La Mer (Richepin)/Les gas

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G. Charpentier et E. Fasquelle (p. 135-193).

I

PARTANCE


Belle, faisons ensemble un dernier repas.
À la santé de ceux qui sont en partance !
Continuez gaîment sans eux l’existence.
Tous les gas en allés ne reviendront pas.

Belle, buvons un coup et dansons un pas.
Surtout n’engendrons point de mélancolie.
Après le mauvais temps souffle l’embellie.
Tous les gas en allés ne périront pas.

Belle, encore un baiser ! Souvent le trépas
Prend les terriens assis au seuil de leur porte.
Est-ce vous que d’abord il faut qu’il emporte,
Ou les gas en allés ? Belle, on ne sait pas.

II

EN RAMANT


Sur la mer qui brame
Le bateau partit,
Tout seul, tout petit,
Sans voile, à la rame.

Si nous chavirons,
Plus ne reviendrons.
Sur les avirons
Tirons !

La mer est méchante ;
Mais l’homme joyeux
N’a pas froid aux yeux.
Elle gueule. Il chante.


Si nous chavirons,
Nous le sentirons.
Sur les avirons
Tirons !

Sur la mer qui rage
Le bateau dansa.
Nous connaissons ça,
Et bren pour l’orage !

Point ne chavirons.
Nous en reviendrons.
Sur les avirons
Tirons !

Sur la mer qui roule
Et vomit l’embrun
Le ciel lourd et brun
En trombe s’écroule.

Si nous ne virons,
Nous y périrons.
Sur les avirons
Tirons !


Sur la mer qui brame
Il est revenu
Tout seul et tout nu,
Le bateau sans rame.

Plus ne partirons,
Plus ne reviendrons,
Sous les goëmons
Dormons !

III

AU CIMETIÈRE


Heureux qui meurt ici
Ainsi
Que les oiseaux des champs !
Son corps près des amis
Est mis
Dans l’herbe et dans les chants.

Il dort d’un bon sommeil
Vermeil
Sous le ciel radieux.
Tous ceux qu’il a connus,
Venus,
Lui font de longs adieux.


À sa croix les parents
Pleurants
Restent agenouillés ;
Et ses os, sous les fleurs,
De pleurs
Sont doucement mouillés.

Chacun sur le bois noir
Peut voir
S’il était jeune ou non,
Et peut avec de vrais
Regrets
L’appeler par son nom.

Combien plus malchanceux
Sont ceux
Qui meurent à la mé,
Et sous le flot profond
S’en vont
Loin du pays aimé !

Ah ! pauvres, qui pour seuls
Linceuls
Ont les goémons verts
Où l’on roule inconnu.
Tout nu.
Et les yeux grands ouverts.


Heureux qui meurt ici
Ainsi
Que les oiseaux des champs !
Son corps près des amis
Est mis
Dans l’herbe et dans les chants.

IV

ÉTUDE MODERNE D’APRÈS L’ANTIQUE


— L’antique, disais-tu. peuh ! c’est froid comme glace.
On le respecte pour l’avoir appris en classe ;
Mais c’est un préjugé, sois-en bien convaincu.
Jamais rien de précis, de réel, de vécu.
Il nous faut du détail, et point de rhétorique.
Tes anciens… — Mon ami, tu n’es qu’une bourrique !

… Sous une hutte au toit de joncs entrelacés,
Aux parois de feuillage, ensemble et harassés
Dormaient deux vieux pêcheurs sur un lit d’algue sèche.
À côté d’eux gisaient leurs instruments de pêche,
Petits paniers, roseaux, lignes, forts hameçons,
Appâts que le fucus doit cacher aux poissons,
Verveux, nasses d’osier au fond en labyrinthe.
Deux rames, de leurs doigts calleux gardant l’empreinte,


Puis une barque usée, à plat sur des rouleaux.
Leurs hardes avec leur bonnet de matelots,
Une natte, et voilà le chevet de leur tête.
C’est de ce pauvre peu que leur fortune est faite.
C’est là tout l’attirail des pêcheurs, tout leur bien.
Rien de plus. Et leur seuil n’a ni porte ni chien.
À quoi bon ? C’eût été de la peine perdue.
Pas de voisins ! Partout, autour d’eux, l’étendue.
La hutte est toute seule et la mer à côté.
Et ce qui les gardait, c’était leur pauvreté.

— Hein ! qu’en dis-tu ? Comment trouves-tu la peinture ?
Voyons, est-ce précis, réel, vécu, nature,
Détails sans rhétorique et mots sans tralala ?
Franchement, fait-on mieux aujourd’hui que cela ?
Or, sauf un trait, l’étude est mot à mot transcrite.
Idylle vingt et un, de l’aïeul Théocrite.

V

LA MARINE MILITAIRE


Pourquoi je ne dis rien du marin militaire ?
Il est beau, cependant ! Sûr. Je l’admire aussi.
Mais ce n’est, après tout, qu’un pêcheur dégrossi.
Et puis, pour parler franc, je ne l’ai vu qu’à terre.

Sans doute, je connais sa discipline austère,
Et son courage épique, et son cœur sans souci.
Je pourrais barbouiller un abordage ici,
Tout comme un autre ; mais de chic. Mieux vaut me taire.

Donc ne m’en veuillez pas, gas au chapeau ciré.
En disant vos parents, c’est vous que je dirai ;
Et de voir comme ils sont, on verra qui vous êtes,

Vous, la fleur qui jaillit de cet obscur fumier,
Vous qui gardez parmi nos morales disettes
Le pur et saint froment de l’honneur coutumier.

VI

PARLER MATHURIN


Les mathurins ont une langue
Où le verbe n’est point prison.
L’image y scintille à foison,
Or vierge dans sa rude gangue.

Le vent fraîchit. La barque tangue.
L’onde est vert-tendre. À l’horizon
Chaque flot porte une toison.
Peignez ça, marchands de harangue !

Toi, simple pêcheur de harengs,
C’est d’un seul mot que tu le rends.
Tu dis que la vague moutonne.

Et l’on voit, mieux qu’avec nos vers,
Ces points clairs sur fond monotone,
Ces blancs troupeaux dans ces prés verts.

VII

LE MOT DE GILLIOURY



À HENRY LAURENT


Vous le rappelez-vous, dites, mon cher Henry,
Ce bonhomme nommé le père Gillioury ?
Non pas tel que je l’ai mis dans un de mes drames,
Mais tel qu’il était, tel que nous le rencontrâmes,
Au Croisic, ou, pour dire à sa guise, au Croisi !
Fumé, saur, le nez seul d’un royal cramoisi,
Vêtu d’on ne sait quoi, mais propre sous ses hardes,
Le bec toujours salé de chansons égrillardes,
De souvenirs joyeux et de propos plaisants,
Il travaillait encore à soixante-dix ans
Pour pouvoir, en dehors de sa maigre retraite,
Quand son nez se fanait, en repeindre l’aigrette.
C’était le vieux luron dans toute sa candeur,
Ancien loustic de bord, quelque peu quémandeur,

Et sans respect de lui sombrant au fond des verres.
Aussi les rudes gas de là-bas, gens sévères,
N’avaient-ils pas pour lui grande estime, étonnés
Que nous prissions plaisir à voir fleurir son nez.
Car nous l’arrosions ferme ; et souvent, par ma faute,
J’ai dû le ramener, le bonhomme, à son hôte,
Comme un bateau noyé roulant la quille en l’air.
Sans doute il avait tort. Nous encor plus, c’est clair.
Eh bien ! non, après tout. Lui guérir sa pépie,
Lui donner du bon temps, c’était faire œuvre pie.
Pauvre diable, il rentrait si gai dans sa maison,
Si ben aise ! Ma foi, oui, nous avions raison.
Et d’ailleurs, nous étions ses obligés, je pense.
On lui payait son dû, de lui garnir la panse.
Pour quelques coups de vin, quelques mauvais repas,
En échange et comptant que ne donnait-il pas !
Chansons de mathurin, chefs-d’œuvre populaires,
Ses voyages partout, depuis les mers polaires
Jusqu’au voluptueux Eden de Tahiti !
Il ne s’arrêtait plus quand il était parti.
Et tout cela bien mieux qu’un livre ou qu’un poëme,
Avec ses imprévus de peuple, de bohème,
De philosophe, et, par instant, le mot profond,
Ainsi que les enfants et les pauvres les font.
Tenez, il en est un, simple et grand, qui me reste.
Peut-être est-ce la voix, le regard et le geste
Qui me firent alors en être tout frappé.
Non, pourtant. Il est grand, ou je suis bien trompé.
Il me semble expliquer par quelle loi chérie
S’enracine en nos cœurs l’amour de la patrie ;

Et le plus beau discours, le vers le mieux chantant,
Près de ce mot naïf n’en diraient pas autant.
Ce soir-là, nous avions gavé notre bonhomme,
Non pas comme un glouton, mais comme un gastronome
Au Casino lui-même, à l’instar de Paris.
Il avait, à ces plats savants, poussé des cris
D’enthousiasme, et, peu s’en faut, de Mélusine.
Puis, sans perdre le nord, comme on parlait cuisine,
Il avait, comparant, conté par le menu
Les mets qu’il connaissait. Il en avait connu
De singuliers, ayant une fois fait ribote,
Sur un radeau perdu, d’une tige de botte ;
Mais il avait aussi des souvenirs meilleurs,
Ayant mangé de tout, partout, et même ailleurs ;
Car il disait : — J’ai vu, moi, les quatre hémisphères.
— Eh bien ! tout compte fait, qu’est-ce que tu préfères ?
Lui demandai-je. Quel est le plat superfin
Dont tu voudrais avoir tous les jours à ta faim ?
— Tous les jours ? Le meilleur ? Hum ! Diable ! — Bouche bée
Le regard en dedans et la lippe tombée,
Il s’était écarté de la table, et songeait.
— Voyons ! — Dame, fit-il, ça ne vient pas d’un jet.
Faut réfléchir un brin, prendre un point de repère.
Tirer de bord, doubler la brise. Espère, espère ;
J’y rumine. — Il se tut de nouveau, plus songeur.
À son front en travail montait une rougeur.
Il y mettait vraiment toute sa conscience,
Et murmurait de temps à autre : — Patience ! —
Enfin il se leva, puis croisant ses bras courts
Gravement, comme s’il allait faire un discours :

— Tu dis bien, n’est-ce pas, la meilleure pâture,
La meilleure, ou passée, ou présente, ou future ?
— Oui. — Ses yeux flamboyaient alors étrangement.
Le vieux drôle était beau, superbe, en ce moment.
Son geste large ouvert s’envola comme une aile.
Et ce fut d’une voix émue et solennelle
Qu’il déclara : — Je l’ai, ce que j’aurais choisi.
Ce qu’y a de meilleur, c’est le pain du Croisi.

VIII

PAUVRES BOUGRES


Le grand-père est un rat de quai.
Le petit-fils, mousse embarqué.

La grand’mère, aux jours les meilleurs,
Porte la hotte aux mareyeurs.

Quand le hottage ne va pas.,
Elle mendie à petits pas,

La fille court pour décrocher
Les maigres moules de rocher.

La mère avec des hommes soûls
Hale pour gagner quatre sous.


Pâle bougre plein de calus,
Trop malingre pour les chaluts,

Le père à vingt ans s’enrôlait
Sur un follier du Pollet.

Depuis, il traîne là-dedans
L’âpre misère à grince-dents.

Ah ! pauvres gens ! filles, garçons,
Au profil triste de poissons,

Vieillards dont l’éternelle faim
Dans la mort seule aura sa fin,

Haleurs, hotteuses, folliers,
Par le sort toujours spoliés,

Hélas ! hélas ! les malheureux,
Il n’est qu’un bon moment pour eux :

L’heure où, sous l’ombre ensevelis,
Ils se pâment au creux des lits,

Ravis dans un oubli profond,
Sans penser aux enfants qu’ils font.

IX

LE CHALUT


Encore un tour au treuil ! Hardi ! Du jus de bras !
V’là le fer du chalut qui sort son nez au ras.
Encore un tour ! Il va saillir hors de la tasse.
Et la chausse ne m’a pas l’air d’une tétasse,
Hein, les gas ? Ça vous souque aux poignes. Le filin
Se tend raide à péter. Bon signe que c’est plein !
Le chalut en effet monte au bout de la drisse,
Plein et lourd, gonflé rond comme un sein de nourrice.
Un moment, au-dessus du pont, en globe il pend.
Largue tout ! Et ce lait de poissons se répand,
Pêle-mêle de sauts, de couleurs, d’étincelles.
Est-ce toi, l’arc-en-ciel en morceaux, qui ruisselles ?
On le dirait, de vrai. Comment avec des mots
Peindre ces tons, ces fleurs, ces pierres, ces émaux.
Cette chair miroitante en fouillis de lumières,
Et ces splendeurs aux yeux des marins coutumières,

Mais qui pour mes regards de novice terrien
Ont l’aspect d’un prodige et ne rappellent rien ?
Et quel tas ! On en a plus haut qu’à demi-botte.
On glisse là-dedans comme un homme en ribote
Qui parmi des écrins et sur un médaillier
Piétinerait dans la montre d’un joaillier.
Encor tous les joyaux de toutes les vitrines
Pâliraient-ils devant les ventres, les poitrines,
Les nageoires, les dos, les têtes de ces corps
Où le prisme défait et refait mille accords.
J’exagère ? Non pas. Qu’il vienne un lapidaire,
Un peintre, le plus grand, qu’il voie et considère
Si ce n’est pas assez pour lui faire dire oh !
Du plus humble de ces poissons, du maquereau.
Le ventre est d’argent clair et de nacre opaline,
Et le dos en saphir rayé de tourmaline
Se glace d’émeraude et de rubis changeant.
Au moment de la mort, sur la nacre, l’argent.
Le saphir, le rubis, l’émeraude, une teinte
De rose et de lilas s’allume, puis, éteinte,
Se fond en un bouquet fané délicieux
Plus tendre que celui du couchant dans les cieux.
Et ce turbot, marbré comme une agate obscure !
Et ce merlan qui semble un poignard en mercure !
Et la plie orangée, aux lunules de fiel !
Et celle en disque blond, tel un gâteau de miel !
Et le crapaud de mer, corps d’azur, tête plate
Où rutilent deux yeux à prunelle écarlate !
Et le hareng, vêtu d’éclairs phosphorescents !
Et que d’autres, qui sont et des mille et des cents !

Et leurs formes aussi ! C’est la sole en ellipse ;
Le chabot monstrueux, bête d’Apocalypse ;
Le grondin, dont le chef carré fait un marteau ;
Le bar au gabarit modèle de bateau ;
Le homard qui cisaille et le crabe qui fauche ;
La limande, yeux à droite, et la barbue, à gauche ;
L’oursin en hérisson et le congre en serpent ;
La raie, avec sa queue épineuse qui pend.
Et ses nageoires, dont les rhythmiques détentes
À la large envergure ont l’air d’ailes battantes ;
D’autres ; d’autres encor ! Mais pendant qu’à l’écart
J’emprisonne dans les cachots de mon regard
Ces formes, ces couleurs, rapidement notées,
Nos gas, répartissant les poissons par hottées,
Les descendent à fond de cale. On est chantant ;
La pêche est bonne ; on va continuer d’autant.
Range à border l’écoute ! Et vire à contre-brise !
Il faut retrouver champ où le chalut ait prise,
Et que le vent grand’largue appuyant le bateau
Traîne bien au tréfond la chausse et le rateau.
Adieu-vat ! C’est paré. Laisse filer la chaîne.
Nageons dret, et que la relevaille prochaine
Plaise à nos gas autant que celle-ci leur plut !
Que la chausse se gave à crever le chalut !
Faudra du jus de bras encor. Mais, n’ayez crainte,
Ce n’est pas ça qui manque, et gaîment l’on s’éreinte
Quand on sent que d’aplomb ça souque en remontant.
On tirera d’un poing léger, d’un cœur content,
Pour revoir le butin pendre au bout de la drisse,
Plein et lourd, gonflé rond comme un sein de nourrice.

Celui qui trimerait alors en maugréant
Serait un failli chien, sans cœur et fainéant ;
Car ça, qui du chalut charge et distend les mailles,
C’est du pain pour les vieux, la femme et les marmailles.

X

LES POUILLARDS


Où ça couche ? Le plus souvent
N’importe où. Quand le froid les traque,
Avec le suroit arrivant,
Ça couche dans une baraque
À l’abandon, qui se détraque,
Dont le toit bâille en se crevant
Sous l’averse, et dont le mur craque
À toutes les gifles du vent.

Ils s’entassent là pêle-mêle,
Comme un nœud de vers embrouillés,
Jeunes et vieux, mâle et femelle,
Haleurs, mendigots et mouliers.
Tous transis, grelottants, mouillés,
Les bras croisés sous la mamelle.
Et parfois, quoique sans souliers,
Forcés de battre la semelle.


Quand ils en sortent, les matins,
Alors que le soleil appuie
Ses pieds d’or sur de verts satins,
Eux, qu’en vain sa lumière essuie,
Avec leur crasse aux tons de suie
Où le jour plaque des étains,
Mal débarbouillés par la pluie
Ils ont l’air de nègres déteints.

De quoi ça s’habille ? De loques.
Fonds de culottes sans mollets,
Pan de veste qui t’effiloques,
Bourgerons veufs de vos collets,
Chapeau roux qui te décollais,
Cuirs débouillis gonflés de cloques,
De vous il se font des complets
Où leur morve met des breloques.

De quoi ça vit ? De noirs écots
Savoureux à leur faim qui dure :
Vagues détritus de fricots
Mijotés dans les tas d’ordure,
Trognons de choux, brins de verdure.
Mélancoliques haricots,
Bouts de pain dont la croûte dure
Ébrèche leurs derniers chicots.

Par-ci par-là, jours de fortune,
D’un pêcheur ils ont des poissons.
Ou bien, guettant l’heure opportune
Où nous, étrangers, nous passons,

Ils nous marmonnent des chansons
En nous disant que c’en est une
De mathurin, et nous glissons
Dans leur main sale un peu de thune.

Mais ces jours-là, ces bons instants,
On les compte au cours de l’année.
Les autres, les jours malcontents,
Se suivent comme à la fournée.
Longs mois de disette acharnée !
De quoi ça vit ? De vieux restants
Raccrochés au jour la journée.
De quoi ça vit ? De l’air du temps.

Et cependant, ça vit, ça grouille.
Plus mal que bien, c’est entendu !
Aucun n’a la panse en citrouille.
Le plus gras a l’air d’un pendu.
Mais chacun, à vivre assidu,
Résiste, lutte, et se débrouille.
Leur espoir n’est pas plus perdu
Que le fer n’est mort sous la rouille

Quel espoir ? Ils ne savent pas.
Pourtant, on voit qu’il les fait vivre,
Puisque, partout où vont leurs pas,
On peut lire comme en un livre
Dans leurs yeux la soif de le suivre.
Espoir de quoi ? D’un bon repas ?
D’un lit plus sûr ? D’un sommeil ivre ?
Espoir d’un tranquille trépas ?


Espoir de quoi ? Que leur importe !
Ils vont vers lui, jamais lassés.
Hôtes du vieux hangar sans porte,
Mangeurs d’arlequins ramassés,
Rôdeurs des quais et des fossés
Hantés du rat et du cloporte,
Pas un ne dit que c’est assez
Et ne veut que la mort l’emporte.

Espoir de quoi ? Tout simplement
Espoir de vivre encore une heure,
L’heure qui va dans un moment
Sourire, et qui sera meilleure
Que celle d’à-présent qui pleure.
Espoir sans fin qui toujours ment,
Qui toujours accouche d’un leurre,
Et qu’on maudit, mais en l’aimant !

C’est cet espoir qui les enivre,
Qui les chauffe de ses rayons
Contre le vent, la nuit, le givre,
Qui les revêt sous les haillons,
Les nourrit, et met des paillons
Superbes dans leurs yeux de cuivre.
De quoi ça vit, ces penaillons ?
De quoi ça vit ? De vouloir vivre.

XI

LES SARDINIÈRES


La sardine est jolie en arrivant à l’air
Comme un couteau d’argent où s’allume un éclair ;
Et de cet argent-là faisant des sous de cuivre,
Les pauvres gens auront quelque temps de quoi vivre.
Mais pour aller la prendre il faut avoir le nez
Bougrement plein de poils, et de poils goudronnés ;
Car la gueldre et la rogue avec quoi l’on arrose
Les seines qu’on lui tend, ne fleurent point la rose.
Gueldre, lisez mortier de crevettes, pas frais.
Mais confit dans son jus et pourri tout exprès.
Rogue, lisez boyaux de morue en compote,
Salés, mais corrompus. Et l’on s’en galipote,
Quand on veut bien parer l’amorce de rigueur,
Les dix doigts jusqu’au coude et le nez jusqu’au cœur.
N’empêche que la pêche en juin ne soit plaisante !
Rien de plus fin que la sardine agonisante

Qui frétille et qui meurt avec de petits cris
Comme si le canot était plein de souris.
Et puis quoi ? Faut-il pas faire manger le monde ?
Et sans la gueldre infecte, et sans la rogue immonde,
Bonsoir à la sardine, et vous ne l’auriez pas,
Riches, pour vos hors-d’œuvre, et gueux, pour vos repas.
Non plus que les pêcheurs, dame, les sardinières
Ne hument en bouquet des odeurs printanières.
À passer tout le jour les sardines en main,
Elles n’embaument pas le lis ni le jasmin ;
Et leurs doigts, leurs cheveux, leur linge, leur peau même
Tout ça sent le poisson. Mais bah ! j’aime qui m’aime !
Et les gas sont plus d’un qui les aiment ainsi.
C’est qu’avec leur bonnet comme on les porte ici,
Dont les coins envolés semblent des ailes blanches.
Avec leur corselet qui fait saillir les hanches
Et dont, à l’entre-deux, le fichu reste ouvert,
Avec leur jupon court qui montre à découvert
Les mollets arrondis et les fines chevilles.
On dira ce qu’on veut, ce sont de belles filles.
Sans compter qu’après tout le parfum le plus cher
Ne vaut pas celui-là qui leur reste à la chair,
Ce bon parfum salé, fort, montant, où se mêle
L’effluve de la mer à ceux de la femelle,
Parfum voluptueux aux appels réchauffants,
Qui met en appétit de faire des enfants.
Et pas de ces enfants marmiteux et débiles,
Avortons alanguis de fièvres et de biles,
Pauvres anges pâlots, mal venus, mal plantés,
Comme ceux de hasard qu’on fait dans les cités !

Mais de robustes gas qui n’ont rien d’éphémère,
Plantés pour reverdir, forts comme père et mère,
Rétus avant de naître et poilus en naissant.
Ayant déjà dans leur regard phosphorescent
La couleur de la mer que boiront leurs prunelles
Et le vague infini qu’ont les vagues en elles ;
Car, fille et sardinière, ou fils et matelot,
Tous auront la même âme, et c’est l’âme du flot.
Chantez en y pensant, chantez vos cantilènes,
Sardinières ! Chantez, et que par vos haleines
La mer féconde fasse entrer dans vos poumons
Le suc de sa marée et de ses goëmons !
Chantez, et respirez aux relents de la salle
Toute la vie en fleurs, tout l’amour qu’elle exhale !
Chantez ! Imprégnez-vous de sa maternité !
Et que ce soir, après votre ouvrage quitté,
Les galants qui viendront vous chercher à la porte
Se grisent de l’odeur que votre jupe emporte,
Et, tout enveloppés aussi de ce même air.
Baisent dans vos baisers les baisers de la mer !
Aimez-vous et croissez, bonnes races marines
Aux cœurs jeunes toujours dans vos larges poitrines !
Le monde est vieux, et les mâles y sont perclus.
Faites donc des enfants pour ceux qui n’en font plus !
Les temps ne sont pas loin où la disette d’hommes
Éteindra toutes nos Lesbos et nos Sodomes
Qui s’anéantiront dans leur stérilité.
Mais le flambeau sur qui souffle un vent irrité,
Vous le sauverez, vous, de nos morts ténébreuses,
Braves gens, pauvres gens aux familles nombreuses,

Et vous le transmettrez ainsi de main en main,
Ce flambeau de la vie, aux vivants de demain.
Et quand l’humanité, le front couvert de rides,
Terra sur ses flancs creux pendre ses seins arides,
Vous seuls saurez encor les secrets abolis.
Et c’est près de la mer, c’est dans un de vos lits,
Que naîtra, d’un pécheur et d’une sardinière,
Le dernier-né des fils de la race dernière.

XII

L’HARENG SAUR


Ne rougis pas de ta carcasse,
Toi, vieux, qu’on nomme l’hareng saur.
Garde ce sobriquet cocasse
Comme un trésor.

Laisse rire ces bons apôtres.
Nos beaux messieurs à tralala.
Car tu n’es pas si laid qu’eux autres.
Bien loin de là !

Ils font les fiers avec leur mine.
Mais c’est l’astiquage qui rend
Leur corps aussi blanc qu’une hermine
Et transparent.


Tous les jours avec de l’eau douce
Ils se lavent au saut du lit
À force de savon qui mousse
Et qui polit.

Ils ont la peau comme une espèce
De baudruche passée au lard.
J’aime mieux ta basane épaisse
Comme un prélart.

Car c’est avant tout la chlorose
Qui donne à leur teint ce reflet
Et fait ces pétales de rose
Trempés de lait.

Toi, que ton cuir soit propre ou sale,
Qu’importe ! Il est d’un fameux grain,
Il se tanne au soleil, se sale
Dans le poudrain,

Se culotte aux souffles du large,
Se cuit même dans ton sommeil ;
Mais dessous court au pas de charge
Un sang vermeil.

Et tout cela, mon camarade,
Hâlé, fumé, roux, fauve, brun.
Le soleil, l’eau, l’air de la rade,
Le vent, l’embrun,


Tout cela se fond et s’arrange
Avec la patine des ans
En un riche métal étrange
Aux tons luisants ;

Et, dressé sur ton col robuste,
Ton vieux museau de mathurin
Resplendit pour moi comme un buste
D’or et d’airain.

XIII

LES HALEURS


La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

C’est pas tout d’avoir charge ; il faut rentrer sa charge.
Or la brise aujourd’hui ne souffle point du large,
Mais d’amont ou d’aval, du noroit ou suroit,
Ou même vent debout dans le chenal étroit.
Aussi les chalutiers zigzaguent dans la rade
Et courent bord sur bord ainsi qu’à la parade
Avant d’arriver juste au pertuis du goulet
Où l’on doit entrer raide et droit comme un boulet.
Enfin, d’un dernier coup d’aile rasant le môle,
Le ventre à fleur de vague et l’écume à l’épaule,
Presque couchés sur l’eau qui balaye le pont,
Ils s’enfilent de biais, se redressent d’un bond,
Et les voilà flambards entre les deux jetées.
Les voiles vont claquant sur les vergues fouettées,

Et les focs par flicflacs se gonflent à l’envers.
Les matelots, couverts d’embrun, semblent tout verts.
Souque ! Attrape à carguer ! Pare à l’amarre ! Et souque !
C’est le coup des haleurs et du câble à rimouque.

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

Les voici. Tout d’abord les malins du halage,
Les aristos ! De vieux pêcheurs, venus à l’âge
Où la poigne n’est plus poigneuse aux avirons ;
Mais, tout de même, encor larges des palerons,
Ayant toujours un peu de sève sous l’écorce,
Râblés, et, s’il le faut, bons pour un coup de force.
Puis, des veuves et des grands-mères, qui n’ont plus
Personne à la maison et personne aux chaluts,
Et qui gagnent leur vie à présent toutes seules.
Malgré leurs cheveux blancs, solides ces aïeules !
Hautes et droites sous leur coiffe et leur fichu,
Elles ont les yeux clairs et le grand nez crochu
Ainsi que des oiseaux rapaces. Sous leur cotte
Leurs jambes sèches vont d’un pas vif qui tricote
Et montre les tendons de leur jarret nerveux.
Quand ces gaillardes-là se prennent aux cheveux,
L’homme lui-même a peur de leurs pattes d’araignes,
Économes d’argent, mais prodigues de beignes.

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !


Viennent aussi des bat-la-flemme, des sans-douilles,
Fainéants, suce-pots, grands dépendeurs d’andouilles,
Qui dans tous cabarets ont tué leur je dois,
Et qui ne font jamais œuvre de leurs dix doigts
Sinon lorsque la faim trop fort leur crie au ventre
Et lorsque dans le dos leur estomac leur rentre.
Par les autres, qui vont partager avec eux,
Ils sont mal vus, ces faux haleurs, mauvais péqueux
Qui flibustent leur tour et rognent leur salaire.
Mais comme ils sont plus forts, il faut qu’on les tolère,
Et les moins crânes leur font place au milieu d’eux.
En loques, rapiécés, mais à la six-quat’deux,
On devine qu’ils n’ont point de sœur, point d’épouse,
Plus de mère, qui les nettoie et les recouse.
La crasse en champignons s’écaille sur leur peau ;
Et leur pan de chemise ainsi qu’un noir drapeau.
Montrant leur triste viande aux trous de leur culotte.
Aux fesses de ces grands enfants pend et ballotte.

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

Sautillant, boitillant, tortillant de la croupe.
Arrive enfin le tas des gueux, comme une troupe
De canards éclopés qui poussent des couincouins.
Ce sont les vieux pouillards, les gouines et les gouins.
Hommes ou femmes, tous des dégaines pareilles !
Des calus plein les mains, du poil plein les oreilles,
Les pieds tors, les genoux fourbus, la gibbe aux reins,
Tous plus ou moins quillots de leurs arrière-trains.

Des gueules de pendus et des trognes d’ogresses !
Marmiteux, malandrins, lamentables bougresses,
Qui, leurs infirmités à l’air, l’œil en dessous,
Pourraient tout aussi bien pour trucher quelques sous
Rester à ne rien faire en demandant l’aumône.
Ils aiment mieux gagner leurs ronds de cuivre jaune,
Venir trimer ici sans jamais dire assez,
User de bout en bout leurs corps décarcassés,
Et suer longuement jusqu’au dernier atome
Ce qui reste de sang dans leur chair de fantôme.

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

Ils sont tous là. Va bien ! Campé droit comme un cierge
À l’avant, un pêcheur a jeté sur la berge
Le filin par lequel le câble est abraqué.
Le câble se déroule en serpent sur le quai.
Et voici les haleurs, chacun sa place prise,
Qui s’agrafent des doigts, tirant à contre-brise.
Hardi ! Le chef de file, une femme souvent,
(La paie est double, et c’est au premier arrivant)
Tient le câble à l’épaule ainsi qu’une bretelle.
Hardi ! Que ce soit lui, l’homme, ou que ce soit elle,
La femme, il faut porter tout le poids sur son col,
Le corps presque couché, les yeux fichés au sol,
S’accrochant des orteils sur la surface lisse
De la pierre et du bois visqueux où le pied glisse.
Rien ne bouge d’abord. Même, on cule un instant.
Alors le chef de file entonne en chevrotant

L’air des haleurs. Hardi ! Ça marche. Et d’une haleine
Tous reprennent en chœur la vieille cantilène.

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

Le chemin est mauvais ; mais l’étape est prochaine.
Hardi ! Souque ! On dirait des oignons à la chaîne.
Non. Avec leurs reins lourds, bombés, leurs fronts pendants,
Leurs bras raidis, leurs poings clos, leurs pieds en dedans,
Et leur allure veule et de guingois qui traîne,
C’est comme un chapelet de crabes qui s’égrène.
Et c’est pitié de voir ces piétons s’attelant
Au bateau si rapide en chapelet si lent.
Dire qu’il faut ces nains pour bercer sur les ondes
Ce géant paresseux aux ailes vagabondes !
Dire qu’il faut leur rude effort à ras du sol
Pour son balancement voluptueux et mol !
Dire qu’il faut ces vieux, ces vieilles, ces bancroches.
Ces quelques rats de quai, ces quelques poux de roches,
Tous ces crabes tordus, noirs, en procession,
Pour ramener jusqu’à son nid cet alcyon !
Ah ! n’est-ce point pitié qu’ils peinent à la tâche,
Eux, ces pauvres petits, pour tirer ce grand lâche !

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

Il faut l’entendre au fond des soirs troubles d’automne,
La cantilène douce, obscure, et monotone.

Son la oula ouli oula oula tchalez
Prend dans le ciel jauni des airs plus désolés,
Quand la voix du soliste, aigre, aiguë et falote,
À la fin du couplet sur un trille tremblote
Comme une larme au bout des cils avant de choir.
Et quand, avec un bruit de nez dans un mouchoir,
Le refrain en des couacs ridicules et tristes
Se déchire au basson enrhumé des choristes.
Le soleil moribond se couche lentement.
Les vieux chantent toujours sans souiller un moment
À les voir, eux et lui, si douloureux, il semble
Qu’ils sont à l’agonie et vont mourir ensemble.
Et quand lui s’est couché dans son sang répandu,
La chanson monte alors comme un appel perdu,
Comme un plaintif appel de fou qui déblatère
Et que nul n’entend plus dans le ciel solitaire.

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

Ah ! c’est la nuit surtout, en décembre, nuit pleine,
Qu’il faut l’entendre, la lugubre cantilène,
Alors que les haleurs, entrevus vaguement,
La murmurent, lassés, comme un gémissement.
Mélancoliquement ça roule en plainte sourde.
Toujours tirant, toujours chantant, dans l’ombre lourde
Ils vont, et sans les voir longtemps on les entend.
Rauque et lent, le refrain se traîne en sanglotant.
Tout là-bas, dans le port, ça s’en va, ça s’enfonce.
Et soudain, quand ça meurt, voici qu’une réponse

S’élève, tout là-bas, à l’autre bout du quai.
C’est un nouveau bateau qui rentre, remorqué.
Une autre bande est là, douloureuse, minable.
Pauvres damnés à la besogne interminable !
Et de partout, du fond du port, du seuil des flots,
L’ombre de l’horizon se peuple de sanglots.
Et la nuit semble un champ plein de larves funèbres
Qui pour l’éternité pleurent dans les ténèbres.

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

XIV

UN MORUTIER


Il avait des façons de s’exprimer à lui.
Au jusant, il disait : « La mé n’a de l’ennui. »
Quand remontait le flot : « Il crève ses ampoules. »
Les nuages, c’était le ciel plumant ses poules ;
Et la foudre en éclats, Michel cassant ses œufs.
Il appelait le vent du sud cornemuseux,
Celui du nord cornard, de l’ouest brise à grenouille,
Celui de suroit l’ brouf, celui de terre andouille.
Sa pipe avait nom Jeanne et son briquet Martin,
Et sa chique en pruneau se baptisait l’ tétin.
Lui-même, il se peignait ainsi : — Vioque et précoce.
— Hein ? — Ben quoi ! Ça s’entend. Conservé dans ma cosse,
Sec et mouillé, confit de sel et de goudron,
Et bon à replanter comme à mettre au chaudron.
Ayant tant navigué, que j’ai la vague à l’âme.
Mais la cendre de l’eau n’a pas éteint la flamme,

Et sous le vieux prélart tanné par le poudrain
La poulie a sa graisse et le câble son brin.
Donc, comme un verre, ouvert ; fermé comme une buire ;
Cœur tendre à se détendre et cuir de dur-à-cuire. —
Et je fis bien souvent des efforts superflus
Pour qu’il s’expliquât mieux, je n’en eus rien de plus.
Du reste, il méprisait les terriens, jus de cancre.
Quant à la terre : — Un vieux ponton toujours à l’ancre,
Une épave au rancart, une huître à son rocher,
Un cul prenant racine au banc sans décrocher.
Et votre air, ça qui sent le renfermé ! Le nôtre,
Ça vient de l’air et pas de la gueule d’un autre.
Pour respirer du frais, du neuf et de l’entier,
Et de première main, vive le morutier !
— Pourtant, là-bas, l’amorce et la chair corrompue.
Et la chambrée en tas, il paraît que ça pue.
— Ça pue ! Ah ! par exemple ! on en est embaumé.
Humez-moi donc le poil. De l’élixir de mé ! —
Il fleurait le tabac, le coltar, l’eau-de-vie,
Le poisson rance. — Hé ! dit-il, ça fait envie.
N’est-ce pas ? On en a plein son nez, les plus creux.
Voyez-vous, les marins, n’y en a que pour eux ! —
Et de rire. Il était heureux, ce pauvre hère.
Pourtant je connaissais sa vie et sa misère.
C’est un rude métier, d’être Terre-neuvat !
Et lui, qui l’avait fait trente ans, disait : — Bon vat !
Oui, dame ! on file ainsi son nœud tant que ça dure.
N’a du dur dans la douce et du doux dans la dure ;
Mais à force de quarts on amène le jour.
Ben sûr qu’à tout compter n’a du contre et du pour.

C’est selon la marée et le fond qu’on rencontre.
Des fois trop contre pour, et des fois trop pour contre !
En somme, plus suivé qu’à terre, assurément,
Sauf que, lorsqu’on a peine, on n’a pas agrément,
Et que, le boujaron vidé, faut qu’on le rince.
Puisqu’autant en arrive au pelletas qu’au prince.
Vas-y gaîment ! Si bien qu’en attendant mon tour
Je fais le pour du contre et prends le contre en pour.



Les songeants

XV

LES SONGEANTS


Dans le pays on les appelait les Songeants.
À force d’être ensemble ayant mine pareille,
On eût dit deux sarments, secs, de la même treille.
C’était un vieux marin et sa femme, indigents.

Ils se trouvaient heureux et n’étaient exigeants ;
Car, elle, avait perdu la vue, et lui, l’oreille.
Mais chaque jour, à l’heure où le flux appareille,
Ils venaient, se tenant par la main, bonnes gens.

Et demeuraient assis sur le bord de la grève,
Sans parler, abîmés dans l’infini d’un rêve,
Et jusqu’au fond de l’être avaient l’air de jouir.

Ainsi de leurs vieux ans ils achevaient la trame,
Le sourd à voir la mer, et l’aveugle à l’ouïr,
Et tous deux à humer son âme dans leur âme.

XVI

LES TROIS MATELOTS DE GROIX


Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions trois mat’-lo-ots de Groix,
Mon tra-dé-ri tra trou lon la,
Mon tra-dé-ri tra lan lai-ai-aire.

L’avez-vous oublié ? Moi, je l’ai retenu,
Ce vieil air de marin, chef-d’œuvre d’inconnu,
Où du peuple et des flots l’âme obscure s’exprime.
Quelques couplets, naïfs de sens, veules de rime.
Sur cinq notes, pas plus, cinq, mi, ré, do, si, la,
Avec tradéri tra, lanlaire et troulonla,
C’est tout ! Mais là-dedans, la mer entière y passe,
Le cri des naufragés, l’haleine de l’espace,
Les gaîtés de ce dur métier et ses effrois.
C’est la complainte des trois matelots de Groix.

Pour la goûter dans sa grandeur mélancolique,
Il faut l’entendre au soir, quand le soleil oblique
Avant de s’en aller lui dresse son décor,
Lorsqu’en derniers flocons sa pourpre saigne encor.
Tandis qu’à l’autre bout du ciel la nuit reflète
Ses cheveux dénoués dans la mer violette.
Oh ! comme le vieil air alors vous entre à fond,
Chanté là-bas par un qui dans l’ombre se fond.
Par un pauvre pécheur qui, tourné vers la terre,
S’enfonce au large sur sa barque solitaire !
Oh ! le puissant, le fier poëme, et pénétrant !
Quelle évocation il fait ! Quel charme il prend
À rouler sur les flots où ce rameur le pousse
Avec sa rauque voix que le lointain rend douce !
Mais comment le noter, ce poëme ? Comment
En traduire la vie et l’âme, où le moment,
L’onde immense, le ciel profond, l’ombre infinie.
Mystérieusement mêlent leur harmonie ?
Comme dans un herbier les goëmons défunts
Se dessèchent, flétris, et perdent leurs parfums,
Cette musique et ces paroles, entendues
Sur la mer qui frissonne et dans les étendues,
Vont-elles pas mourir et se flétrir aussi
Sur ce froid papier blanc par ma plume noirci ?
Bah ! les mots, vieux sorciers, ont des métempsychoses,
Et leurs philtres savants font revivre les choses.
Essayons !

Attendri, pourtant non sans gaîté,
L’air s’élance d’abord dans un vers répété,

Et là, sur un quasi trille qui pirouette,
Plane en battant de l’aile ainsi qu’une alouette.

Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions deux, nous étions trois.

Ma foi, oui, deux ou trois ! Ou bien quatre, peut-être.
Le compte est, au départ, fait par le quartier-maître ;
Mais le compte au retour, ah ! qui donc le connaît ?
Est-ce qu’on sait jamais, sur mer, combien l’on est ?
On était trois. On n’est plus que deux. Cherchez l’autre !
Aujourd’hui c’est son tour, et demain c’est le vôtre.
En a-t-on vu partir dans le grand bénitier !
Mais qu’importe ! Hardi, les gas ! c’est le métier.
Houp ! quand même, et gaîment, en marins que nous sommes !
Si l’on pensait à ça, la mer serait sans hommes.

Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions trois mat’lo-ots de Groix,
Mon tradéri tra trou lon la
Mon tradéri tra, lanlai-ai-aire ?

Et le premier couplet va joyeux s’achevant
Sur un coup de gosier qui gueule au nez du vent
Et dont le dernier cri s’envole en rires vagues
Comme un défi moqueur à la barbe des vagues.
Et pourquoi serait-on si triste, donc, les gas ?
On a fait bonne pêche. On rentre sans dégâts.
La femme et les petits auront pitance large.
On arrive. On débarque. On va vendre la charge.

Et puis on mangera la soupe de poissons
Avec un bon pichet de cidre et des chansons.
Parbleu ! le vent n’est pas toujours si mauvais drille.
La mé n’est pas toujours rèche comme une étrille.
Vois, elle est douce, un peu frissante, mais pas plus.
C’est la brise qu’il faut pour traîner les chaluts.
Le bateau va comme en rivière une gabare,
Sans personne au compas, et le mousse à la barre.
Il faudrait n’être qu’un failli chien de terrien
Pour geindre en ce moment et se plaindre de rien.
Va, du gas, et les pieds pendus sur la poulaine,
Pare à reprendre en chœur le refrain à voix pleine !

Nous étions trois mat’lots de Groix
Nous étions trois mat’lots de Groix,
Nous allions de Belle-I-Isle à Groix,
Mon tradéri tra trou lon la,
Mon tradéri tra-lanlai-ai-aire !

Bien sûr ! Pourquoi donc triste ? Ah ! le sort des marins,
Un sort à faire envie, une vie à trois brins !
Bitte et bosse, qu’on dit en langue matelote !
Mousse à douze ans. Ensuite, un congé sur la flotte.
Puis, jusqu’à cinquante ans, inscrit. Après, largué !
Quand près d’un demi-siècle on a bien navigué,
On touche, en s’échouant épave sur la grève,
Cent soixante-dix francs de pension. Quel rêve !
Mais sur nos pieds pendus vient poudrainer l’embrun.
Attrape à prendre un ris, mon garçon ! Encore un !

V’là la mé qui se fâche et la lame qui brise.
À c’t’ heure, c’est le vent du nord qui souffle en brise.
Mauvais bougre de vent qui vous jette aux récifs,
Et gifle à contre-poil les paquets d’eau poussifs.
Range à virer ! Le vieux nous chatouille le ventre,
Et les filins tendus ronflent creux comme un chantre.

Nous allions de Belle-Isle à Groix,
Nous allions de Belle-Isle à Groix,
Le vent du Nord vint à-à souffler.

C’est vrai, qu’il souffle, tout de même, et pas pour rire.
L’eau clapote en bouillons comme une poêle à frire.
Ben ! qu’il gimble tant qu’il voudra dans les agrès !
Nous en avons troussé bien d’autres au plus près.
Ce n’est pas encor lui qui verra notre quille.
Souffle, souffle, mon vieux ! Souffle à goule écarquille !
Souffle à t’époumonner ! Nous n’y serons pas pris.
Car la barre tient bon, la toile a ses deux ris,
Et l’homme est plus malin que la mer n’est méchante.
Nous sons parés, mes gas. Holà, du mousse, chante !

Nous allions de Belle-Isle à Groix,
Nous allions de Belle-Isle à Groix,
Le vent du nord vint à-à souffler,
Mon tradéri tra trou lon la,
Mon tradéri tra lanlai-ai-aire !

Et la voix du pêcheur qui va toujours ramant,
Là-bas, à l’horizon, n’a pas un tremblement

En lançant ce couplet où déjà monte et roule
Le râle rauque et sourd dont se gonfle la houle.
Car il souffle dans la chanson, plus fort, plus dru,
Le maudit vent du nord, le sacré vieux bourru ;
Et les flots flagellés, qu’il rebrousse au passage,
Se cabrent contre lui, lui crachent au visage,
S’enflent, bondissent, fous, et viennent dans leurs sauts
Jusqu’au milieu du pont dégorger leurs naseaux
En secouant, épars, leurs crins aux mèches vertes.
Le bateau coupe en deux leurs poitrines ouvertes,
Ou les chevauche, grimpe aux croupes des plus hauts,
Puis dans des entonnoirs retombe, et les cahots
Le déhanchent, comme un qui chute d’une échasse.
Maintenant, c’est compris : le grain nous fait la chasse.
Il faut, sans qu’il nous prenne en biais, filer devant,
Sur un tout petit bout de toile dans le vent.
Le ciel se grée en nuit, d’une nuit sans chandelle ;
Et sur ce grand mur noir passent à tire-d’aile
Des nuages blafards, déchiquetés aux flancs,
Où le bec des éclairs ouvre des accrocs blancs.
L’averse tombe en fouet aux lanières étroites.
La mer est comme un champ de lames toutes droites.
Cargue ! Amène ! Encor ! Tout ! Plus de toile au bateau !
Les ris à l’Irlandaise, aïe ! à coups de couteau !
En lambeaux arrachés le dernier foc s’envole.
La baume en deux ! Le mât craque. La barre est folle.

Le vent du nord vint à souffler,
Le vent du nord vint à souffler.


Il souffle, souffle, souffle. En vain l’on s’évertue.
Pas moyen de virer à la brise têtue.
Et l’on entend d’ici le bruit tonitruant
Des taureaux de la mer aux récifs se ruant.
C’est la côte, la terre infâme, où l’on se broie
Aux mâchoires des rocs qui lacèrent leur proie.
Non, non, plutôt que d’être ainsi mis en morceaux,
Luttons, colletons-nous encore avec les eaux !
La chaloupe est servie et la vague est gourmande.
Mais, l’aviron au poing, c’est l’homme qui commande.

Le vent du nord vint à souffler,
Le vent du nord vint à souffler,
Faut mettre la chalou-oupe à l’eau,
Mon tradéri tra trou lon la,
Mon tradéri tra lanlai-ai-aire !

Ah ! comme elle paraît lamentable d’ici,
La chanson qui là-bas s’égaille sans souci !
Qui sait si ce pêcheur, perdu dans l’ombre grise,
Ne va pas rencontrer aussi, lui, cette brise,
Ce vent du nord qui jette aux rochers le bateau ?
Un coup par le travers, et sa barque fait eau !
Il est seul. Il est loin. Il n’a rien que sa rame.
Pourtant il va toujours. Il chante. Et tout le drame
Qu’il évoque en deux mots sans un pleur dans la voix,
Tout ce drame surgit. Je l’entends. Je le vois.
Ils sont dans la chaloupe, à la rame, à l’aveugle,
Contre l’eau qui rugit, contre le vent qui beugle.

Ils ont dégringolé dedans comme ils ont pu,
Juste à temps, au moment où le mât s’est rompu,
Où la coque a roulé vers la côte prochaine.
Plus de pont ! Plus de chambre au bon coffre de chêne !
Plus de voile ! Plus rien que leurs pauvres poings clos
Pour taper sur le mufle à la meute des flots.
Et les monstres sur eux croulent en avalanches,
Dardent leurs ongles verts, font grincer leurs dents blanches,
Leur sautent par dessus quand la barque descend,
Et tachent de les prendre à la gorge en passant.
Et l’on a beau tenir son banc d’une main forte,
Ils sont tant, qu’une gueule à la fin vous emporte.

Quand la chaloupe fut à l’eau,
Quand la chaloupe fut à l’eau,
Mon matelot tomba-a dans l’eau,
Mon tradéri tra trou lon la,
Mon tradéri tra lanlai-ai-aire !

Ah ! maintenant, c’est comme un vol d’oiseaux meurtris
Que la chanson là-bas se traîne avec des cris,
Tandis que le pêcheur disparaît dans la brume.
Un vol d’oiseaux lassés, lourds, qui perdent leur plume !
Roulant et s’écorchant à la pointe des flots,
Le trille du refrain se déchire en sanglots.
Un vol d’oiseaux blessés qui ne vont que d’une aile !
O tristesse de la lointaine ritournelle !
Cette fois, en chantant, le pêcheur a gémi.
C’était son matelot, celui-là, son ami.

Mon matelot tomba dans l’eau… La voix sanglote…
Il a fait avec moi son congé sur la flotte.
Partis ensemble, dà ! Lâchés ensemble aussi.
Il était, comme moi, de la classe, et d’ici ;
Et du même filet on aurait dit deux mailles.
Puis, comme moi toujours, il a femme et marmailles.
Veuve, à c’t’heure, orphelins ! Comment vivre pourtant ?
Car il n’a rien laissé, pauvre bougre, en partant.
Sur lui le matelot a sa fortune entière ;
Et quand il tombe à l’eau, c’est l’eau son héritière.

On n’retrouva que son chapeau,
On n’retrouva que son chapeau,
Son garde-pipe et son-on couteau,
Mon tradéri tra trou lon la
Mon tradéri tra lanlai-ai-aire !

Trois fils ! Et c’est tout ça qu’ils se partageront !
L’un aura le chapeau, trop large pour son front ;
Ça ne peut plus servir qu’à demander l’aumône.
Le plus petit prendra l’étui de cuivre jaune ;
Et l’aîné gardera pour l’heure des repas
Le couteau qui coupait le pain qu’il n’aura pas.
Ah ! l’on rêvait pour eux des existences douces,
Hein ! la mère ! À présent qu’en fera-t-on ? Des mousses.
Et tout de suite ! Avant leur douze ans, embarqués !
Ou bien ça s’en irait mendier sur les quais.
Quant à la veuve, pas même ce qu’ont les autres :
La consolation des lentes patenôtres

Que sur un tertre vert on verse avec ses pleurs
En y mettant un brin de buis, un pot de fleurs !
Car son homme aura bien un coin au champ d’avène,
Sous ces mots : Mort en mer ; mais dans la bière vaine
Le corps ne sera pas en terre sous la croix.
Le corps, le pauvre corps, les flots profonds et froids
Le roulent maintenant au hasard des marées,
Parmi les prés voguants des algues démarrées
Où paissent les poissons qui mettront en lambeaux
Tous ses membres épars dans de vivants tombeaux.
Et nul ne lui fera son lit pour qu’il y dorme.
Il ne restera rien de lui, rien de sa forme,
Rien qui de ce qu’il fut garde le souvenir,
Rien qu’on puisse revoir, rien qu’on puisse bénir.
Il ne restera rien de lui, que sa pauvre âme
Qu’on entendra pleurer les nuits où la mer brame.

Son garde-pipe et son couteau,
Son garde-pipe et son couteau,
Et son sabot flottai-ait sur l’eau
Mon tradéri tra trou lon la,
Mon tradéri tra lanlai-ai-aire.

Ah ! les enfants sans père et le noyé hideux !
Nous étions trois, et nous ne sommes plus que deux.
Comme il flotte sur l’eau, le sabot solitaire !
Ah ! pêcheur qui t’en vas, pourquoi fuis-tu la terre ?
Ainsi parlent les morts par la bouche des flots.
Ainsi dit la chanson que rhythment leurs sanglots.
Oui, pourquoi t’en aller sur la vague si fausse,

Toi qui sais que son creux peut devenir ta fosse ?
Pourquoi toujours voguer, pour finir comme nous
Dans cette tombe où nul ne mettra les genoux ?
Ah ! pêcheur qui t’en vas, reste donc sur la terre.
Ne vois-tu pas sur l’eau le sabot solitaire ?
Mais la voix du pêcheur plus proche a retenti.
Il revient en chantant comme il était parti ;
Revient ce soir, et pour repartir à l’aurore.
Quand il repartira, c’est en chantant encore.
Toujours brave, toujours d’un cœur insoucieux,
Sur l’infini des eaux, sous l’infini des cieux.
Ses filets sont posés. La mer grossit. N’empêche
Qu’il est sûr pour demain de faire bonne pèche.
La femme et les petits ne manqueront de rien.
Il chante. Ah ! ce métier de chien, de galérien,
On l’aime, on l’aime tant, d’une amour si têtue !
C’est la mer qui vous plaît, cette mer qui vous tue.
Elle sait vous manger, mais aussi vous nourrir.
On en a tant vécu qu’on en peut bien mourir !
Et le pêcheur, tout près d’arriver à la côte,
Reprend l’air d’une voix plus joyeuse et plus haute.

Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions deux, nous étions trois.

Va donc, le vent du nord, l’homme qu’un flot emporte,
La veuve en deuil, les gas orphelins, bah ! qu’importe !
La mer qui fait tout ça ne le fait pas exprès.
Puis, la mer avant tout, et les autres après !
Houp ! quand même, et gaîment, en marins que nous sommes !
Tant que la mer vivra, la mer aura des hommes.

XVII

LE SERMENT


Avec sa coiffe noire et sa figure pâle,
Ses yeux fixes, son pas brusque, sa voix qui râle,
Et les grands gestes fous de ses tremblantes mains,
Elle avait vraiment l’air d’un spectre ; et les gamins
Se sauvaient effarés quand au coin d’une rue
Ils la voyaient surgir comme une ombre apparue.
Toujours propre, d’ailleurs, des sabots au bandeau,
La toile reprisée et lavée à grande eau,
La coque sans un trou, la mâture complète,
Ainsi qu’un vieux bateau dont on fait la toilette ;
Et l’on devinait bien, rien que par son gréement.
Que ce corps n’avait pas en tout l’esprit dément.
À vrai dire, elle était avisée, économe,
Et travailleuse, et dure au travail comme un homme ;
Mais, sombre et vague même aux instants les meilleurs.
Son âme paraissait toujours partie ailleurs.

Pourtant elle aurait pu, sans regrets ni chimères,
Vivoter comme une autre, au juger des commères.
Étant sœur, mère, veuve et fille de marins,
L’État à ses vieux ans faisait des jours sereins,
Comme il sied ; car on sait qu’il rend avec usure.
Pour payer son logis dans un coin de masure,
Nourrir son petit-fils et manger de surcroît,
Grâce à trois pensions ensemble elle avait droit
À trente francs et des centimes par trimestre.
Avec quoi, du premier janvier à Saint-Sylvestre,
Sans demander l’aumône elle trouvait moyen
De subsister, et même en ménageant son bien.
Donc, qu’elle eût des raisons contre la destinée.
Soit ! Mais perdre le sens pour ça, quelle obstinée !
À toujours ruminer ainsi son deuil ancien
Et ne point s’accalmir, elle y mettait du sien !
Sans doute, elle avait eu de cruelles épreuves.
Quoi, cependant ? C’est là le sort de tant de veuves !
Tant d’autres ont rempli de leurs cris superflus
La grève où l’on attend ceux qu’on ne revoit plus !
Tant d’autres ont souffert, dont la douleur s’envole !
Elle, la sienne était restée. Elle était folle.
Elle avait tour à tour dans les flots et les vents
Perdu, si bien portants au départ, si vivants,
Père, frère, mari, tous morts sans funérailles,
Et cinq braves enfants sortis de ses entrailles.
Maintenant, au foyer vide, autrefois si plein.
Elle demeurait seule avec un orphelin,
Son petit-fils, dernier de toute cette race.
Pour le défendre, lui, contre la mer vorace,

Elle avait refusé, pauvre, qu’il profitât
De l’école gratuite où sont pris par l’État
Les orphelins des gens de mer morts au service.
Qu’il y fût élevé pour devenir novice,
Oh ! non, jamais ! Lui, lui, courir les flots hideux !
Non, pas de ça ! Plutôt crever de faim tous deux !
Car sa folie était contre la mer. En elle
C’est comme une ennemie atroce et personnelle
Qu’elle voyait. La mer était quelqu’un, pour sûr.
Avec des cris d’orage et des rires d’azur.
Elle la détestait du profond de son âme,
Et ne se gênait pas pour le dire à l’infâme
Qu’elle venait toujours aux heures de gros temps
Lapider de galets et de mots insultants.
Elle y menait l’enfant, et là, fauve, hagarde,
Dans le fracas du flux elle clamait : — Regarde !
C’est celle-là qui prend les hommes, les maris.
Les pères, les fils, tout ! C’est elle qui t’a pris
Ton père après m’avoir pris le mien, la méchante.
Oh ! n’écoute jamais, petit, ce qu’elle chante.
C’est une gueuse, c’est une sorcière. Un jour
Elle t’appellera pour lui faire l’amour.
Car elle appelle ainsi tous les mâles sur elle,
La maudite putain, la vieille maquerelle.
Elle t’appellera doucement, par ton nom,
En faisant pst ! pst ! Dis, tu lui répondras non,
Mon gas ? Tu n’iras point là-bas comme les autres.
Tu lui diras d’abord de te rendre les nôtres,
Et qu’elle est une gouine, et le vent un bandit,
Et que c’est moi, ta grand’mère, qui te l’ai dit.

Et si pour t’attirer, levant ses jupes vertes,
Elle t’offre son ventre et ses cuisses ouvertes,
Tu cracheras dedans pour lui montrer le cas
Qu’il faut en faire. Dis, tu n’iras point, mon gas ?
Jure-le, jure ! — Et lui, soûlé par sa colère,
Jetait aussi dans l’eau des galets pour lui plaire.
Et jurait par serment, en crachant vers le flot,
Qu’il ne serait jamais pêcheur ni matelot.
Ces jours-là, la grand’mère avait le cœur moins sombre.
Et quand, le soir venu, devant l’âtre plein d’ombre
Elle s’assoupissait à tricoter son bas.
C’est presque en souriant qu’elle grognait tout bas :
— Non, tu ne l’auras pas, celui-là, sale garce ! —
Mais les échos du large en leur haleine éparse
Apportaient au sommeil de l’enfant qui rêvait
Tous les bruits de la mer chantant à son chevet.
Dans ces vagues rumeurs il lui semblait entendre
Des siens qui l’appelaient la voix lointaine et tendre.
Ses oncles, son grand’père et son père ; et ceux-là
Lui disaient : — Nous l’aimions, cette mer. Aime-la !
Crois-nous et n’en crois pas ta folle de grand’mère.
La mer est aussi douce, enfant, qu’elle est amère.
Ses flots mobiles, c’est notre patrie à nous.
Va, laisse les terriens entrer jusqu’aux genoux
Dans la terre boueuse où leur pied prend racine.
Ils ont peur de la mer comme d’une assassine.
C’est que pour en sentir les rudes voluptés
Il faut des reins vaillants et des cœurs indomptés ;
Il faut, ainsi que toi, libre des terreurs vaines,
Avoir du brave sang de marin dans les veines.

N’est-ce pas, notre gas, que ce sang-là souvent
Te fait battre le pouls par les soirs de grand vent,
Et que ça te plairait d’aller sous les étoiles
Écouter la chanson que ce vent chante aux voiles ?
Dis, notre gas, dis-le, que tu n’as peur de rien,
Que tu ne seras pas failli chien de terrien.
Que tu t’embarqueras comme un fils de vrais hommes,
Quitte à venir un jour nous rejoindre où nous sommes !
Crois-tu donc, après tout, qu’on soit si malheureux
De mourir dans les flots, ayant vécu sur eux ?
Non, non. Et puis, vois-tu, ses instants de folie
N’empêchent pas la mer d’être la mer jolie,
Pays de l’aventure et de la liberté.
Rien n’en dégoûte plus, quand on en a goûté.
La soif qu’on y prend, seule, elle la désaltère.
S’il nous était donné de revenir à terre,
Nous tous qui l’aimions tant, nous tous qu’elle a déçus,
Nous ne demanderions qu’à repartir dessus. —
Ainsi, par d’autres mots encor, dans une langue
Dont je traduis en vain l’éloquente harangue,
Ses ancêtres venaient pour l’enfant endormi
Rendre à la mer cruelle un témoignage ami.
Lentement il sentait sourdre au fond de son être
L’irrésistible et fou désir de la connaître ;
Et contre sa grand’mère il lui donnait raison.
Triste, enchaîné dans son serment comme en prison,
Il n’osait raconter à la vieille son rêve ;
Mais il allait parfois, seul, s’asseoir à la grève ;
Et devant cet espace où jamais il n’irait,
Amoureux de la mer, il pleurait en secret.