La Mine d’or/I

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Elie Berthet.

LA MINE D’OR



I

L’HOSPICE DE LAUTARET.


Rien n’égale la majesté et la sublime horreur de cette partie des Alpes françaises qui s’élève entre Grenoble et Briançon, non loin de la frontière du Piémont, dans une contrée presque inabordable. Le curieux et l’artiste qui traversent le Dauphiné se contentent d’ordinaire de visiter la grande chartreuse ou la belle vallée du Graisivaudan, et ils s’éloignent, emportant le souvenir des sites riants de l’une, des imposantes bizarreries de la nature dans les défilés de l’autre ; mais bien peu ont le courage de visiter ces redoutables montagnes qui forment comme une immense barrière de neige au delà de Grenoble. De nos jours encore, le mont Pelvoux, ce géant des montagnes françaises, a été moins exploré par nos compatriotes que les régions les plus abruptes de la Suisse et de la Savoie.

C’est donc un pays presque vierge que celui qui s’étend au nord-ouest de Briançon, et dont les vallées de la Grave et de la Guisanne sont seules connues des touristes. À chaque pas un site nouveau, un tableau pittoresque vient aviver le regard et réveiller l’admiration. Là, c’est un village enseveli dans une gorge affreuse, au fond d’un abîme où pendant six mois de l’année ne pénètre aucun rayon de soleil ; plus loin au contraire les chétives constructions d’un hameau s’élèvent sur un pic aérien que l’on gravit péniblement par un escalier taillé dans le roc, et semblent toucher les nues. De toute part des montagnes superbes, les unes vertes et fleuries jusqu’au sommet, couvertes de troupeaux et de bergers, les autres stériles et désolées, déchirées par les torrens et par la foudre, ou vêtues de sapins séculaires, couronnées de neiges éternelles et de glaciers étincelans, se dressent devant le voyageur comme les dernières limites du monde ; et au centre de tous ces rocs amoncelés, de toutes ces aiguilles menaçantes, au-dessus de ces étages titaniens dont chaque marche a mille mètres, le mont Pelvoux, le roi de toutes ces masses effrayantes, s’élance à quatorze mille piods d’élévation (presque la hauteur du mont Blanc) et paraît vouloir secouer sa cime sur le mont d’Olan et le mont Genèvre, ses rivaux, qui sont éloignés pourtant de plusieurs lieues.

Les voies de communication à travers ces solitudes sont fort dangereuses. Bien que le génie moderne ait fait des prodiges inouïs pour frayer un passage au milieu de ces précipices, de ces avalanches, de ces blocs indestructibles de granit, les routes ne sont pour la plupart que des sentiers où un faux pas, un moment de vertige, une pierre qui glisse sous les pieds, peuvent coûter la vie au voyageur. La route principale, celle de Grenoble à Briançon, par la Grave et le Monestier, n’est donc rien moins que sûre pendant certaines saisons. Quelquefois un torrent grossi par les orages l’inonde et l’efface du sol dans sa course furieuse ; d’autres fois une avalanche l’a traversée et encombrée de glaces et de sapins brisés. Souvent, en hiver, des couches de dix pieds de neige la cachent entièrement, et alors toute communication est interrompue avec les vallées centrales, un silence de mort règne dans ces déserts.

Dans la région périlleuse qui avoisine le mont Pelvoux, la piété de nos pères a érigé un petit hospice, à l’instar de ceux du mont Saint-Bernard et du mont Cenis, où le voyageur, surpris par la tempête, peut trouver des secours et un abri. Cet hospice, qu’on appelle le Lautaret, et qui existe encore aujourd’hui, est bâti dans une vallée affreuse, au pied d’un immense glacier ; il est entouré de pitons escarpés et de précipices. L’édifice, qui paraît avoir été construit dans le seizième siècle, est bas, à toiture très aiguë pour briser les avalanches ; et ses épaisses murailles de pierre sont appuyées sur des contreforts qui s’enfoncent profondément dans le roc. Les fenêtres sont étroites et peu nombreuses, pour ne pas donner accès aux vents violens qui soufflent pendant toute l’année dans cette solitude. Enfin, quoique fort modeste par son apparence et son étendue, l’hospice du Lautaret semble parfaitement approprié à sa destination, celle de défendre l’homme contre les fureurs les plus indomptables des élémens.

D’après ce que nous venons de dire du petit nombre de chemins qui traversent aujourd’hui ce pays sauvage, on se fera aisément une idée de ce que devaient être ces chemins pendant le siècle dernier, puisque l’activité, la patience et les ressources de l’art moderne ont pu à peine vaincre les obstacles et les difficultés sans nombre qui semblaient devoir rendre cette contrée inaccessible. À cette époque, en effet, ces parages étaient absolument impraticables pendant huit mois de l’année ; et pendant les quatre autres mois, il n’était pas prudent de s’y engager lorsque certains vents soufflaient ou lorsque des pluies abondantes avaient fondu les neiges des cimes supérieures ; aussi l’hospice du Lautaret était-il bien plus fréquenté qu’aujourd’hui. Il était alors desservi par six moines, qui n’avaient que trop souvent l’occasion d’exercer leur dévouement et leur hospitalité. Dès qu’une tempête éclatait dans les montagnes, ils sonnaient la petite cloche de l’hospice, afin que ses tintemens décelassent au voyageur égaré le lieu où il pourrait trouver du secours. Eux-mêmes se mettaient en marche, enveloppés de leurs manteaux bruns, un bâton à la main, pour aller au-devant des malheureux qui avaient été surpris par la tourmente. Des perches placées de distance en distance leur indiquaient le chemin qu’ils devaient suivre pour retourner à l’hospice, et il était rare que ces bons religieux n’arrachassent pas chaque année un grand nombre de personnes à une mort certaine et épouvantable.

Cependant, en 1780, au mois de juillet, époque où le passage est le plus facile et le moins dangereux dans les défilés du Pelvoux, vers la fin d’une journée qui avait été fort chaude, même pour ces régions élevées, l’hospice du Lautaret ne présentait pas cet aspect sinistre et redoutable. La petite vallée dont il est le centre se trouvait entièrement déblayée de neige, et des plantes fleuries se montraient dans les crevasses des rochers de granit micacé qui jonchaient le sol ; quelques arbres fruitiers, que les solitaires avaient plantés dans le modeste jardin de l’hospice, plutôt dans un but d’agrément que d’utilité, car ils n’avaient jamais donné de fruits, s’étaient couverts d’un léger feuillage ; c’était l’été pour le Lautaret. Le soleil venait de se coucher derrière le mont Genèvre, et jetait encore aux cimes des Alpes une belle teinte rose. Excepté quelques nuages blancs à demi transparens, qui restaient immobiles aux flancs du Pelvoux, le ciel était pur et l’air d’une limpidité admirable. Tout restait calme dans la vallée ; le murmure même d’un torrent écûmeux qui tombait d’une roche voisine semblait s’être amorti pour ne pas troubler le silence de ces majestueux déserts. Les seuls bruits que l’on entendît par intervalles étaient les sifflemens d’un troupeau de chamois pâturant sur le bord d’un précipice, ou ceux d’une marmotte en sentinelle qui voyait un aigle menacer du haut des airs la bande joyeuse de ses compagnes.

Malgré cette apparence pacifique, les religieux du Lautaret avaient reconnu, à certains signes, que la soirée ne se passerait pas sans orage, et ces signes, que leur expérience leur avait appris être infaillibles, éveillèrent leur charité ordinaire : la cloche de l’hospice fut mise en branle, comme pour appeler les fidèles à la prière, puis le supérieur et les frères sortirent pour aller au-devant de ceux qui pourraient se trouver surpris par la tempête prochaine. À peine s’étaient-il répandus dans le voisinage, que le mistral, ce vent si redouté dans le midi de la France, se mit à souffler avec une force toujours croissante. Dès les premières bouffées, on eût pu voir, à la douteuse clarté du crépuscule, les vapeurs suspendues aux flancs du Pelvoux se reployer sur elles-mêmes, se déchirer comme une toile immense dont les lambeaux flottaient au hasard, puis s’élever, se condenser, et s’étendre sur tout l’horizon. Le vent gémit d’abord dans les vieilles forêts de sapins, puis hurla tristement dans les gorges, où il s’engouffrait aux extrémités de la vallée ; enfin, une heure après le coucher du soleil, il devint un véritable ouragan et mugit avec une épouvantable violence, déracinant les arbres, soulevant des tourbillons de neige et l’écume des torrens, accompagnant ses détonations du bruit des avalanches et du grondement lointain du tonnerre.

À l’heure dont nous parlons, et quoique la nuit fût déjà close, un seul voyageur était venu chercher asile au Lautaret, et avait pris place devant le feu qui brillait dans la salle commune. C’était un homme du pays, autant qu’on pouvait en juger par son extérieur. Il était entré seul dans l’hospice, où il semblait bien connu ; il avait conduit lui-même son cheval à l’écurie, puis il s’était installé dans la salle commune, en adressant simplement un salut familier au frère qui sonnait la cloche sous le péristyle. Cet homme était, sans aucun doute, un hôte habituel du Lautaret, et l’orage qui éclatait au dehors semblait n’avoir été pour rien dans son arrivée à son gîte ordinaire ; mais l’absence des cinq autres religieux prouvait que les hospitaliers ne désespéraient pas encore d’arracher quelques-victimes aux fureurs des élémens déchaînés dans la montagne.

Le personnage qui en agissait là comme dans une auberge vulgaire était un montagnard de quarante-cinq ans environ. Il avait une mine franche et ouverte, une constitution robuste, et son costume était celui d’un habitant aisé de quelque vallée voisine. Il portait un habit large et carré en gros drap ; son gilet rayé, couvrant jusqu’à la moitié du ventre, laissait à peine apercevoir une culotte brune qui se perdait dans de gros bas attachés au-dessus du genou par des rubans de laine rouge. Ses longs cheveux blonds flottaient sur ses épaules par-dessous un grand chapeau rabattu, qu’il avait oublié sans façon sur sa tête. Malgré l’ombre que jetait ce sombrero sur le visage du voyageur, on pouvait voir, à la vague lueur du foyer, que ses traits, bronzés par l’intempérie des saisons, avaient cet air d’intelligence grave, de cordialité un peu rude qui caractérise les habitans des hautes Alpes. Somme toute, son extérieur prévenait en sa faveur ; dans un autre pays que ce canton si peu favorable au commerce de l’agriculture, on l’eût pris pour un honnête fermier revenant de quelque foire du voisinage.

La salle ou parloir, dont il était pour le moment le seul occupant, consistait en une grande pièce nue ; les murailles, blanchies à la chaux ne présentaient d’autres ornemens qu’un crucifix de bois noir, et des cartons enfumés sur lesquels étaient imprimées ou écrites à la main des prières et des sentences tirées de l’Evangile. Près de la porte, un tronc, scellé dans la muraille, était destiné à recevoir les offrandes de ceux qui venaient chercher asile au Lautaret ; tout était là d’une simplicité et d’une austérité merveilleuses, quoique la plus rigoureuse propreté donnât du charme à cette salle et à cet ameublement grossier.

Dans les premiers momens de son arrivée à l’hospice, le voyageur, tout entier au plaisir de se trouver à l’abri au moment où un violent orage éclatait au dehors, avait exposé ses gros souliers fumans à la flamme brillante du foyer, et avait paru prendre en patience l’absence des pieux cénobites qui devaient lui faire les honneurs de la maison. Cependant, après s’être suffisamment réchauffé, après avoir jeté un coup d’œil sur une lourde valise de cuir qu’il avait placée près de lui de peur d’accident dans une maison ouverte à tous venans, écouté les mugissemens du vent, le bonhomme se renversa dans son fauteuil de bois, croisa les mains sur son ventre, qui témoignait déjà d’un commencement d’embonpoint, et regarda les poutres du plafond. Il pensait sans doute que l’heure du souper était venue, et que, si le service du réfectoire devait être retardé ce soir-là à cause de la circonstance, il ne serait pas fâché du moins d’avoir près de lui quelque bon compagnon pour causer et pour lui faire prendre patience en attendant le souper.

Or, il ne devait pas compter sur les religieux qui desservaient la maison, car on sait qu’ils étaient sortis pour se mettre à la recherche des voyageurs égarés, et celui d’entre eux qui était plus spécialement chargé de recevoir les étrangers sonnait à grande volée la cloche au couvent. Certes, par la nuit sombre qui régnait alors, ce soin importait trop à la sûreté des frères disséminés dans la montagne pour que le sonneur pût songer à quitter sa besogne.

L’hôte du parloir n’avait donc d’espérance que dans les voyageurs que l’orage obligerait à se réfugier à l’hospice, et heureusement le hasard le servit à souhait.

Au milieu du fracas de la tempête, on entendit tout à coup des chevaux s’arrêter sous le porche de pierre qui précédait la porte ; quelques instans après, deux voyageurs, enveloppés de manteaux qui ruisselaient de pluie, entrèrent dans le parloir, introduits par un religieux.

Dès que les nouveaux venus se trouvèrent dans la sphère lumineuse que formait la flamme du foyer, le montagnard jeta sur eux un regard rapide et investigateur. C’étaient deux jeunes gens dont le costume simple et ambigu, ne révélant aucun rang ni aucune profession, pouvait convenir aussi bien à des bourgeois qu’à des gentilshommes en voyage. L’un, de grande taille, au teint brun, aux yeux noirs et pleins de feu, semblait beaucoup plus âgé que son compagnon, et lui servait de mentor. C’était un beau garçon, dans toute la portée du mot, et ses allures résolues, sa démarche ferme, annonçaient un homme qui ne s’intimidait pas facilement. Quand il entr’ouvrit son manteau, il laissa voir qu’il était revêtu d’un habit vert de coupe mondaine, d’une veste en étoffe de soie, d’une culotte de drap dont l’extrémité disparaissait dans des bottes de cavalier munies d’éperons d’acier. Ses cheveux n’étaient point poudrés, bien qu’à la légère teinte blanchâtre qu’ils avaient conservée, il fut facile de voir qu’il avait renoncé depuis peu à l’usage aristocratique de la poudre. Enfin, deux pistolets passés sans affectation à une ceinture de cuir et recouverts presque entièrement par les basques de l’habit, complétaient cet équipage qui, on le voit, pouvait exercer la sagacité de l’observateur.

Mais ce qui frappa le plus le montagnard dans cet examen rapide, furent l’attention et les soins affectueux que le personnage dont nous venons de parler donnait à son compagnon. Celui-ci était de petite taille, et si mince, si frêle, qu’on eût dit d’un enfant à peine échappé du giron paternel ; son costume était à peu près le même que celui du premier, moins les armes. Tout ce que le curieux put apercevoir de son visage caché par son chapeau rond et le collet de son manteau, était fin, délicat et d’une pâleur mortelle. Du reste, le pauvre enfant, épuisé sans doute par une longue route et transi par l’orage, semblait avoir à peine la force de se soutenir ; il marchait en chancelant, appuyé sur le bras de son compagnon, qu’il serrait dans une étreinte convulsive.

Le religieux, avant de les laisser s’approcher du feu, les conduisit en face du grand crucifix de bois qui ornait une des murailles, et leur fit signe qu’ils devaient saluer cette image révérée du Sauveur des hommes. Lui-même s’agenouilla dévotement et sembla remercier Dieu par une oraison mentale de lui avoir fait la grâce d’être utile à ses semblables dans cette affreuse nuit. Le plus âgé des deux jeunes gens s’inclina assez légèrement devant le christ, plutôt pour ne pas désobliger son hôte que par un sentiment de piété ; mais l’autre resta immobile pendant quelques secondes, regarda fixement la croix, puis, tombant à genoux à côté de l’hospitalier, il éclata en larmes et en sanglots, et murmura d’une voix étouffée :

— Dieu ne le voulait pas ! c’est Dieu qui nous punît !

Son ami le releva vivement par le bras, lui dit quelques mots à voix basse d’un air suppliant, puis l’entraîna doucement vers la cheminée, en continuant de lui adresser des consolations que personne ne pouvait entendre. Le petit jeune homme refoula avec peine la douleur qui venait d’éclater d’une manière si subite, et, poussant de profonds soupirs, se laissa conduire près du feu, où ils prirent place tous les deux à côté du voyageur inconnu.

Cette scène s’était passée en moins de temps qu’il n’en a fallu pour la lire. Les deux jeunes gens, revenus de l’émotion qu’elle leur avait causée, jetèrent enfin autour d’eux un regard inquiet, et, les, yeux du plus âgé rencontrèrent ceux du montagnard, fixés sur lui. Cet examen, bien naturel cependant, sembla n’être pas de son goût ; il fronça légèrement le sourcil ; puis, se tournant vers l’hospitalier, il lui dit d’un ton de politesse exquise :

— Mon révérend père, vous voyez combien mon jeune frère est accablé par la fatigue. Serait-ce abuser de votre bonté que de vous prier de faire préparer sur-le-champ chambre que vous lui destinez ! J’irais moi-même prendre un peu de nourriture avec lui, si toutefois les règles de cette maison ne s’opposent pas à ma demande.

Le moine s’inclina en signe d’assentiment, et sortit aussitôt pour satisfaire ce désir, laissant les voyageurs seuls dans le parloir.

Il y eut un moment de silence pendant lequel les nouveaux venus semblaient reprendre haleine. Assis de l’autre côté de la cheminée, le montagnard ne les perdait pas de vue. Enfin, ne pouvant plus résister à sa curiosité, il dit d’un ton affectueux au plus âgé de ces jeunes gens :

— Votre frère était bien faible, monsieur, pour s’engager ainsi dans les défilés du Pelvoux, et il ne me paraît guère habitué à voyager.

Celui dont il était question ne fit pas un mouvement et n’ouvrit pas la bouche pour répondre ; mais l’aîné, se tournant brusquement, toisa le montagnard, comme s’il eût été irrité de sa familiarité. Cependant, le sentiment de sa position sembla réprimer ce mouvement de colère ; il répondit d’un ton sec qui signifiait que toute conversation lui serait désagréable pour le moment :

— En effet, monsieur, il voyage aujourd’hui pour la première fois.

Ce laconisme n’admettait pas de réplique ; mais le montagnard ne se laissait pas réduire au silence pour si peu.

— Eh bien ! sauf votre respect, reprit-il tranquillement de l’air d’un homme qui veut parler a tout prix, malgré les rebuffades qu’il peut attirer sur lui, il faut que vous ayez eu de bien fortes raisons pour entreprendre un pareil voyage avec ce joli petit garçon qui paraît si délicat. Vous avez dû courir plus d’un danger dans le passage du Casset, et c’est un miracle que vous en soyez échappés par ce temps abominable.

— Oui, oui, dit le jeune homme avec chaleur, oubliant peut-être à qui il pariait, c’est vraiment un miracle ! Je n’avais pas cru jusqu’ici, qu’on pût avoir à craindre à la fois la neige, la pluie, le tonnerre et le vent, comme dans cette infernale gorge, qui conduit ici. Mon pauvre frère a été jeté à bas de son cheval, et, sans ce digne religieux qui est accouru à notre secours, je ne sais ce qu’il serait advenu de nous, car j’avoue franchement que, dans cet épouvantable chaos, j’avais tout à fait perdu la tête. Mais il est mieux maintenant, continua-t-il en se tournant avec affection vers son compagnon ; n’est-ce pas, Ernest, que tu es mieux ?

Ernest balbutia quelques mots que le montagnard, ne put comprendre ; il remarqua seulement que la voix d’Ernest était douce et perlée comme celle d’un enfant de chœur. Sans s’arrêter à cette observation, le bonhomme reprit avec cordialité :

— Oh ! ce ne sera rien ; une nuit de sommeil, et demain il n’y paraîtra plus. Ma foi ! ces bonnes gens de religieux rendent de grands services dans le pays, et, sans leur secours, il y en a plus d’un entre la Grave et Briançon qui ne mangerait plus de pain aujourd’hui. Aussi je ne passe jamais devant le Lautaret sans m’y arrêter, et ces honnêtes moines ne sont pas fâchés de mes visites. Le père trésorier, rien qu’à voir ce tronc qui est là (et il désignait le coffret aux aumônes), devinerait quand Martin-Simon a couché à l’hospice.

— En même temps, Martin-Simon, puisque tel était le nom du montagnard, sourit d’un air de complaisance que ses compagnons ne remarquèrent pas, tant ils étaient préoccupés de leurs propres affaires. Le brave homme, qui eût mieux aimé parler tout seul que de ne pas parler du tout, continua sans s’offenser de l’inattention de ses auditeurs :

— Ah çà ! mes camarades, vous me semblez complètement étrangers à nos montagnes. Y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander de quel côté vous comptez vous diriger demain ?

— Que vous importe ! répliqua le frère aîné avec impa patience.

— Ah ! voici : l’orage de cette nuit a bouleversé les routes, et il serait possible que deux jeunes gens de la ville, tels que vous, fussent un peu embarrassés demain pour se rendre à Briançon. Aussi, comme je vais de ce côté, nous pourrions voyager ensemble, et peut-être ne seriez-vous pas fâchés de vous trouver en compagnie de quelqu’un qui connaît ces montagnes.

Cette proposition parut frapper vivement le frère d’Ernest ; cependant un sentiment de défiance vint se mêler à la joie qu’elle lui inspirait peut-être.

— Je vous remercie de vos bonnes intentions, l’ami, reprit-il ; et je commence à croire qu’un guide expérimenté ne nous serait pas inutile dans un pays diabolique où l’hiver et l’été, le chaud et le froid font bacchanal ensemble… On me l’avait bien dit à Grenoble, mais je ne pouvais pas le croire ; sans cela, au risque de… au risque de tout, j’aurais pris un autre chemin, à cause de ce pauvre enfant que voici. Mais, dites-moi, mon cher, est-ce l’usage, dans ce pays, d’offrir ainsi ses services à des gens qu’on ne connaît pas ?

— C’est l’usage, monsieur, dit Martin-Simon avec rudesse ; et quand deux jeunes étourdis s’engagent ainsi dans notre pays impraticable, c’est notre devoir, à nous autre montagnards, de leur porter secours, de les avertir du danger qu’ils ignorent ; vous pouvez cependant déjà voir à quoi vous vous êtes exposés.

— Il est vrai, dit le jeune homme d’un air pensif, que nous avons été imprudens de prendre cette route plutôt que toute autre pour nous rendre en Piémont ; mais nous n’avons pas été maîtres du choix.

Le montagnard releva la tête.

— Vous allez en Piémont ? demanda-t-il.

— Oui, et si vous pouvez nous y conduire par des chemins détournés, peu fréquentés, vous comprenez… il y aura pour vous une bonne récompense.

Ce fut le tour de Martin-Simon de montrer de la défiance.

— Vous voulez quitter la France, mes jeunes amis ? demanda-t-il avec sévérité ; vous voulez passer à l’étranger secrètement et sans accomplir à la frontières les formalités d’usage ?… Il m’est impossible de vous aider dans un pareil projet, mais je le pourrais que je n’y consentirais pas sans savoir quels motifs vous obligent à prendre de telles précautions ; je craindrais trop, malgré votre air comme il faut, d’avoir affaire à des…

Il se mordit les lèvres ; le jeune homme [fit un geste de colère.

— Pour qui nous prend ce rustre ? s’écria-t-il’avec impétuosité. Avons-nous donc l’air de voleurs de grands chemins ?

Son frère le retint par le bras.

— De grâce, Marcellin, ne vous emportez pas, dit-il de sa voix douce avec l’accent de la prière ; et vous, monsieur, continua-t-il en tournant vers le montagnard ses grands yeux bleus pleins de larmes, n’ayez pas trop mauvaise opinion de nous parce que nous sommes réduits à nous cacher et à fuir comme des malfaiteurs. Nous sommes plus dignes de pitié que de haine, et, croyez-moi, monsieur, un honnête homme n’aura jamais à se repentir de nous avoir rendu service.

Cette manière de supplier parut faire impression su Martin-Simon ; il allait sans doute répondre selon le vœu des jeunes gens, lorsque l’hospitalier qui était allé préparer la cellule d’Ernest entra dans le parloir. Marcellin porta vivement un doigt à ses lèvres pour ordonner le silence au montagnard.

— J’espère, mon brave homme, que nous nous reverrons demain matin au moment du départ, dit-il à voix haute en se levant ; nous serons charmés de voyager en votre compagnie jusqu’à Briançon.

— À votre service, messieurs, répliqua Marlin-Simon avec un sourire d’intelligence.

Les jeunes gens se levaient, et ils allaient suivre le moine qui devait les conduire à leurs cellules respectives, lorsqu’un bruit de voix et un piétinement de chevaux se firent entendre de nouveau sous le porche extérieur, malgré le fracas de la tempête. Les deux frères tressaillirent et restèrent immobiles. Au même instant, deux cavaliers de la maréchaussée et un homme vêtu de noir, qui semblait être un officier de justice, entrèrent dans la salle commune, accompagnés par les hospitaliers qui leur avaient servi de guides.

À la vue de ces nouveaux hôtes, les deux frères pâlirent ; l’aîné porta la main à sa ceinture, comme pour y chercher ses pistolets ; Ernest fit un violent effort pour retenir un cri ; il chancela et retomba sur le siége qu’il occupait un moment auparavant. Tous ces signes d’effroi n’échappèrent point au montagnard, qui sentit renaître des soupçons peu favorables à ses nouveaux amis.

L’individu vêtu de noir, que nous avons désigné comme un homme de loi, s’avança en boitant, soutenu par deux cavaliers de la maréchaussée qui semblaient être sous ses ordres. C’était un homme de taille moyenne, de cinquante ans environ, aux yeux gris et pénétrans, et qui, dans les circonstances ordinaires, pouvait ne pas manquer d’une certaine dignité magistrale ; mais le désordre de son costume officiel excluait en ce moment toute gravité. Il portait des culottes courtes et des bas de soie qui avaient laissé ses jambes exposées à tous les outrages de la pluie. Les boucles de sa perruque retombaient en mèches humides sur son petit manteau noir, qu’elles avaient marbré de veines blanchâtres. Evidemment ce personnage n’avait pas eu le loisir, en partant, de se prémunir contre les inconvéniens possibles d’une longue traite, contrairement à l’usage de tous les gens de justice qui voyagent ; et sa précipitation, l’avait mis dans la nécessité de braver un orage des Alpes en costume de palais. Aussi était-il dans un état à exciter à la fois le rire et la pitié. Des éperons, attachés à ses souliers ornés de grandes boucles d’argent, s’empêtraient dans ses jambes et le faisaient broncher à chaque pas ; il grelotait sous ses vêtemens légers imbibés de neige fondue, et il laissait à travers le parloir un filet d’eau qui s’écoulait de toute sa personne. Enfin il était si piteux, si ahuri, et en même temps si ridicule, que les cavaliers de la maréchaussée, sur lesquels il s’appuyait, ne pouvaient s’empêcher de jeter sur lui des regards moqueurs.

Un fonctionnaire dans un pareil état ne paraissait pas bien redoutable : cependant, lorsqu’il s’approcha de la cheminée pour se réchauffer un peu, les deux frères reculèrent précipitamment, en apparence pour faire place aux derniers venus, mais en réalité pour se réfugier dans le coin le plus sombre de la salle.

— C’est le procureur Michelot, l’âme damnée de mon père, murmura Ernest à l’oreille de son frère ; nous sommes perdus !

Marcellin lui prit brusquement la main et voulut l’entraîner, mais le pauvre Ernest était si accablé qu’il lui fut impossible de faire un mouvement pour se lever ; force fut donc aux deux jeunes gens de rester en présence de celui qu’ils avaient sans doute raison de redouter.

Cependant le procureur Michelot avait été assis, plutôt qu’il ne s’était assis lui-même, dans un grand fauteuil de bois, devant le feu. D’abord il resta morne, immobile et comme insensible à tout ce qui se passait autour de lui mais lorsque les moines lui eurent fait avaler quelques gouttes d’un cordial souverain dont ils avaient le secret, et lorsqu’il eut ressenti l’effet bienfaisant de la chaleur, il sortit peu à peu de la profonde atonie dans laquelle il était plongé. Il écarta lentement les mèches humides de sa perruque, qui couvraient son visage, il releva avec effort la tête. À peine achevait-il de reprendre connaissance que ses yeux effarés et encore hagards se fixèrent sur Martin-Simon, qui était le plus près de lui. Il tressaillit et balbutia en le désignant de son doigt maigre et crochu :

— Qui est cet homme ? assurez-vous de lui !

Ce seul trait peint le personnage ; il eût rendu des points à Perrin Dandin, l’interminable jugeur.

Les cavaliers de la maréchaussée, surpris de cet ordre extraordinaire, hésitèrent à obéir. Pendant ce temps, le procureur se ravisa et reprit d’une voix faible :

— Non, non, un instant… procédons avec mesure. Ceux que je cherche auraient bien pu se réfugier ici ; voyons à qui nous avons affaire. Holà ! bonhomme, qui es-tu ? d’où viens-tu ? où vas-tu ?

— Qui êtes-vous vous-même ? demanda le montagnard d’un ton fier, et de quel droit m’interrogez-vous ?

— De quel droit ? dit le pauvre procureur, qui luttait vainement contre sa faiblesse et qui continuait de greloter d’une pitoyable manière dans ses habits mouillés, je le trouve bien hardi !… Je suis… je suis délégué par monsieur le lieutenant civil et criminel de Lyon pour arrêter… Enfin, ça ne te regarde pas ; contente-toi de répondre à mes questions… Hélas ! mon Dieu, mes révérends pères, s’interrompit-il en se renversant sur la chaise, donnez-moi encore une goutte de votre élixir ; je sens que je vais me trouver mal.

Les hospitaliers s’empressèrent de secourir le malencontreux voyageur, qui eut besoin de quelques instans pour se remettre, mais il ne perdait pas sa mission de vue, et dès que la voix lui revint, il reprit avec instance :

— Allons, parleras-tu, drôle ? je te demande qui tu es.

— Je ne suis pas un drôle, dit le montagnard, que ce seul mot avait rendu l’ennemi de l’insolent procureur. Je suis Martin-Simon, propriétaire au village du Bout-du-Monde, à quelques lieues d’ici : ces révérends pères, continua-t-il en désignant les moines qui l’entouraient, me connaissent bien, et ils peuvent vous affirmer que je ne suis pas tout à fait un aventurier.

Le prieur des hospitaliers, qui était présent, s’avança au milieu du cercle que formaient les interlocuteurs.

— Monsieur le magistrat, dit-il avec assurance, il faut que vous soyez étranger, non-seulement au pays, mais encore à tout le Dauphiné, pour ne pas connaître le nom de monsieur Martin-Simon. Mes frères et moi, nous nous portons garans pour monsieur Martin-Simon, pour le bienfaiteur de cette pieuse maison, pour celui que l’on surnomme…

— Assez ! assez, mon père, dit le montagnard d’un air d’autorité que tempérait néanmoins un sourire de satisfaction ; l’homme de loi n’a pas besoin de connaître le surnom que me donnent les bonnes gens de nos vallées ; il lui suffit de savoir ce que je ne suis pas ; que lui importe ce que je suis ?

Le prieur s’inclina respectueusement et prononça quelque mots à voix basse, qui semblaient être d’humbles excuses.

Tel était son état de fièvre et de souffrance, que l’officier de justice n’avait pas compris parfaitement les explications qui venaient de lui être données ; il sentait seulement que Martin-Simon se trouvait à l’abri de ses atteintes, et il fit des efforts inouïs pour continuer son interrogatoire.

— Mille pardons, monsieur, dit-il en s’arrêtant à chaque mot pour pousser un gémissement ou un soupir, je sais bien que vous n’êtes pas un de ceux que je cherche ; je voulais seulement… je voulais vous demander de quel côté vous veniez en arrivant ici ?

— De Grenoble, où m’avaient appelé mes affaires, répondit sèchement Martin-Simon.

Ce mot de Grenoble sembla rendre au procureur quelque énergie.

— Ah ! vous venez de Grenoble ? Eh bien ! n’auriez-vous pas rencontré, par hasard, un jeune homme, un gentilhomme, bien mis, de haute taille ; oui, je crois qu’il est haut de taille… à la contenance fière, aux yeux noirs ? Ses yeux sont ils noirs ? continua-t-il en s’adressant à lui-même ; enfin n’importa la couleur… et avec lui une jolie demoiselle, petite, l’air délicat, vêtue d’une robe de satin vert, je crois, ou bleu, ou rose, enfin de satin quelconque ?

Ils voyagent en voiture, ou en litière, ou à cheval, ou à pied, car ce point n’est pas bien éclairci… Enfin, avez-vous rencontré deux personnes dont le signalement se rapporte à celui-là ?

— Parbleu ! il est clair, votre signalement, dit le montagnard avec bonne humeur ; il peut s’adresser à tous les passans. Mais, pour ce qui est de votre jeune muguet et de votre petite coureuse en robe de satin, soyez assuré qu’on ne trouvera rien de pareil dans les gorges du Pelvoux cette nuit. Ce n’est pas un endroit assez agréable, au moment où nous sommes, pour que les amoureux s’y donnent rendez-vous.

— Je ne le sais que trop ! s’écria Michelot involontairement ; c’est un affreux pays, et je ne survivrai pas à ce douloureux voyage. Pourvu que mon maître ne se plaigne pas de mon zèle à le servir ! Depuis vingt-quatre heures je n’ai pris aucune nourriture, afin de courir après ces maudits jeunes gens ; je ne les ai manques que d’une heure à Grenoble, et… Mais qu’est-ce que je dis là ? reprit le bonhomme qui perdait la tête ; je ne sais plus ce que je fais, ni où je suis, ni à qui je parle !

Il poussa un nouveau gémissement, et, après un moment de silence, il demanda encore :

— Ainsi donc, vous ne les avez pas vus ?

— On irait bien loin sans trouver dans nos montagnes des gens tels que vous nous les dépeignez. Croyez-moi, monsieur, un jeune gentilhomme et une jeune demoiselle n’oseraient pas s’engager dans le voisinage du Pelvoux quand le mistral souffle comme ce soir ; et, s’ils l’ont fait, certainement ils ont péri.

— Cela serait bien possible ? répliqua le procureur, et, si cela était, j’aurais perdu mes peines… mais… En ce moment, ses regards se fixèrent sur les deux frères, qui étaient assis à l’angle de la salle.

— Qui sont ces voyageurs ? demanda-t-il avec agitation ; approchez, messieurs ; qui êtes-vous ? d’où venez-vous ?

Ils ne bougèrent pas ; Marcellin, sous son manteau, arma un de ses pistolets ; tandis qu’Ernest, qui était le plus près de Martin-Simon, lui dit d’une voix défaillante :

— Sauvez-nous !

Le montagnard resta stupéfait. Michelot, dont les soupçons se confirmaient par le silence des jeunes gens, s’agita sur son siège et les désigna aux gendarmes.

— S’ils ne veulent pas répondre, s’écria-t-il, emparez-vous de leurs personnes ! Ce sont des amis du chevalier, sans doute… ils savent quelque chose : saisissez-les.

Les cavaliers hésitèrent ; cet ordre leur paraissait être l’effet de la fièvre qui tourmentait déjà le pauvre procureur. Le premier qui eût avancé était mort, car l’aîné des deux frères avait pris tout à coup une attitude énergique. Martin-Simon, revenu de son étonnement, retrouva enfin sa présence d’esprit.

— Eh bien, eh bien ! monsieur le juge, ou quel que soit votre titre, que vous ont fait mes neveux pour qu’on les arrête ainsi comme des malfaiteurs ? Par la bonne Vierge d’Embrun, je ne le souffrirai pas ! Je suis un peu homme de loi moi-même, et je sais bien que mes neveux…

— Vos neveux ! répéta le procureur. Les hospitaliers et les jeunes gens eux-mêmes firent un mouvement de surprise.

— Eh ! certainement, reprit Simon avec un aplomb imperturbable, les fils de Jean, mon beau-frère, deux braves garçons qui n’avaient jamais quitté le village, et que j’ai amenés hier à Grenoble pour la première fois… Qui ne les connaît pas à six lieues à la ronde ? Tenez, continua-t-il en jetant un regard oblique sur les moines, demandez aux révérends pères !

Il fallait que le pouvoir mystérieux de cet homme fût bien grand, puisqu’aucun sentiment de réprobation ne se montra sur les austères visages de ceux qu’il associait ainsi à son hardi mensonge. Le prieur fit même entendre un grondement qu’on pouvait prendre pour une affirmation.

Michelot donna assez bien dans le panneau ; peut-être, s’il eût été moins accablé par ses souffrances, et s’il eût eu sa finesse d’esprit ordinaire, la fable inventée par Martin-Simon eût-elle eu moins de succès près de lui ; mais il se contenta de demander, en se penchant en arrière :

— Eh bien ! alors, pourquoi ne parlent-ils pas ?

— Pardieu ! s’ils ne parlent pas, répondit gaillardement le montagnard, c’est qu’ils ont de bonnes raisons pour cela ; ils n’entendent pas un mot de français, et ils ne savent parler que le patois de notre village. D’ailleurs, les pauvres diables sont exténués de fatigue, et, s’ils étaient à la ferme, ils seraient couchés depuis deux heures. Ne voyez-vous pas qu’ils s’endorment devant toute la compagnie, comme de vrais malappris qu’ils sont ? ils allaient se retirer lorsque vous êtes arrivés. Si vous le permettez, je prierai un de ces bons moines de nous conduire aux cellules que l’on nous a préparées, et je veillerai moi-même à ce que les petits drôles ne manquent de rien ; après quoi je reviendrai pour souper avec ces braves messieurs les militaires, qui me paraissent tout aussi bien disposés que moi à casser une croûte et à goûter le vin des révérends.

En même temps, il poussa rudement ses prétendus neveux vers la porte, en leur adressant quelques mots en patois qu’ils n’avaient garde de comprendre. Le procureur conservait pourtant des soupçons ; car, en voyant Martin-Simon sortir avec les deux frères, il étendit le bras comme pour les retenir, et murmura d’une voix tremblante :

— Ceci n’est pas clair ; il faut savoir… je veux… je les interrogerai moi-même… demain !

Mais la violence qu’il s’était faite avait achevé d’user ses forces ; la fatigue et la fièvre l’emportèrent sur le zèle de l’intrépide légiste, et il retomba dans un anéantissement profond de toutes ses facultés. Les religieux lui prodiguèrent les soins que l’expérience leur avait appris être le plus convenables en pareille circonstance, et on le transporta sur un lit dans un état assez alarmant.