Aller au contenu

La Mer et les poissons/02

La bibliothèque libre.
Challamel aîné, Libraire-éditeur (p. 11-17).


II


La vie des animaux marins indissolublement liée à la vie même de la mer, c’est-à-dire au régime des eaux océaniques. — Le régime des eaux de l’Océan. — Ce que l’homme peut et ce qu’il ne peut pas, dans ses velléités de soumettre à son empire l’application des lois de la nature. — Le fluide atmosphérique et le fluide marin. — Les lois de la terre et les lois de la mer.

L’expérience a donc parlé ; elle a dit que nous essayons en vain de dompter une nature qui veut rester invinciblement sauvage ; l’expérience a dit que nous avons échoué et que nous échouerons toujours, dans cette entreprise, parce que nous ne pouvons faire que la vie normale des animaux marins ne soit indissolublement liée à la vie même de la mer, c’est-à-dire au régime des eaux océaniques. Sait-on ce que c’est le régime des eaux de l’Océan ?

C’est le mouvement oscillatoire du fluide neptunien, cette immense pulsation par laquelle se remuent et se retournent quotidiennement les couches superficielles de la plaine liquide, et c’est, outre ce renversement de la surface à l’échéance de chaque jour, la grande circulation artérielle qui s’effectue dans les profondeurs et dans toute l’étendue du vaste réceptacle des eaux salées, cette circulation vitale dont l’illustre capitaine Maury nous a révélé le merveilleux fonctionnement.

Voilà, en peu de mots, le grand phénomène qui constitue le régime de la mer, la loi à laquelle est absolument assujetti tout ce qui respire dans cet élément. Soustrait à cette loi, l’organisme de l’animal marin, immédiatement débilité et atrophié, cesse de remplir la plénitude de ses facultés et, ainsi que ces végétaux expatriés dont la vigueur ne va pas au-delà d’une infructueuse floraison, l’animal tombe dans l’impuissance de multiplier, sinon de vivre encore et de croître.

En effet, quelques-unes des espèces marines — précisément celles dont les Romains peuplaient leurs viviers — sont susceptibles de faire exception à la règle générale de leur existence ; mais, en sortant de la vie libre, de même que certains oiseaux mis en cage, elles deviennent infécondes, ce qui ne laisse point douter que le lien unissant la vie du poisson à celle des eaux repose sur une de ces infinies combinaisons naturelles que l’homme ne peut ni maîtriser, ni traduire artificiellement. Comment s’y prendrait-il pour obtenir que le régime de la mer ne fût plus la principale condition de l’existence normale du poisson, ou pour saisir et isoler intrinsèquement avec lui des fractions de ce régime ?

Nous ne sommes pas systématiquement incrédule, mais nous avouons que nous ne prendrions pas la peine de rechercher par quel artifice une imposture aurait pu revêtir les apparences d’un miracle. En voyant un oiseau planer dans les airs, si nous étions mécanicien, nous nous sentirions entraîné à examiner s’il ne serait pas possible d’établir un système de navigation aérienne, d’après le principe de gravitation que nous avons sous les yeux ; mais nous tiendrions pour absurde à priori de nous lancer à la recherche du moyen d’augmenter la densité du fluide atmosphérique afin d’y trouver le point d’appui dont notre appareil navigateur aurait besoin. Nous serions peu surpris de la fabrication d’un automate qui mangeât et digérât, mais nous repousserions à priori l’idée de remplacer par des fonctions mécaniques les fonctions naturelles, dans l’organisme d’un être animé.

Voilà comment nous distinguons entre ce que l’homme peut et ce qu’il ne peut pas, dans ses louables velléités de soumettre à son empire l’application des lois de la nature. S’il peut quelquefois en imiter les résultats, il ne peut jamais en asservir les causes. On ne pense pas, présumons-nous, que l’homme soit capable, à l’aide d’une contrefaçon de l’œuvre de Dieu, d’émettre une image réduite de l’atmosphère terrestre. Lui serait-il plus facile de façonner une reproduction de l’atmosphère marine, de ce fluide dans lequel respire la faune des mers ?

On ne l’ignore point, de même que l’air, l’eau se compose de divers éléments qui se produisent, se mêlent, s’agrègent, se consument, s’évaporent et se renouvellent dans une mesure réglée et par des voies et moyens que nous ne pouvons ni arrêter, ni modifier, d’une manière générale. S’il n’est point en notre pouvoir de régir la constitution de l’air, il ne nous appartient pas davantage d’exercer une action pondératrice sur la constitution de l’eau. L’un est aussi impraticable que l’autre, et, supposer que nous devons parvenir à vaincre la nature indomptablement sauvage de la mer, nous parait non moins étrange qu’il le serait d’entreprendre de ranimer la nature morte des terres polaires, ensevelies sous les frimas d’un ciel inclément.

« Mais, fait-on observer, nous avons tous les jours sous les yeux, le spectacle d’animaux arrachés à leur climat de naissance et prospérant à ravir sous le nôtre, bien que pour quelques-uns il présente des différences notables. On ne peut donc pas affirmer à priori que le poisson seul se refusera à subir cette loi providentielle et qu’il ne pourra sans péril être éloigné de la grande mer. »

C’est bien là l’idée fondamentale de l’aquiculture : nous cultivons les produits du sol, donc nous devons cultiver les produits de l’eau ; nous avons acclimaté le dindon, domestiqué la poule et le lapin, nous devons réussir à domestiquer le poisson.

Vraiment, nous sommes profondément étonné de voir ainsi comparer deux ordres de choses si essentiellement différents que l’un appelle la culture autant que l’autre y est réfractaire. En effet, presque tout ce qui entoure l’homme et respire dans la même atmosphère que lui, est prédestiné à la domestication ; au contraire, tout ce que vit dans l’abîme des eaux se dérobe à toute autre domination que celle de la nature.

C’est là, dit-on, une simple énonciation, un argument contestable. On se trompe ; c’est l’expression de la vérité affirmée par plus de deux mille ans d’expériences, tantôt abandonnées, tantôt reprises et auxquelles notre département de la marine a, durant ces dernières années, consacré dix fois plus d’argent qu’il n’en faudrait pour ramener l’abondance dans nos eaux territoriales en expropriant l’industrie des pêches de tous ses engins déprédateurs. Deux mille ans d’insuccès opposés à une prétention anti-naturelle, quoi de plus irréfutable ? Quoi de plus convaincant que l’expérience des siècles nous disant : l’aquiculture est un vain mot ; du germe d’un art si lent à s’affirmer et à se développer, il n’a pu et ne pouvait advenir qu’un avorton ?

« Doucement, nous crient les ennemis de la vérité, vous êtes seul à soutenir cette opinion. » Qu’importerait que nous fussions seul, si notre opinion est fondée ? Les idées qui ont pour elles la logique et la raison ont bientôt fait leur chemin dans les esprits. D’ailleurs, nous ne sommes pas seul, quoi qu’on en dise : les hommes compétents sont avec nous. En voici un, par exemple, dont l’avis a une grande valeur ; c’est l’auteur des Etudes sur les pêches maritimes dans l’Océan et la Méditerranée[1], M. Sabin Berthelot, un savant de bonne foi qui a consacré plus de quarante ans de sa longue et laborieuse existence, à l’étude des sciences naturelles et particulièrement des secrets de la mer. Il nous écrit :

« La polémique que vous soutenez fait honneur à vos convictions qui sont aussi les miennes. Après tout ce que vous avez déjà dit et prouvé, il serait difficile de mieux dire et de rien ajouter à l’illustration d’une cause que vous défendez avec tant d’éloquence. Vraiment, je ne sais comment il peut se trouver encore des gens qui contredisent vos doctrines et tournent le dos à la vérité. Il n’y a que les aveugles de naissance qui nient la lumière ; encore, si ceux-là ne voient pas le soleil, du moins en ressentent-ils la chaleur. »

Vous qui nous croyez dans l’isolement, entendez-vous cette voix autorisée qui se joint à la nôtre pour proclamer le néant de vos théories ?

Mais, si vous ne voulez pas écouter les avertissements de l’expérience, au moins étudiez la nature, afin de découvrir la cause de votre désappointement. Il ne s’agit pas d’apprendre par cœur l’anatomie si variée du poisson et de savoir combien chaque espèce a de rayons à ses nageoires : il faut seulement vous mettre à même de juger par quelles différences essentielles les lois de la mer se distinguent de celles de la terre. Ces différences sont si marquées qu’elles sautent tout de suite aux yeux du praticien. Nous les résumons ainsi :

La terre est une féconde nourrice et, en même temps, la source de toutes les richesses qui font le bien-être de l’Humanité. Toutefois, ces richesses resteraient dans leurs germes si l’homme ne les développait par son intelligent travail, par ses glorieuses entreprises ; La mer est aussi une féconde nourrice, mais elle n’est guère que cela et elle l’est sans le secours du travail humain ;

En d’autres termes, si la terre veut être cultivée pour livrer les biens qu’elle recèle en principes et en ébauches, il n’en est pas ainsi de la mer, dont la production se parfait d’elle-même. La seule chose que l’homme ait à faire ici, c’est de recueillir avec une intelligente réserve le bienfait d’une œuvre qui se produit pleinement sans son intervention.

Voilà ce qui apparaît de l’examen des lois supérieures de gouvernement auxquelles la terre et l’eau obéissent : d’un côté, un régime qui réclame le concours du travail humain et ne saurait s’en passer ; de l’autre, un ordre de choses repoussant ce concours.

Il est vrai qu’en raisonnant ainsi, nous considérons les choses, les bêtes et les gens dans leur état et dans leurs facultés actuels, sans tenir compte de ce qu’ils ont été, ni de ce qu’ils pourront devenir par la suite des siècles, selon ce que nous enseigne la science des Lamarck, des Darwin et des Geoffroy Saint-Hilaire. S’il est exact que l’action des milieux, de l’habitude et du temps modifie et change d’une manière illimitée, les types animaux ; si de l’exercice ou du repos des appareils de l’organisme animal, résulte des transformations progressives ou régressives des races et des espèces ; si, avant d’être des habitants du sol, le cheval, le bœuf, le mouton et tous les autres mammifères ongulés avaient été des habitants de l’eau ; si la baleine et les autres cétacés, après avoir été des reptiles sauriens semblables au crocodile, ont pu revêtir la forme de poissons, en subissant la perte de leurs membres inférieurs et la transformation de leurs membres antérieurs en nageoires ; si, enfin, ce suprême perfectionnement du singe qui se nomme l’homme, peut, au premier jour, se voir détrôné par un être plus complet, plus parfait et peut-être amphibie, il n’est nullement douteux qu’une époque viendra où cette nouvelle merveille de la création fera, dans les eaux, ce que nous n’y pouvons faire ; mais laissons s’accomplir les matière animée avant de nous croire doués de facultés que nous ne possédons pas et de prendre pour la réalité nos rêveries scientifiques.



  1. Un vol. in-8o ; 1869, Challamel aîné, éditeur, Paris.