La Mer (Michelet)/Livre IV/I

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Michel Lévy Frères (p. 345-357).


I

l’origine des bains de mer

La mer, si mal traitée par l’homme dans cette guerre impitoyable, n’en a pas moins été pour lui généreuse et bienfaisante. Lorsque la terre qu’il aime tant, la rude terre l’usait, l’épuisait, c’est cette mer redoutée, maudite, qui l’accueillait sans rancune, le reprenait sur son sein, lui rendait la sève et la vie.

N’est-ce pas d’elle en effet que surgit la vie primitive ? Elle en a tous les éléments dans une merveilleuse plénitude. Pourquoi, quand nous défaillons, n’irions-nous pas nous refaire à la source débordante qui nous invite à puiser ?

Elle est bonne et large pour tous, mais plus bienfaisante, ce semble, plus sympathique pour les créatures moins éloignées de la vie naturelle, pour les enfants innocents qui souffrent des péchés de leurs pères, pour les femmes, victimes sociales, dont les fautes sont surtout d’amour, et qui, moins coupables que nous, portent cependant bien plus le poids de la vie. La mer, qui est une femme, se plaît à les relever ; elle donne sa force à leur faiblesse ; elle dissipe leurs langueurs ; elle les pare et les refait belles, jeunes de son éternelle fraîcheur. Vénus, qui jadis sortit d’elle, en renaît encore tous les jours, — non pas la Vénus énervée, la pleureuse, la mélancolique, — la vraie Vénus, victorieuse, dans sa puissance triomphale de fécondité, de désir.



Comment entre cette grande force, salutaire, mais âpre, sauvage, et notre grande faiblesse, peut se faire le rapprochement ? Quelle union entre deux partis à ce point disproportionnés ? C’était une grande question. Un art, une initiation, y furent nécessaires. Pour les comprendre, il faut connaître le temps et l’occasion où cet art commença à se révéler.

Entre deux âges de force, la force de la Renaissance, la force de la Révolution, il y eut un temps d’affaissement, où des signes graves accusèrent une énervation morale et physique. Le vieux monde qui s’en allait, et le jeune qui n’arrivait pas, laissèrent entre eux un entr’acte d’un siècle ou deux. Conçues du vide, naquirent des générations faibles, maladives. L’excès des plaisirs, l’excès des misères, les décimaient également. La France, trois fois ruinée de fond en comble en un siècle, s’acheva dans une orgie de malades, la Régence. L’Angleterre, qui pourtant alors grandissait sur nos ruines, ne semblait guère moins atteinte. L’idée puritaine y avait faibli et nulle autre ne venait. Aplatie sous Charles II, elle traversa plus tard le bourbeux marais des Walpole. Dans l’affaissement public, les bas instincts se firent jour. Le beau livre du Robinson laisse entrevoir l’apparition imminente de l’alcoolisme. Un autre livre (terrible), où la médecine s’aidait de toutes les menaces bibliques, dénonça le sombre suicide de dépravation égoïste qui fuyait le mariage.

Pensées troubles, habitudes mauvaises, vie molle et malsaine, tout cela se traduisait physiquement par le relâchement des tissus, l’affaissement morbide des chairs, les scrofules, etc. Des carnations charmantes cachaient les plus tristes maux. Anne d’Autriche, renommée pour son extrême fraîcheur, était morte d’un ulcère. La princesse de Soubise, cette blonde éblouissante, fondit, pour ainsi parler, s’en alla comme en lambeaux.

En Angleterre, un grand seigneur curieux, le duc de Newcastle, demande au docteur Russell pourquoi la race s’altère, va dégénérant, pourquoi ces lis et ces roses couvrent des scrofules.

Il est fort rare qu’une race entamée se raffermisse. La race anglaise le fit cependant. Elle reprit (pour soixante-dix ou quatre-vingts ans) une force extraordinaire et une extrême activité. Elle dut sa rénovation d’abord à ses grandes affaires (rien de sain comme le mouvement), et aussi, il faut le dire, au changement de ses habitudes. Elle adopta une autre alimentation, une autre éducation, une autre médecine ; chacun voulut être fort pour agir, commercer, gagner.

Il n’y fallut pas de génie. Les grandes idées de cette rénovation étaient trouvées, mais il fallait les appliquer. Le Morave Coménius, devançant Rousseau d’un siècle, avait dit : « Revenez à la nature. Suivez-la dans l’éducation. » Le Saxon Hoffmann avait dit : « Revenez à la nature. Suivez-la dans la médecine. »

Hoffmann était venu à point, vers le temps de la Régence, après l’orgie des plaisirs et l’orgie de médicaments par laquelle on aggravait l’autre. Il dit : « Fuyez les médecins ; soyez sobres et buvez de l’eau. » Ce fut une réforme morale. Ainsi nous avons vu Priessnitz (1830), après les bacchanales de la Restauration, imposer à la haute aristocratie de l’Europe la plus rude pénitence, la nourrir du pain des paysans, tenir en plein hiver les dames les plus délicates sous les cascades d’eau de neige, au milieu des sapins du Nord, dans un enfer de froid qui, par réaction, en fait un de feu. Tellement violent est, dans l’homme, l’amour de la vie, si forte est sa peur de la mort, sa dévotion à la Nature, quand il en espère un répit.

Au fait, pourquoi l’eau ne serait-elle pas le salut de l’homme ? Selon Berzélius, il n’est qu’eau (aux quatre cinquièmes), et, demain, il va se résoudre en eau. Elle est, dans la plupart des plantes, juste en même proportion. Et de même, comme eau salée, elle couvre les quatre cinquièmes du globe. Elle est, pour l’élément aride, une constante hydrothérapie qui le guérit de sa sécheresse. Elle le désaltère, le nourrit, gonfle ses fruits, ses moissons. Étrange et prodigieuse fée ! avec peu, elle fait tout ; avec peu, elle détruit tout, basalte, granit et porphyre. Elle est la grande force, mais la plus élastique, qui se prête aux transitions de l’universelle métamorphose. Elle enveloppe, pénètre, traduit, transforme la nature.

Dans quel affreux désert, dans quelle sombre forêt ne va-t-on pas chercher les eaux qui sortent de la terre ! Quelle religion superstitieuse pour ces sources redoutables qui nous apportent les vertus cachées et les esprits du globe ! J’ai vu des fanatiques qui n’avaient de Dieu que Carlsbad, ce miraculeux rendez-vous des eaux les plus contradictoires. J’ai vu des dévots de Barèges. Et, moi-même, j’eus l’esprit frappé devant les fanges bouillonnantes où l’eau sulfureuse d’Acqui fourmille, se travaille elle-même avec d’étranges pulsations qu’on ne voit qu’aux êtres animés.

Les thermes, c’est la vie ou la mort ; leur action est décisive. Que de malades auraient langui et leur ont dû une prompte fin ! Souvent ces puissantes eaux donnent une subite renaissance, ramènent un moment la santé et font un rappel redoutable des passions d’où est né le mal. Celles-ci reviennent violentes, à gros bouillons, comme les sources brûlantes qui les réveillent. Fumées, vapeurs sulfureuses, air enivrant de la contrée, tout cela semble l’aura qui gonflait, troublait la sibylle et la forçait de parler. C’est une éruption en nous qui fait éclater en dehors ce qu’on aurait caché le plus. Rien ne l’est dans ces babels où, sous prétexte de santé, on vit hors des lois de ce monde, comme dans les libertés de l’autre. Morts et mortes, aux tables de jeu, pâles, ouvrent leur nuit sinistre de jouissances effrénées qui souvent n’ont pas de réveil.



Autre est le souffle de la mer. De lui-même, il purifie.

Cette pureté vient aussi de l’air. Elle vient surtout de l’échange rapide qui se fait de l’un à l’autre, de la transformation mutuelle des deux océans. Nul repos ; nulle part la vie ne languit et ne s’endort. La mer la fait, défait, refait. De moment en moment, elle passe, sauvage et vivace, par le creuset de la mort. L’air encore plus violent, battu et rebattu du vent, emporté des tourbillons, concentré pour éclater dans les trombes électriques, est en révolution constante.

Vivre à la terre, c’est un repos ; vivre à la mer, c’est un combat, un combat vivifiant pour qui peut le supporter.



Le moyen âge avait l’horreur et le dégoût de la mer, « royaume du Prince des vents » ; on nommait ainsi le Diable. Le noble dix-septième siècle n’avait garde d’aller vivre entre les rudes matelots. Le château d’aspect monotone, avec un jardin maussade, était presque toujours placé loin, au plus loin de la mer, dans quelque lieu sans air, sans vue, enveloppé de bois humides. De même, le manoir anglais, perdu dans l’ombre des grands arbres et dans le pesant brouillard, se mirait souvent dans la boue d’un insalubre marais. Ce qui frappe aujourd’hui dans l’Angleterre, ses nombreuses villas maritimes, l’amour du séjour de la mer, les bains jusqu’en plein hiver, tout cela est chose moderne, préméditée et voulue.

Les populations des côtes que la mer nourrit lui étaient plus sympathiques. Leur instinct y pressentait une grande puissance de vie. Elles étaient frappées d’abord de sa vertu purgative. Elles avaient fort bien remarqué que cette purgation aidait à neutraliser le mal du temps, les scrofules, les plaies qui en résultaient. Elles croyaient son amertume excellente contre les vers qui tourmentent les enfants. Elles mangeaient volontiers des algues et certains polypes (Halcyonia), devinant l’iode dont ils sont chargés, et sa puissance constrictive pour assainir, raffermir les tissus. Ces recettes populaires furent connues et recueillies par Russell ; elles le mirent sur la voie et l’aidèrent fort à répondre à la grave question que lui adressait le duc de Newcastle.

De sa réponse il fit un livre important et curieux : de Tabe glandulari, seu de usu aquæ marinæ, 1750.

Il y dit un mot de génie : « Il ne s’agit pas de guérir, mais de refaire et créer. »

Il se propose un miracle, mais un miracle possible : faire des chairs, créer des tissus. C’est dire assez qu’il travaille sur l’enfant de préférence, qui, quoique compromis de race, peut encore être refait.

C’était l’époque où Bakewell venait d’inventer la viande. Les bestiaux dont jusque-là on ne tirait guère que du lait, allaient donner désormais une nourriture plus généreuse. Le fade régime lacté devait être délaissé par ceux qui de plus en plus se lançaient dans l’action.

Russell, de son côté, à point, dans ce petit livre, inventa la mer, je veux dire, la mit à la mode.

Le tout se résume en un mot, mais ce mot est à la fois une médecine et une éducation : 1o il faut boire l’eau de mer, s’y baigner et manger toute chose marine où sa vertu est concentrée ; 2o il faut vêtir très peu l’enfant, le tenir toujours en rapport avec l’air. — De l’air, de l’eau, rien de plus.

Le dernier conseil était bien hardi. Tenir l’enfant presque nu, sous un climat humide et variable, c’était se résigner d’avance à sacrifier les faibles. Les forts survécurent, et la race, perpétuée par eux seuls, en fut d’autant plus relevée. Ajoutez que les affaires, le mouvement, la navigation, enlevant l’enfant aux écoles et l’émancipant de bonne heure, il fut quitte de l’éducation assise et de la vie de cul-de-jatte, que l’Angleterre réserva aux seuls enfants de ses lords, aux nobles élèves d’Oxford et de Cambridge.



Dans son livre ingénieux, éclairé du seul instinct populaire, Russell était loin de deviner qu’en un siècle toutes les sciences viendraient lui donner raison, et que chacune révélant quelque aspect nouveau du sujet, en la mer on découvrirait toute une thérapeutique.

Les plus précieux éléments de l’animalité terrestre sont richement dans la mer, entiers et invariables, salubres, vivants, en dépôt pour refaire la vie.

Donc, la science a pu dire à tous : « Venez ici, nations, venez, travailleurs fatigués, venez, jeunes femmes épuisées, enfants punis des vices de vos pères ; — approchez, pâle humanité, — et dites-moi tout franchement, en présence de la mer, ce qu’il vous faudrait pour vous relever. Ce principe réparateur, quel qu’il soit, il se trouve en elle. »

La base universelle de vie, le mucus embryonnaire, la vivante gelée animale où l’homme naquit et renaît, où il prit et reprend sans cesse la moelleuse consistance de son être, la mer l’a tellement, ce trésor, que c’est la mer elle-même. Elle en fait, en enveloppe ses végétaux, ses animaux, la leur donne prodiguement. Sa générosité fait honte à l’économie de la terre. Elle donne ; sachez donc recevoir. Sa richesse nourricière va vous allaiter par torrents.

« Mais, disent-ils, nous sommes atteints dans ce qui fait le soutien et comme la charpente de l’homme. Nos os plient, courbés, déjetés, par la trop faible nourriture qui ne fait que tromper la faim ; ils sont ramollis, chancellent. » Eh bien, le calcaire qui leur manque abonde tellement dans la mer, qu’elle en comble ses coquilles, ses madrépores constructeurs, jusqu’à faire des continents. Ses poissons le font voyager par bancs et par grandes flottes, si grandes, qu’échouées aux rivages, ce riche aliment sert d’engrais.

Et vous, jeune femme maladive qui, sans oser même vous plaindre, descendez vers le tombeau, qui ne le voit ? vous fondez, vous vous écoulez de vous-même. Mais la puissance tonique, la salubre tonicité qui rassure tout tissu vivant, elle est triplement dans la mer. Elle l’a répandue dans ses eaux iodées à la surface ; elle l’a dans son varech, qui s’en imprègne incessamment ; elle l’a, tout animalisée, dans sa plus féconde tribu, les gades (morues, etc.). La morue et ses millions d’œufs suffirait à elle seule pour ioder toute la terre.

Est-ce la chaleur qui vous manque ? La mer l’a, et la plus parfaite, cette chaleur insensible que tous les corps gras recèlent, latente, mais si puissante, que si elle n’était répandue, balancée, équilibrée, elle fondrait toutes les glaces, ferait du pôle un équateur.

Le beau sang rouge, le sang chaud, c’est le triomphe de la mer. Par lui elle a animé, armé d’incomparable force, ses géants, tellement au-dessus de toute création terrestre. Elle a fait cet élément ; elle peut bien, pour vous, le refaire, vous roser, vous relever, pauvre fleur penchée, pâlie. Elle en regorge, en surabonde. Dans ces enfants de la mer, le sang lui-même est une mer, qui, au premier coup, roule et fume, empourpre au loin l’Océan.

Voilà le mystère révélé. Tous les principes qui, en toi, sont unis, elle les a divisés, cette grande personne impersonnelle. Elle a tes os, elle a ton sang, elle a ta sève et ta chaleur, chaque élément représenté par tel ou tel de ses enfants.

Et elle a ce que tu n’as guère, le trop-plein et l’excès de force. Son souffle donne je ne sais quoi de gai, d’actif, de créateur, ce qu’on pourrait appeler un héroïsme physique. Avec toute sa violence, la grande génératrice n’en verse pas moins l’âpre joie, l’alacrité vive et féconde, la flamme de sauvage amour dont elle palpite elle-même.