La Mine d’or/II

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II

L’AVEU.


Cependant Martin-Simon avait fait signe au prieur de le précéder avec une lampe, et avait entraîné les deux jeunes gens vers un corridor le long duquel étaient dispersées les cellules réservées aux voyageurs qui s’arrêtaient au Lautaret. Le prieur obéit, et il les introduisit en silence dans la petite chambre destinée au plus jeune des frères ; puis il se retira, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec Martin-Simon. Celui-ci alla fermer soigneusement la porte derrière lui, afin de n’avoir à redouter la visite d’aucun indiscret.

La cellule où ils venaient d’entrer était d’une simplicité toute monastique ; les murs étaient blanchis à la chaux, sans sculptures et sans ornemens ; une mince couchette de bois blanc, une chaise, un prie-Dieu, une table sur laquelle était ouvert un livre de prières, composaient l’ameublement. Mais ni le montagnard, ni les deux fugitifs ne songeront à examiner ces détails. Ernest alla se jeter sur un siège, et, se cachant le visage dans ses mains, il donna cours à ses larmes longtemps contenues. Marcellin était encore tout frémissant de la terrible extrémité à laquelle il se serait trouvé réduit sans l’intervention de son nouvel ami.

Martin-Simon, après s’être assuré que personne, ne pourrait venir les surprendre, s’avança rapidement vers eux.

— Vous n’êtes pas sauvés encore ! dit-il à demi-voix ; c’est vous que l’on cherche, je n’en ai nul doute. Mais avant de me compromettre davantage pour vous rendre service, il faut absolument que, je sache… Ernest saisit la large main du montagnard et la pressa contre ses lèvres.

— Oh ! vous saurez tout ! s’écria-t-il en sanglotant ; nous devons mettre en vous toute notre confiance, car, sans votre présence d’esprit, sans votre générosité, nous étions perdus. Marcellin, continua-t-il en se tournant vers son frère, nous ne devons plus rien cacher a cet excellent homme ; il peut certainement nous tirer de l’abîme où nous nous sommes jetés avec tant d’imprudence. Dites-lui la vérité, je le veux.

— C’est aussi mon désir, reprit Marcellin avec vivacité, sans lui j’allais peut-être verser le sang de ce misérable Michelot ou de quelqu’un de ses compagnons, ce qui eût fort compliqué nos affaires… Eh bien ! oui, ajouta-t-il en s’adressant au montagnard, vous nous avez rendu un service immense et dont je vous récompenserai, je le jure ; c’était nous que l’on cherchait ici, et, sans nul doute, nous allions être découverts lorsque votre ruse audacieuse a trompé nos ennemis.

— Mais, au nom de Dieu ! qu’avez-vous donc fait, demanda Martin-Simon, pour que l’on vous poursuive avec tant d’acharnement ? Il me semblait avoir entendu dire à cette espèce d’homme de loi qui est en bas, qu’une jeune demoiselle…

— C’est moi, murmura Ernest.

Au même instant le prétendu frère de Marcellin ôta son chapeau et laissa voir les traits purs et corrects d’une jeune fille toute rouge de confusion, et que cette pudeur rendait plus charmante encore. Ses cheveux blonds se déroulaient en longues boucles sur ses épaules, et, malgré son déguisement, il n’était plus possible de s’y méprendre ; ses allures timides, ses larmes, sa douce voix étaient expliquées.

— Vous devinez notre secret maintenant, reprit Marcelin avec chaleur ; nous ne sommes plus deux frères, mais deux amans, deux époux fuyant des parens impitoyables qui refusaient de les unir. Je suis sûr que vous n’aurez même pas la pensée de blâmer notre action désespérée.

— Nous pourrions ne pas nous entendre à cet égard, dit Martin-Simon d’un ton sec ; cependant, continua-t-il en s’asseyant, je ne demande pas mieux que de vous trouver dignes d’indulgence. Parlez.

Le personnage que nous avons désigné jusqu’ici sous le simple nom de Marcellin ne parut pas extrêmement flatté de l’air d’autorité et de sévérité avec lequel un homme d’un extérieur si simple se constituait son juge et celui de sa compagne. Aussi, afin de faire sentir jusqu’à un certain point à Martin-Simon quels égards leur étaient dus, il s’empressa de dire avec une sorte de complaisance :

— Mademoiselle s’appelle Ernestine de Blanchefort, et elle est fille unique du marquis de Blanchefort, lieutenant civil et criminel de Lyon. Quant à moi, je suis le chevalier Marcellin de Peyras, seul rejeton d’une famille riche et considérée dans le Lyonnais.

Ce pompeux étalage de titres produisit sur son auditeur un effet plus prompt et plus grand encore que ne l’avait espéré le jeune gentilhomme. Martin-Simon bondit sur son siège et le regarda avec des yeux effarés.

— Le chevalier de Peyras ! s’écria-t-il avec agitation. Oh ! sans doute vous êtes le fils de Philippe de Peyras, dont le frère aîné… Mais répondez-moi, jeune homme : êtes-vous fils de Philippe Peyras ?

— Je le suis, répondit Marcellin. Mais puis-je savoir, monsieur, comment le nom de feu mon père est venu à votre connaissance ? — Le montagnard continua de l’examiner d’un air agité sans répondre. — Monsieur, reprit Marcellin, je vous demande si, comme je puis le supposer à votre étonnement, vous vous êtes jamais trouvé en relation avec quelques personnes de ma famille ?

— Moi ? jamais ! dit brusquement Martin-Simon. Qu’y a-t-il d’étonnant que je désire savoir si vous êtes le fils d’un homme dont j’ai entendu parler quelquefois… il y a bien longtemps… Mais, continua-t-il en recouvrant son sang-froid, hâtez-vous de me dire, monsieur le chevalier, ce que je puis faire pour vous servir ; n’oubliez pas que le temps presse.

Le chevalier, rappelé ainsi au souvenir de sa situation présente, n’insista pas sur l’intérêt tout particulier que l’inconnu avait paru attacher à son nom, et il reprit avec gravité :

— Notre histoire est courte, monsieur, et de la plus grande simplicité : mademoiselle Ernestine était la plus belle, la plus noble, la plus séduisante des jeunes filles de Lyon ; moi je tenais alors dans la ville le rang qui m’appartient, c’est-à-dire que je faisais grande dépense, comme il convient à un gentilhomme. Vous dire comment je vis mademoiselle Blanchefort, comment je l’aimai, comment j’eus le bonheur d’être aimé d’elle, serait chose inutile. Vous saurez seulement que lorsque je demandai sa main à monsieur son père, il me la refusa, sous prétexte que j’étais un dissipateur, et que sa fortune passerait entre les mains des usuriers, comme a déjà fait la mienne. Cette crainte, je l’avoue à ma honte, était fondée jusqu’à un certain point ; mais une affection bien profonde ne calcule pas les obstacles. Je voulus insister auprès de monsieur de Blanchefort, il me chassa de chez lui.

» Que faire dans cette extrémité ? J’avais épuisé les promesses et les menaces ; Ernestine, de son côté, avait épuisé les larmes et les prières ; le vieillard demeurait inflexible. C’est alors que nous avons pris la résolution que nous exécutons aujourd’hui ; j’ai réalisé les débris de ma fortune, je me suis procuré une chaise de poste, et, l’avant-dernière nuit, nous avons quitté Lyon, Ernestine et moi, avec la pensée de passer en Savoie pour nous y marier. Un accident arrivé à notre voiture, et surtout la fatigue du voyage par des chemins affreux, nous avaient forcés de nous arrêter à Grenoble, lorsque ce matin j’ai vu arrivera franc étrier un domestique de confiance que j’avais laissé à Lyon pour s’informer de ce qui se passerait après notre départ. Il m’a appris que monsieur de Blanchefort était entré dans une grande colère dès qu’il avait su l’enlèvement de sa fille, qu’il avait envoyé dans toutes les directions les ordres les plus sévères pour nous arrêter. Comme on supposait que nous aurions pris la route de Grenoble afin de gagner plus promptement la frontière, il avait lancé sur cette route le procureur Michelot, sa créature dévouée, et le plus fin limier de tout le bailliage de Lyon. Celui qui m’annonçait cette nouvelle ne précédait Michelot que de peu d’instans, et, sans l’avis qu’il nous donnait, nous nous serions certainement laissé surprendre à Grenoble.

» Vous devez vous faire une idée de la perplexité où nous nous sommes trouvés. Nul doute que notre projet de gagner la Savoie par Pont-de-Beauvoisin n’eût été deviné. Il fallait donc changer de route ; on nous conseilla de nous rendre en Piémont par Briançon, et on nous fit espérer que nous pourrions passer la frontière de ce côté avant que l’on eût pu donner des ordres pour nôtre arrestation ; mais on nous parlait aussi des chemins périlleux que nous allions avoir à parcourir, des cols, des défilés où nous dévions nous engager. Plus la route était détournée et solitaire, moins nous avions de chance d’être poursuivis ; mais comment oser suivre cette direction avec une jeune fille délicate, habituée au luxe et au bien-être ? Je ne connaissais pas encore ma chère Ernestine, continua le chevalier en jetant un regard affectueux sur mademoiselle de Blanchefort, qui se cachait le visage avec embarras. C’est elle qui, avec un courage et une énergie dont je ne peux la remercier assez, m’a décidé à prendre un parti que nous croyions seul devoir nous sauver. J’ai congédié mon laquais, après lui avoir donné une forte récompense ; puis, en quelques momens, nous avons vendu notre chaise, nous nous sommes procuré les costumes que nous portons, ainsi que de bons chevaux de selle ; nous avons changé d’auberge afin qu’on perdît nos traces, et, enveloppés de nos manteaux, nous avons pris le plus secrètement possible la route de Briançon. Nous comptions nous arrêter ce soir dans cette ville et franchir demain la frontière, lorsque cet affreux orage est venu nous surprendre et nous a obligés d’accepter l’hospitalité des religieux du Lautaret.

» Voilà, monsieur, toute notre histoire : vous voyez que notre situation était bien assez périlleuse, lorsque l’arrivée du procureur Michelot et des cavaliers de la maréchaussée est venue l’aggraver encore. Je ne sais comment il a pu apprendre que nous avions pris cette route de traverse et nous suivre ainsi à la piste ; je soupçonne cependant que le valet dont je vous ai parlé, et qui pour de l’argent vendrait son âme au diable, aura prévenu Michelot que nous avions changé nos plans. L’incertitude des renseignemens que le procureur a donnés, prouve qu’il n’est pas bien au fait de nos projets ; cependant nous avons de graves sujets de nous défier de lui, car, si sa réputation n’est pas trompeuse, il est l’homme le plus capable de nous découvrir, malgré nos déguisemens ; c’est un miracle qu’il ait été dupe ce soir de votre ruse improvisée, et certainement s’il nous voyait demain, après une nuit de repos, il nous serait impossible d’échapper à son œil pénétrant… Maintenant, monsieur, vous savez qui nous sommes et pourquoi nous fuyons ; c’est à vous de juger si vous voulez nous continuer vos bons offices, ou si nous ne devons compter que sur nous-mêmes pour assurer notre salut.

Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton de hauteur qui prouvait la répugnance de l’orgueilleux chevalier à implorer le secours d’un homme de condition inférieure ; mais Martin-Simonne parut pas avoir remarqué ce sentiment blessant pour lui ; il avait écouté avec une grande attention le récit de monsieur de Peyras, et lorsqu’il fut terminé, il resta un moment sans répondre, comme pour réfléchir.

— Jeunes gens, dit-il enfin d’une voix ferme en se levant, vous êtes plus coupables encore que je ne pensais. : en vous voyant tous les deux courir le pays, je vous prenais pour deux fils de famille qui avaient fait quelque escapade, des dettes, des folies, et j’étais assez disposé à vous servir ; mais maintenant qu’il s’agit d’une jeune fille noble et estimée, qui a eu le triste courage d’abandonner son vieux père, de le déshonorer pour suivre un dissipateur et un débauché, je ne puis rien, Je ne dois plus rien tenter pour vous. J’en ai déjà trop fait peut-être.

Ce refus inattendu appela le rouge sur le visage du chevalier de Peyras.

— Monsieur, dit-il avec un accent de colère contenue, je suis disposé à vous pardonner beaucoup en considération du service que vous nous avez rendu ; cependant…

— Oh ! laissez, laissez-le parler ! s’écria, Ernestine ; quelque sévères que soient ses reproches, ils ne peuvent égaler ceux que m’adresse ma conscience. Du moment que j’ai quitté la maison paternelle pour m’attacher à votre sort, j’ai ressenti des remords, mais jamais, avant aujourd’hui, je n’avais aussi bien compris ma faute. Vous aviez égaré mon cœur et ma raison… mais, vous, monsieur, vous que Dieu semble avoir placé sur mon chemin pour me faire entendre la voix de l’honneur et de la religion, ne m’abandonnez pas, ne me repoussez pas… Conseillez-moi, soyez mon protecteur, mon aide, mon appui… !

En même temps elle se cramponnait aux basques de l’habit du montagnard, et elle versait d’abondantes larmes. Le chevalier de Peyras la regarda d’un air mécontent.

— Que signifie ceci, mademoiselle ? dit-il froidement. Est-ce là ce que vous m’aviez promis ? Devais-je m’attendre qu’au plus léger obstacle qui se trouverait devant nous, vous songeriez à m’abandonner pour vous mettre sous la sauvegarde du premier venu ?

— Taisez-vous, jeune homme ! dit Martin-Simon avec force. Si celle que vous avez égarée se repent de sa faute et s’adresse à moi pour l’aider à la réparer, je ne souffrirai pas que personne la gêne dans l’accomplissement de son désir. Vous ne connaissez pas encore Martin-Simon ; vous ne voyez en moi sans doute qu’une espèce de rustre passablement présomptueux et aussi grossier que son habit ; mais ce rustre peut tout ce qu’il veut, et, s’il se mettait dans la tête d’obtenir le consentement de monsieur le lieutenant civil et criminel de Lyon à votre mariage avec sa fille, il l’obtiendrait, soyez-en sûr. Ne haussez pas les épaules d’un air de pitié, monsieur le chevalier ; n’ayez pas cet air méprisant, et prenez garde que je ne vous abandonne à votre sort, qui n’est pas brillant pour le moment, vous en conviendrez.

Cette vive mercuriale, de la part d’un homme dont la condition était si basse en apparence, frappa l’impétueux Peyras d’une si grande surprise qu’il lui fut impossible de répondre. Mais, sans laisser à ses auditeurs le temps de réfléchir à la portée de ses paroles, Martin-Simon continua en s’adressant à Ernestine :

— Mademoiselle, si dans nos montagnes une jeune fille avait fait ce que vous avez fait, elle serait perdue et elle ne trouverait jamais un honnête homme qui voulût l’épouser ; mais je sais que dans les villes on est souvent moins sévère, et moi-même, si ma fille Marguerite avait jamais été capable de m’abandonner pour suivre un séducteur, je sens que je n’aurais pas la force de la repousser lorsque je l’aurais vue revenir repentante et éplorée. Votre père sera de même sans doute ; souffrez que je vous reconduise à lui, implorez son pardon, et peut-être alors trouverai-je moyen d’aplanir des difficultés qui vous semblent maintenant insurmontables.

— Holà ! mon maître, interrompit le chevalier avec ironie, il paraît que vous comptez beaucoup sur votre éloquence, car du diable si je vois par quel autre moyen vous pourriez essayer d’apaiser la colère de monsieur de Blanchefort contre sa fille et contre moi… Je m’aperçois que vous ne savez guère de qui vous parlez… Le lieutenant criminel est un vieillard dur, impitoyable, opiniâtre, qui n’a jamais pardonné à personne dans l’exercice de ses hautes fonctions judiciaires, et qui ne pardonnerait pas davantage à sa fille, lors même qu’il la verrait se traîner sur ses genoux devant lui ; un homme qui n’a d’humain que l’amour de l’or, et qui pour tout le reste est aussi insensible que le marbre. Sa dureté, sa sécheresse de cœur, son indifférence pour son unique enfant, ont décidé Ernestine, autant que mon amour et mes prières, à quitter la maison paternelle ; et souvenez-vous bien que si, aujourd’hui, elle et moi nous tombions au pouvoir de monsieur de Blanchefort, nous devrions nous résigner, elle à passer sa vie dans un couvent d’une règle sévère, moi à mourir lentement dans quelque cachot de Pierre-Encise. Les ordres sont déjà donnés, et c’est Michelot, ce subalterne rusé que vous venez de voir, qui est chargée de les exécuter.

— Serait-il vrai ? demanda Martin-Simon en regardant fixement Ernestine.

— Cela n’est que trop vrai, répliqua la jeune fille ; mon père a toujours été inexorable, et, après une si grande faute, ni monsieur le chevalier, ni moi, nous n’aurions rien à attendre de sa pitié… Cependant, monsieur, si vous croyez que le devoir exige que je retourne auprès de lui, je n’hésiterai pas.

Le montagnard parut touché de cette résignation.

— Pauvre enfant, demanda-t-il, vous n’avez donc plus votre mère ?

— Si je l’avais encore, s’écria Ernestine avec une candeur mélancolique, croyez-vous que je serais ici ?

Martin-Simon ne résista plus.

— Jeunes gens, reprit-il, le récit que vous venez défaire n’excuse pas vos torts, qui sont inexcusables. Vous, mademoiselle, vous avez mal agi en abandonnant votre vieux père, quelle que fût sa conduite envers vous ; vous monsieur, vous n’eussiez pas dû ravir à sa famille une jeune fille dont on vous avait refusé la main, peut-être avec raison, de votre propre aveu. Cependant je sais que, l’un et l’autre, vous avez vécu dans un monde où de pareilles actions ne semblent pas aussi répréhensibles que dans le nôtre, et je tiens compte de l’effet qu’ont pu produire sur vous l’entraînement de la jeunesse et le mauvais exemple. Aussi je ne refuserai pas de vous servir, et j’espère encore que je n’aurai pas sujet de m’en repentir.

Ce ton de supériorité que le montagnard avait pris depuis le commencement de cette conversation avait choqué plus d’une fois, comme nous l’avons dit,’orgueilleux chevalier. Cependant la situation périlleuse où il se trouvait lui commandait des concessions d’amour-propre qu’il crut prudent de faire, se réservant de reprendre son rang plus tard et d’humilier à son tour ce singulier protecteur, dès qu’il le pourrait sans inconvénient.

— Eh bien ! conseillez-nous ! s’écria-t-il ; nous suivrons exactement vos avis. Quoique vous ayez été bien sévère pour mademoiselle et pour moi, vos paroles, après tout, sont d’un honnête homme… On s’épargnerait bien des fautes si l’on avait toujours près de soi un ami sage et franc tel que vous, je dois le reconnaître.

Martin-Simon ne se montra nullement insensible à ce compliment.

— Bien, jeune homme, répondit-il d’un air de satisfaction ; je vois que, malgré votre éducation, qui vous a appris à vous estimer plus que le commun des hommes, il y a en vous de nobles instincts qui ne demandent qu’à se développer. Vous ne sauriez croire combien je suis heureux d’entendre le fils de Philippe de Peyras exprimer des sentimens généreux ; et, souvenez-vous de mes paroles, chevalier, le bon mouvement que vous venez d’avoir vous portera bonheur.

— Comment dois-je entendre cette prophétie ? demanda le gentilhomme avec curiosité.

Mais Martin-Simon, qui avait paru s’oublier un moment, redevint impénétrable.

— En ce sens seulement que le sentiment de la faute est la première garantie d’une réparation prochaine. Mais revenons à ce qui nous occupait… D’après vos propres paroles, la prudence vous défend, à cause de l’exaspération où paraît être monsieur de Blanchefort, de retourner à Lyon sur-le-champ ; il faut donner au terrible père le temps de se calmer et de devenir plus raisonnable ; aussi ai-je un autre plan.

— Celui de passer la frontière dont nous ne sommes plus qu’à une très petite distance ?

— C’est un moyen extrême que je ne crois pas nécessaire pour le moment. Écoutez ce que j’ai à vous proposer. Je demeure à quelque lieues d’ici, dans un village perdu au milieu de montagnes sauvages et dont les communications avec les autres lieux d’habitation sont aussi rares que difficiles. Ce hameau, presque introuvable pour ceux qui sont étrangers au pays, s’appelle le Bout-du-Monde, à cause de sa situation au centre de précipices affreux, de rochers et de glaciers qui semblent être la limite de la terre. C’est là, dans ma modeste maison, que vous trouverez un asile où personne ne songera à vous troubler. Je puis dire que j’exerce un pouvoir souverain dans cet humble coin de terre ; tous ses habitans ont eu part à mes bienfaits, et, si je leur en donnais l’ordre, ils se feraient tuer jusqu’au dernier plutôt que de souffrir qu’on exerçât sur vous la moindre violence. Ma fille Margot, ou Marguerite, si vous aimez mieux, tiendra compagnie à cette jeune demoiselle. C’est une bonne et simple fille qui s’efforcera de faire à mademoiselle Ernestine les honneurs de notre tranquille demeure. Vous, monsieur de Peyras, vous passerez le temps à lire quelque bouquins qui forment ma bibliothèque, à chasser les perdrix blanches ou à pêcher les truites dans la Guisanne. Ce ne sont pas là sans doute des occupations auxquelles vous êtes habitués l’un et l’autre, mais qu’y faire ? il faut absolument que vous vous cachiez jusqu’à ce que vous ayez déroule les limiers lancés à votre poursuite ; alors j’irai moi-même à Lyon, je verrai monsieur Blanchefort, je lui ferai des représentations convenables, et j’espère que je parviendrai à vous remettre en grâce auprès de lui. Eh bien ! ce projet vous convient-il ?

— Parfaitement, mon brave et généreux ami ! s’écria le chevalier avec enthousiasme ; nous souhaitions, Ernestine et moi, de nous trouver ainsi l’un et l’autre dans quelque tranquille retraite, et votre projet comble tous nos vœux. Seulement, sur un point, il me paraît impossible à réaliser : monsieur de Blanchefort ne consentira jamais à nous recevoir en grâce.

— Le croyez-vous ? Quels sont donc les motifs les plus sérieux de son refus ?

— Je vous l’ai dit, il est avare, et la principale objection qu’il ait faite à ma demande en mariage a été que ma terre et mon château de Peyras se trouvaient entre le mains de mes créanciers. Si je n’avais pas dissipé en folies de jeunesse la plus grande partie de mon patrimoine, peut-être eussé-je obtenu la main de ma chère Ernestine.

— Allons ! nous arrangerons tout cela, dit Martin-Simon en souriant, nous finirons par persuader ce vieillard intraitable, qui sacrifie sa fille à une raison d’intérêt. D’ailleurs, nous allons lui forcer la main. Vous sentez bien, mes enfans, que je ne puis recevoir ainsi chez moi un jeune homme et une jeune fille dont la position est aussi irrégulière que la vôtre. Quel exemple pour ma pauvre Margot ! Vous continuerez donc à passer pour frère et sœur vis-à-vis d’elle jusqu’à ce que je vous aie bien et dûment mariés, et cela ne tardera pas, je vous le promets.

— Oh ! vous prévenez mon désir le plus cher ! s’écria Ernestine d’un ton plein de reconnaissance ; je ne veux plus avoir à rougir devant personne, et je sens que je ne saurais supporter longtemps la honte qui m’accable.

— Mais sans doute, dit le chevalier, il sera bien difficile de trouver un prêtre assez hardi pour nous marier sans les formalités d’usage et sans l’assentiment de nos deux familles.

— Je m’en charge, dit Martin-Simon résolument ; ne craignez rien, monsieur le chevalier, tous les révérends pères de ce couvent sont à mes ordres… Mais laissons cela pour le moment… Notre absence a été longue, et elle pourrait donner quelques soupçons au procureur Michelot ou à ses estafiers. Je vais descendre au réfectoire et faire acte de présence au souper. Soyez disposés à partir demain matin au lever du jour ; il faut que nous soyons déjà loin lorsque les gens de justice pourront songer eux-mêmes à se mettre en route. J’aurai soin de parler au frère servant, afin que les chevaux soient prêts de bonne heure et que nous n’éprouvions aucun retard.

Le chevalier se leva, déposa un baiser sur le front d’Ernestine, et se prépara à suivre son exigeant ami dans la cellule qui lui était destinée. Martin-Simon regarda la jeune fille avec bonté.

— Mon enfant, ajouta-t-il en souriant, prenez courage. Je veillerai sur vous.

— Oh ! soyez béni, monsieur, dit mademoiselle de Blanchefort avec attendrissement en lui pressant les mains ; vous m’avez ouvert les yeux sur ma faute et vous ne m’avez pas accablée de votre mépris ; vous avez eu pitié de ma faiblesse, vous m’avez relevée à mes propres yeux en me faisant entrevoir le prix du repentir… Dès cet instant, je vous donne sur moi les droits d’un père sur sa fille, et je me ferai gloire de vous obéir aveuglément.

Les deux hommes se retirèrent enfin pour laisser mademoiselle de Blanchefort prendre un peu de repos. Une heure après, le calme le plus profond régnait dans l’intérieur de l’hospice, où tout le monde semblait dormir, malgré les mugissemens de la tempête.

Le lendemain, aux premières lueurs du jour, lorsque la cloche du couvent sonna matines, le montagnard tenant à la main une lanterne sourde et portant sous son bras la lourde valise dont nous avons parlé, vint frapper doucement à la porte des deux jeunes gens et les avertit à voix basse que le moment du départ était arrivé. Bientôt après, Marcellin et Ernestine sortirent de leurs cellules, complètement équipés et chargés de leurs bagages. L’un et l’autre, en s’apercevant, allaient échanger quelques paroles affectueuses, lorsque Martin-Simon fit un geste impérieux :

» — Paix ! murmura-t-il en désignant un corridor voisin ; ils sont là, et cet enragé procureur n’est pas si mal qu’il ne puisse monter à cheval et nous poursuivre au moindre soupçon… Gardez le plus grand silence et partons.

Ils descendirent lentement et avec précaution l’escalier qui conduisait à la salle basse. Ils trouvèrent dans le parloir le père prieur, vieillard d’un aspect vénérable et distingué, qui leur offrit poliment quelque nourriture disposée à la hâte sur une petite table à côté du feu. Martin-Simon les engagea, malgré sa précipitation, à accepter cette offre, car ils ne devaient plus s’arrêter jusqu’à son village. Pendant ce temps, il se mit à charger les valises sur les chevaux qui attendaient déjà sous le porche. Il rentra et remercia le prieur de sa diligence.

— Mon fils, dit le vieux moine avec l’accent du plus grand respect, vous êtes un des bienfaiteurs de notre maison, et vous savez qu’ici vous avez droit plus que personne à l’obéissance.

— Je vous remercie, mon père ; mais souvenez-vous bien de ma recommandation : retenez ici cet homme de loi et ses cavaliers aussi longtemps que vous le pourrez. Il faut encore, s’ils vous questionnent, que vous ne démentiez pas l’histoire que vous m’avez entendu leur débiter à propos de mes prétendus neveux…

— Prenez garde, dit l’hospitalier avec une sorte de honte, que vous m’ordonnez de confirmer un mensonge ; j’ai passé toute la nuit dernière en oraison pour faire pénitence de l’assentiment que j’ai été forcé de donner hier à vos paroles.

— La fin justifie les moyens, reprit Martin-Simon en souriant ; il s’agit d’une bonne œuvre, mon révérend père, et vous ne devez pas craindre de vous y associer. Le moine le saisit par le bras et l’entraîna à quelque pas, en murmurant d’une voix basse et étouffée :

— Ne cherchez pas à me tromper par un sophisme ; j’ai commis une grande faute, mon fils, je le sais, en me faisant l’auxiliaire du mensonge ; mais souvenez-vous du motif qui me pousse à affronter le péché ; si, au péril de mon âme, je cherche à capter votre faveur, c’est que j’espère qu’au moment où Dieu vous appellera à lui, vous voudrez bien faire don à cette pieuse maison…

Martin-Simon laissa échapper un geste d’impatience.

— Je vous ai déjà dit, père prieur, répondit-il avec humeur, que vous étiez dans une grave erreur en ce qui me concerne, et qu’il m’était impossible de flatter vos bizarres espérances… Mais nos jeunes gens ont fini leur léger repas, et il est temps de partir.

Le prieur, avant de laisser sortir les étrangers, les conduisit devant le grand crucifix qui était le principal ornement du parloir. Il s’agenouilla dévotement lui-même ; Ernestine et Martin-Simon se signèrent, pendant que le chevalier de Peyras s’inclinait légèrement pour la forme. Cette cérémonie religieuse terminée, les hôtes du Lautaret se disposaient à prendre congé, lorsque le vieux moine leur fit faire une nouvelle station devant le tronc qui était scellé dans la muraille, près de la porte, et balbutia quelques mots latins ; les voyageurs comprirent que c’était un appel à leur charité.

Marcellin s’empressa de porter la main à la poche de sa veste, et, autant par générosité naturelle que par le désir peut-être de s’assurer la bienveillance des hospitaliers, il tira deux pièces d’or qu’il plaça ostensiblement dans le coffre. Le prieur s’inclina, mais ne donna aucune marque d’étonnement, comme le chevalier l’attendait peut-être en raison de la valeur de l’offrande.

Pendant ce temps, Martin-Simon semblait chercher sa bourse de l’air d’un paysan avare qui s’exécute à regret pour payer son écot ; il réunit dans sa main ce qu’il put trouver de monnaie dans ses poches, et vida le tout dans le tronc de l’hospice. Malgré les précautions qu’il prit pour cacher la valeur de son aumône, le reflet d’une lampe et le son du métal le trahirent : c’était une poignée d’or que ce singulier paysan venait de verser dans la boîte aux offrandes.

Le chevalier de Peyras et mademoiselle de Blanchefort se regardèrent avec stupéfaction ; mais le prieur, bien qu’il eût parfaitement observé du coin de l’œil ce qui se passait, ne parut nullement surpris et s’inclina comme il avait déjà fait pour le chevalier de Peyras.

— Mais, au nom du ciel ! qui êtes-vous donc, demanda Marcellin, vous qui payez ainsi une nuit d’hospitalité ?

— Ah ! vous avez vu ? dit le montagnard avec beaucoup de calme ; il n’y a rien là que de fort simple. J’avais fait vœu, si une certaine affaire assez chanceuse se terminait heureusement, d’offrir la moitié du produit aux révérends pères du Lautaret ; hier, j’ai terminé cette affaire à Grenoble, et aujourd’hui je m’empresse de soulager ma conscience… Ces sortes de vœux ne sont pas rares dans nos montagnes, où, soit dit en passant, on est plus dévot que dans vos villes.

Puis, comme s’il eût voulu couper court à des questions embarrassantes, il se dirigea vers la porte, et les jeunes gens le suivirent. Les chevaux étaient prêts, et, bien que l’on fût obligé de transporter de fort loin au Lautaret les fourrages et les autres provisions qu’on y consommait, ils semblaient avoir eu une provende abondante dans les écuries de l’hospice. Les voyageurs remercièrent le prieur de son hospitalité, montèrent à cheval, et partirent au grand trot, après que Martin-Simon eût fait au moine de nouvelles recommandations, que celui-ci écouta avec la même déférence et le même respect qu’auparavant.