvent côtoyait leurs petites îles, dit : « C’est un étrange supplice de voir de près la paix de ce bassin intérieur, de voir tout autour sous l’eau peu profonde des bancs avancés où s’étalent les coraux en parfaite sécurité, lorsqu’on est soi-même en pleine tempête. » Ce monde aimable est un écueil. Touchez et vous êtes brisé. La mer transparente vous montre un abîme à pic de cent brasses. Ne vous fiez pas aux ancres. Nul câble qui, au frottement, ne soit usé, bientôt coupé. L’anxiété est extrême dans les longues nuits où la houle australe vous pousse sur ces tranchants rasoirs.



Les innocents faiseurs d’écueils ne manquent pourtant pas de réponse aux accusations. Ils disent : « Donnez-nous le temps. Ces bords adoucis peu à peu deviendront hospitaliers. Laissez-nous faire. Les bancs liés aux bancs voisins n’auront plus ces remous terribles. Nous vous faisons un monde de rechange pour le cas où périrait le vôtre. Vous nous bénirez peut-être, s’il vous vient un cataclysme, si, comme l’a dit quelqu’un, la mer verse d’un pôle à l’autre tous les dix mille ans. Vous vous tiendrez fort heureux de trouver là nos îles australes où nous aurons fait un refuge.

« Avouons-le, disent-ils encore, quand même malheureusement quelques vaisseaux y périraient, ce que nous faisons ici est utile, est bon et grand. Notre monde improvisé pourrait avoir quelque orgueil. Sans parler de la beauté de ses triomphantes couleurs qui effacent celles de la terre, sans parler des gracieux cercles, des courbes où nous nous complaisons, — tant de problèmes obscurs qui vous arrêtent semblent chez nous avoir trouvé solution. La distribution du travail, une charmante variété dans une grande régularité, un ordre géométrique qui cependant a les grâces d’une liberté naissante, — où trouver cela chez vous autres hommes ?

« Notre travail incessant pour alléger l’eau de ses sels y crée les courants magnifiques qui en font la vie, la salubrité. Nous sommes les esprits de la mer ; nous lui donnons le mouvement.

« Elle n’est pas ingrate, il est vrai. Elle vient à point nommé nous nourrir. Et, non moins exacte, la chaude lumière nous caresse, nous pare de ses riches couleurs. Nous sommes les bien-aimés de Dieu, ses ouvriers favoris. Il nous charge d’ébaucher ses mondes. Tous les puînés de ce globe qui viennent ont besoin de nous. Notre ami, le cocotier, ce géant qui sur notre île inaugure la vie terrestre, n’y parvient qu’en nous demandant nos poussières pour y puiser. La vie végétale, au fond, est un legs, un don, une aumône de nos libéralités. Riche de nous, elle nourrira la création supérieure.

« Mais pourquoi d’autres animaux ? Nous sommes un monde complet, harmonique, et qui suffit. Le cercle de la création pourrait se fermer ici. Dieu par nous couronna son île ; sur son ancien volcan de feu, il a fait un volcan de vie, — bien mieux, l’épanouissement de ce paradis vivant. Il a ce qu’il a voulu, et maintenant va se reposer. »

Pas encore et pas encore. Une création doit monter par-dessus la vôtre, une chose que vous ne craignez pas. Ce rival n’est pas la tempête, vous la bravez ; ni l’eau douce, vous bâtissez à côté. Ce n’est pas même la terre qui peu à peu envahit et couvre vos constructions. Cette autre puissance, où est-elle ? En vous. Tout polype n’est pas résigné à rester polype. Il y a dans votre république telle création inquiète, qui dit que la perfection de cette vie végétative ce n’est pas la vie. Elle en rêve une autre à part : — s’en aller et naviguer seule, voir l’inconnu, le vaste monde, se créer, au hasard du naufrage, certaine chose qui va poindre en elle et reste obscure en vous :

C’est l’âme.