La Mer (Michelet)/Livre IV/II

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Michel Lévy Frères (p. 359-368).


II

choix du rivage

La terre est son médecin ; chaque climat est un remède. La médecine, de plus en plus, sera une émigration.

Une émigration prévoyante. On agira pour l’avenir ; on ne restera pas inerte, à couver des maux incurables, mais on ira au-devant par l’éducation, l’hygiène, surtout par des voyages, — non rapides et étourdis, nuisibles, comme ceux d’aujourd’hui, mais calculés habilement pour profiter des secours, des vivifications puissantes que la nature a partout en réserve.

La Jouvence de l’avenir se trouvera dans ces deux choses : une science de l’émigration, un art de l’acclimatation. L’homme est jusqu’ici un captif, comme l’huître sur le rocher. S’il émigre quelque peu hors de sa zone tempérée, ce n’est que pour mourir. Il ne sera libre et homme que quand cet art spécial l’aura fait véritablement l’habitant de sa planète.

Peu de maladies guérissent dans les circonstances et les lieux où elles naissent et qui les ont faites. Elles tiennent à certaines habitudes que ces lieux perpétuent et rendent invincibles. Nulle réforme (physique ou morale) pour qui reste obstinément dans son péché originel.

La médecine, éclairée par toutes les sciences auxiliaires, en viendra à nous donner des méthodes, des directions, pour nous conduire avec prudence dans cette voie nouvelle. Les transitions surtout ont besoin d’être ménagées. Peut-on, sans préparation, sans quelque modification de vie, de régime, être brusquement transféré d’un climat tout intérieur (Paris, Lyon, Dijon, Strasbourg) dans un climat maritime ? Peut-on, sans avoir longtemps respiré l’air de la côte, commencer les bains de mer ? Peut-on, sans quelque habitude de prudente hydrothérapie, commencée dans l’intérieur, aller braver, au grand air, la constriction nerveuse, l’horripilation d’une eau froide qu’on garde sur soi au retour, et souvent sous un grand vent ? Ces questions préalables attireront de plus en plus l’attention des médecins.

L’extrême rapidité des voyages en chemin de fer est une chose antimédicale. Aller, comme on fait, en vingt heures, de Paris à la Méditerranée, en traversant d’heure en heure des climats si différents, c’est la chose la plus imprudente pour une personne nerveuse. Elle arrive ivre à Marseille, pleine d’agitation, de vertige. — Quand madame de Sévigné mettait un mois pour aller de Bretagne en Provence, elle franchissait peu à peu et par degrés ménagés la violente opposition de ces deux climats. Elle passait insensiblement de la zone maritime de l’ouest dans celle de l’est, dans le climat tout terrestre de Bourgogne. Puis, cheminant lentement sur le haut du Rhône en Dauphiné, elle affrontait avec moins de peine les grands vents, Valence, Avignon. Enfin, se reposant à Aix, dans la Provence intérieure, hors du Rhône et hors des côtes, elle s’y faisait Provençale de poitrine, de respiration. Alors, seulement alors, elle approchait de la mer.



La France a l’avantage admirable d’avoir les deux mers. De là des facilités d’alterner selon les saisons, les tempéraments, les degrés de la maladie, entre la tonicité salée de la Méditerranée, et la tonicité plus moite, plus douce (n’étaient les tempêtes), que nous offre l’Océan.

Sur chacune des deux mers, il y a une échelle graduée de stations, plus ou moins douces, plus ou moins fortifiantes. Il est très intéressant d’observer cette double gamme, et le plus souvent de la suivre, en allant du faible au fort.

Celle de l’Océan, qui part des eaux fortes et fortifiantes, ventées, agitées, de la Manche, s’adoucit extrêmement au midi de la Bretagne, s’humanise encore en Gironde et trouve une grande douceur au bassin fermé d’Arcachon.

Celle de la Méditerranée, pour ainsi dire circulaire, a sa note la plus haute dans le climat sec et vif de Provence et de Gênes. Elle s’amollit vers Pise ; elle s’équilibre en Sicile, obtient à Alger un degré remarquable de fixité. Au retour, grande douceur à Valence et à Majorque, aux petits ports du Roussillon, si bien abrités du nord.



La Méditerranée est belle surtout par deux caractères : son cadre si harmonique, et la vivacité, la transparence de l’air et de la lumière. C’est une mer bleue très amère, très salée. Elle perd par évaporation trois fois plus d’eau qu’elle n’en reçoit par les fleuves. Elle ne serait plus que le sel, et deviendrait d’une âcreté comparable à la mer Morte, si des courants inférieurs, comme celui de Gibraltar, ne la tempéraient sans cesse par les eaux de l’Océan.

Tout ce que j’ai vu de ses rivages était beau, mais un peu âpre. Rien de vulgaire. La trace des feux souterrains qu’on y trouve partout, ses sombres rochers plutoniques, ne sont jamais ennuyeux, comme les longues dunes de sable ou les sédiments aqueux des falaises. Si les fameux bois d’orangers semblent un peu monotones, en revanche, aux coins abrités, la végétation africaine, les aloès et les cactus, dans les champs des haies exquises où dominent le myrte et le jasmin, enfin des landes odorantes, sauvagement parfumées, tout vous charme. Sur votre tête, il est vrai, le plus souvent de chauves et stériles montagnes vous suivent à l’horizon. Leurs longs pieds, leurs vastes racines, qui se continuent dans la mer, se distinguent jusqu’au fond des eaux. « Il me semblait que ma barque, dit un voyageur, nageât entre deux atmosphères, eût de l’air dessus et dessous. » Il décrit le monde varié de plantes et d’animaux qu’il contemplait sous ce cristal dans les parages de Sicile. Moins heureux, sur la mer de Gênes, dans une eau aussi transparente, je ne voyais que le désert. Les sèches roches volcaniques du rivage, avec leurs marbres noirs, ou d’un blanc encore plus lugubre, me représentaient au fond du brillant miroir des monuments naturels, comme des sarcophages antiques, des églises renversées. J’y croyais voir parfois tels aspects des cathédrales de Florence ou de Pise. Parfois aussi, il me semblait voir des sphinx silencieux, des monstres innommés encore, baleines ? éléphants ? je ne sais, des chimères et d’étranges songes ; mais, de vie réelle, aucune.

Telle qu’elle est, cette belle mer, avec ces climats puissants, elle trempe admirablement l’homme. Elle lui donne la force sèche, la plus résistante ; elle fait les plus solides races. Nos hercules du Nord sont plus forts peut-être, mais certainement moins robustes, moins acclimatables partout, que le marin provençal, catalan, celui de Gênes, de Calabre, de Grèce. Ceux-ci, cuivrés et bronzés, passent à l’état de métal. Riche couleur qui n’est point un accident de l’épiderme, mais une imbibition profonde de soleil et de vie. Un sage médecin de mes amis envoyait ses clients blafards, de Paris, de Lyon, prendre là des bains de soleil ; lui-même s’y exposait sur un rocher des heures entières. Il ne défendait que sa tête, et pour tout le reste acquérait le plus beau teint africain.

Les malades vraiment malades iront en Sicile, à Alger, à Madère, aux Canaries. Mais la régénération des faibles, des fatigués, des pâles populations urbaines, se fera peut-être mieux dans les climats moins égaux. Elle doit être attendue surtout des pays qui ont donné la plus haute énergie du globe, — l’acier du genre humain, la Grèce, — et la race de silex, fine aiguisée, indestructible, des Colomb et des Doria, des Masséna, des Garibaldi.



Nos ports de l’extrême Nord, Dunkerque, Boulogne, Dieppe, à la rencontre des vents et des courants de la Manche, sont encore une fabrique d’hommes qui les fait et les refait. Ce grand souffle et cette grande mer, dans leur éternel combat, c’est à ressusciter les morts. On y voit réellement des renaissances inattendues. Qui n’a pas de lésions graves est remis en un moment. Toute la machine humaine joue, bon gré, mal gré, fortement ; elle digère, elle respire. La nature y est exigeante et sait bien la faire aller. Les végétaux si robustes qui verdoient jusqu’à la côte sous les plus grands vents de mer nous font honte de nos langueurs. Chacun des petits ports normands est une percée dans la falaise où l’infatigable nord-ouest (le Norouais, en bon normand) souffle et siffle et nous ravive. Tout cela, bien entendu, moins violent à l’entrée de la Seine, sous les pommiers d’Honfleur et de Trouville. La bonne rivière, en sortant, incline mollement à gauche et y porte les influences d’un aimable et doux caractère.

On a vu plus haut la mer véhémente, souvent terrible, de Granville, Saint-Malo, Cancale. C’est là la meilleure école où doivent aller les jeunes gens. Là est le défi de la mer à l’homme, la lutte où les forts deviennent très forts. La grande gymnastique navale doit se faire dans ces parages entre Normands et Bretons.



S’il s’agissait, au contraire, d’une vie entamée, fragile, d’un enfant faible et maladif, ou d’une femme trop aimée, fatiguée du travail d’amour, nous chercherions un lieu plus doux pour abriter ce trésor. Une plage tout à fait paisible et une eau déjà moins froide, sans aller beaucoup au Midi, c’est celle qu’on trouve au milieu des petites îles ou presqu’îles endormies du Morbihan. Tous ces îlots font entre eux un labyrinthe mêlé plus que celui où jadis un roi cacha sa Rosamonde. Confiez la vôtre à cette mer discrète. Personne n’en saura rien que les vieilles pierres druidiques, qui, seules avec quelques pêcheurs, habitent ces lieux sauvages et doux. — « Mais, dit-elle, de quoi y vit-on ? — Surtout de pêche, madame. — Et de quoi encore ? — De pêche. » Ce n’est pas loin de Saint-Gildas, l’abbaye où les Bretons disent qu’Héloïse vint rejoindre Abailard. Ils y vécurent de peu de chose, du régime sobre et solitaire de Robinson, de Vendredi.

Des lieux plus civilisés, aimables, charmants, se trouvent en allant au Midi : Pornic, Royan et Saint-Georges, Arcachon, etc.

J’ai parlé ailleurs de Saint-Georges, la douce plage aux senteurs amères. Arcachon est aussi très doux dans ses pinadas résineuses qui ont si bonne odeur de vie. Sans l’invasion mondaine de cette grande et riche Bordeaux, sans la foule qui, à certains jours, afflue et se précipite, c’est bien là qu’on aimerait à cacher ses chers malades, les tendres et délicats objets pour qui l’on craint le choc du monde. Ce lieu, tant qu’il fut contenu dans son bassin intérieur, avait le contraste d’offrir un calme profond, absolu, à deux pas d’une mer terrible. Hors du phare, le furieux golfe de Gascogne. Au dedans, une eau somnolente et la langueur d’un flot muet qui ne fait guère plus de bruit que n’en peut faire le petit pied sur le coussin élastique de la molle algue marine dont on affermit un sable trop mou.

Dans un climat intermédiaire, qui n’est ni Nord, ni Midi, ni Bretagne, ni Vendée, j’ai vu, revu avec plaisir, l’aimable et sérieux abri de Pornic, ses bons marins, ses jolies filles, charmantes sous leurs bonnets pointus. C’est un petit lieu reposé, qui, ayant devant lui la longue île (presqu’île plutôt) de Noirmoutiers, ne reçoit qu’une mer oblique, indirecte et bien ménagée. Cette mer est à peine entrée qu’elle s’humanise ; elle file, de sa vague ridée, du lin, ce semble, ou de la moire. Dans ce bassin de quelques lieues, elle s’en est creusée de petits, des anses étroites à pentes douces pour les femmes ou des baignoires pour les enfants. Ces jolies plages sablées, que de respectables rochers séparent et cachent aux indiscrets, amusent de leurs petits mystères. On y voit quelque vie marine, mais bien plus pauvre qu’autrefois. L’abri sert, mais il nuit aussi. Le monde des eaux ne reçoit pas dans ce bassin trop tranquille une riche alimentation, et il le délaisse. De moins en moins cette mer tire le grand flot de l’Océan. Elle met la sourdine à ses bruits. On ne les entend qu’affaiblis. Demi-silence d’un grand charme. Nulle part ailleurs je n’ai trouvé avec une plus grande douceur la liberté de rêverie, la grâce des mers mourantes.