La Mine d’or/IV

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IV

LE ROI DU PELVOUX.


En acquérant la certitude qu’ils étaient poursuivis, le chevalier de Peyras et mademoiselle de Blanchefort furent très alarmés.

— Holà ! maître d’école, demanda Marcellin à Noël, où conduit ce chemin ?

— Au village du Bout-du-Monde, monsieur.

— Et nulle autre part ?

— Nulle autre part.

— C’est bien à nous qu’ils en veulent, dit le chevalier en regardant Ernestine avec consternation, et, qui plus est, ils nous ont vus.

— Marcellin ! s’écria la jeune fille avec désespoir, ils vont s’emparer de moi et me ramener à mon père… Je ne supporterai jamais une pareille honte… Tuez-moi ! par pitié, tuez-moi !

Le chevalier examina rapidement les localités afin de reconnaître si elles ne lui présenteraient pas quelques moyens d’échapper à ses ennemis. Mais il s’aperçut aussitôt de l’inutilité de ses recherches ; à droite et à gauche s’élevaient des rocs escarpés, devant lui s’enfonçait en serpentant le chemin ou plutôt le sentier qui conduisait chez Martin-Simon.

— Monsieur le maître d’école, reprit-il avec une grande présence d’esprit, combien y a-t-il d’ici au village ?

— Virgile a dit…

— Répondez ! s’écria impérieusement le jeune homme en regardant par-dessus son épaule les cavaliers qui gagnaient du terrain.

— Une demi-lieue environ.

— Vous pouvez la faire en une demi-heure… Allez bien vite annoncer à monsieur Martin-Simon que le moment est venu de nous donner les secours efficaces qu’il nous a promis… On nous poursuit, vous le voyez.

— Eh ! que voulez-vous qu’il fasse contre les cavaliers de la maréchaussée ? demanda naïvement le magister.

— Se serait-il donc vanté d’un pouvoir qu’il n’a pas ? s’écria le chevalier avec un mélange de terreur et de colère ; n’importe, partez vite… et vous, Ernestine, suivez cet homme. Je vais tâcher de les retenir ici pendant quelques instans, et peut-être les secours arriveront-ils à temps pour moi-même.

— Marcellin ! s’écria la jeune fille avec énergie, je ne vous quitterai pas. Si nous devons retomber entre leurs mains, de grâce, ne tentez aucune résistance. Marcellin, songez…

— Eh bien ! drôle, vous êtes encore là ? dit le chevalier avec colère en levant son fouet sur le pauvre maître d’école, qui restait tout ahuri au bord du chemin. Allez dire à celui qui nous a conduits ici qu’il arme tout le village et qu’il vienne bien vite à notre aide.

Eusèbe se décida à s’enfuir de toute sa vitesse, autant pour échapper aux mauvais traitemens dont le menaçait l’impétueuxjeune homme que pour remplir sa mission.

— Suivez-le ! s’écria Peyras d’un ton suppliant ; au nom du ciel, Ernestine, laissez-moi seul ici. Votre présence embarrassera mes mouvemens et m’ôtera tout mon courage.

— Je reste, murmura la jeune fille ; oubliez-vous, Marcellin, que rien ne peut nous séparer désormais ? Pendant ce rapide dialogue, ils pressaient leurs montures autant que possible, et le chevalier de Peyras regardait toujours autour de lui si les localités ne seraient pas plus favorables qu’auparavant au projet de fuite qu’il méditait. Malheureusement, plus on avançait plus la contrée devenait rude et difficile. Les voyageurs se trouvaient en ce moment sur une espèce de corniche, bordée d’un côté par une montagne à pic, de l’autre par un abîme profond, célèbre dans le pays sous le nom de gouffre de la Grave, et dont la vue seule donnait le vertige ; il semblait impossible que les poursuivans et les poursuivis ne fussent pas avant peu côte à côte.

Michelot et ses acolytes gagnaient en effet du chemin ; bientôt les jeunes gens furent à portée d’entendre la voix du procureur qui disait avec colère :

— Ce sont eux, je garantis que ce sont là les drôles qui se sont si bien moqués de moi hier au soir… Mais cette fois ils ne m’échapperont pas ! Je n’ai plus de fièvre, quoique ce frocard de moine ait cherché à me persuader le contraire, et il ne sera pas facile de me donner le change.

Ces paroles prouvaient que le procureur n’était pas aussi bien instruit qu’on l’avait craint, et qu’il avait seulement des soupçons. Aussi Marcellin eut-il la pensée de payer d’audace et d’affronter un interrogatoire. Mais il connaissait trop bien de réputation la perspicacité de maître Michelot pour essayer de ce moyen à moins d’y être rigoureusement forcé, surtout lorsqu’il entendit un des cavaliers de la maréchaussée dire avec rudesse :

— Est-ce que vous avez remarqué, monsieur, que celui qui les accompagnait à pied s’est mis à détaler lestement dès qu’il nous a aperçus ?… Cela est louche. Que ces gens-là soient ou non ceux que vous cherchez, il faut que nous leur voyons un peu le blanc des yeux. Ils m’ont tout l’air de gibier de prison, avec leur cache-fripon et leurs chapeaux rabattus ! — Puis élevant la voix, il s’écria avec force : — Holà ! messieurs, un moment, je vous prie ; on a un mot à vous dire de ce côté.

Les fugitifs ne se retournèrent pas et continuèrent leur route, comme si le bruit des pas des chevaux sur le rocher les avait empêchés d’entendre cet ordre.

— Au nom du ciel ! Ernestine, reprit Peyras à demi-voix, ne vous obstinez pas à rester ici ; à quoi vous servira ce dévouement mal entendu ? Croyez-vous que si nous tombons entre leurs mains, leur premier soin ne sera pas de nous séparer ? Consentez à prendre un peu d’avance pendant que je les arrêterai ici. Ne craignez pas que l’on m’entraîne hors du pays avant qu’on se soit assuré de vous ; Michelot n’est pas homme à se contenter de la moitié de sa proie ; en me reconnaissant, il vous devinera sous votre déguisenient, il se mettra à votre poursuite, et pendant ce temps on pourra venir à notre secours.

Ces paroles décidèrent enfin mademoiselle de Blanchefort à prendre le seul bon parti que pouvaient suggérer les circonstances.

— Je cède, Marcellin, dit-elle avec émotion ; je cours au-devant de notre ami le montagnard ; mais, par grâce, pas de violence !

— Partez, partez, répéta le chevalier.

Ernestine lança son cheval en avant, tandis que Marcellin ralentissait l’allure du sien. Au détour du sentier, elle adressa un signe mélancolique au jeune homme et disparut rapidement.

Dès qu’ils s’aperçurent de cette manœuvre, les autres poussèrent des cris de menace et ordonnèrent impérieusement aux fugitifs d’arrêter. Tout à coup Marcellin, comme s’il eût voulu obéir à cet ordre, fit volte-face, se plaça de manière à barrer le chemin, et tirant un pistolet ! de sa ceinture, il cria aux gens de justice, qui n’étaient plus qu’à une courte distance :

— Si vous avancez d’un pas de plus, vous êtes morts ! Cette menace, faite d’un ton ferme et qui annonçait une sérieuse détermination, n’eût peut-être pas suffi pour intimider les cavaliers de la maréchaussée, mais elle eut un plein effet sur le procureur, qui retint la bride à son cheval et ordonna aux gendarmes de l’imiter.

— À quoi pense cet écervelé, s’écria Michelot, d’oser ainsi résister à la force publique ? Voyons, mon garçon, pas de folle témérité ! consentez seulement a répondre franchement à nos questions, et je vous promets qu’on ne sera pas trop sévère pour vous, dans le cas où vous ne vous trouveriez pas tout à fait en règle avec la loi. Certes, le procureur était de bonne composition, mais le chevalier ne crut pas qu’il fût temps encore d’en venir aux explications. Il jeta un regard rapide derrière lui, et répéta de sa voix menaçante :

— Si vous faites un pas de plus, vous êtes morts ! Le procureur, dont le visage pâle et les vêtemens en désordre rappelaient encore la terrible secousse de la veille, se redressa tout à coup sur sa selle, ses joues se colorèrent.

— Par tous les diables ! s’écria-t-il gaiement, je connais cette voix ! ou je me trompe fort, ou ce sacripant-là n’est autre que le chevalier de Peyras.

— En avant, donc ! dirent les gendarmes.

Mais au premier mouvement qu’ils firent pour lancer leurs chevaux, Michelot vit la gueule du fatal pistolet se tourner vers lui.

— Un moment, un moment, s’écria-t-il avec effroi ; le chevalier a mauvaise tête, et il le ferait comme il le dit… Laissez-moi parlementer avec lui et essayer les moyens de persuasion avant d’en venir aux extrémités.

Les gendarmes se décidèrent avec répugnance à rester immobiles. Le procureur toussa et prit un air majestueux, comme pour faire un long discours devant une cour de justice.

— J’espère que monsieur le chevalier, dit-il en s’inclinant, comprendra l’inutilité de la résistance, et qu’il ne m’obligera pas à employer, pour m’emparer de sa personne, comme j’y suis autorisé, des moyens qui me répugnent autant qu’à lui. Je puis assurer monsieur le chevalier qu’il sera traité avec toute la déférence que mérite un homme de sa condition.

Le procureur se tut et attendit une réponse ; Marcellin resta dans la même attitude et répéta du même ton qu’auparavant :

— Si vous faites un pas de plus, vous êtes morts ?

— Voilà une assez sotte logique, dit le légiste en s’agitant avec anxiété sous l’arme redoutable dirigée contre lui ; mais voyons, monsieur de Peyras, cessez de pareilles bravades ; je sais bien que vous êtes incapable de faire du mal à un honnête homme qui remplit son devoir.

— Vous un honnête homme ? s’écria Marcellin d’une voix irritée. N’est-ce pas vous qui avez détourné monsieur de Blanchefort, votre patron, de me donner sa fille. Si j’ai été obligé de m’enfuir avec celle que j’aime, n’est-ce pas vous qui en êtes cause, vous que je trouve maintenant porteur d’un ordre pour m’arrêter ? Prenez garde, Michelot, d’éveiller trop vivement mes souvenirs, car votre vie ne tient plus qu’à un mouvement de ma main !

Les injures parurent produire moins d’impression sur Michelot que le pistolet toujours braqué sur lui. Il tremblait qu’un mouvement convulsif du chevalier ne fît partir la détente, et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. Il n’osait pas donner l’ordre aux agens de la force publique de faire leur devoir ; mais il n’eût pas été fâché qu’ils prissent l’initiative ; les gendarmes le comprirent.

— Il faut en finir, dit l’un d’eux en détachant la carabine suspendue à l’arçon de sa selle.

Son camarade l’imita, et au même instant, comme pour ne pas être en reste de moyens de défense, Marcellin releva son manteau, qui pouvait l’embarrasser dans la lutte, saisit entre ses dents la bride de son cheval, et arma sa main gauche d’un second pistolet.

Les cavaliers de la maréchaussée regardèrent tranquillement ces démonstrations menaçantes ; mais le procureur, se glissant à bas de son cheval, se mit à couvert derrière sa monture.

— Au nom du roi, bas les armes et retirez-vous !

Marcellin ne pouvait parler, mais il agita ses pistolets d’un air de défi.

Le sang allait être versé peut-être, lorsqu’une troupe de montagnards parut tout à coup dans le défilé, et une voix forte et impérieuse s’écria derrière Marcellin :

— Bas les armes, tous ! malheur à celui qui portera le premier coup !

Cet ordre était donné par une personne qui semblait avoir l’habitude de commander. Les cavaliers redressèrent leur carabine, Peyras plaça un de ses pistolets à sa ceinture, sans abandonner l’autre par un reste de précaution, et tous regardèrent la troupe qui s’avançait rapidement vers eux. Le procureur se montra fièrement au milieu du chemin dès que la guerre parut un moment suspendue.

Le personnage qui intervenait si à propos pour Marcellin n’était autre que Martin-Simon. Il était à pied, et il portait le costume que nous connaissons déjà ; seulement, il avait remplacé son manteau de voyage par un de ces petits collets noirs qui étaient alors le signe de l’autorité dans les campagnes, comme aujourd’hui l’écharpe municipale.

Mais le digne homme avait douté peut-être de l’efficacité de ce vêtement officiel, car il avait pris soin de se faire accompagner par une vingtaine de robustes paysans, qui n’avaient pour armes que des bâtons ferrés et quelques outils de labourage, mais qui n’en paraissaient pas moins de force à exécuter les ordres de leur chef.

À la vue de ce renfort, le chevalier de Peyras se décida à mettre pied à terre ; se croyant sauvé, il alla au-devant de Martin-Simon, et lui tendit la main pour le remercier du secours qu’il lui portait. Mais, à son grand étonnement, son protecteur repoussa sa main et s’avança gravement vers le procureur, qui l’attendait avec non moins de gravité.

— Monsieur, dit Michelot, dès que Martin-Simon fut à deux pas de lui, si vous êtes, comme vous le paraissez, l’officier de justice de cette localité, je vous somme de me prêter main-forte pour… Miséricorde ! s’interrompit-il brusquement, c’est mon homme d’hier au soir, c’est le complice du chevalier !

— Oubliez ce que j’étais hier au soir, dit le montagnard avec dignité ; aujourd’hui je suis le bailli du village du Bout-du-Monde, sur les terres duquel nous nous trouvons, et j’ai le droit de vous demander en vertu de quel mandat vous agissez ?

— Ah ! c’est vous ?… dit Michelot en souriant sans répondre immédiatementà la question qui lui était adressée. Eh bien ! confrère, sans rancune ; on ne pouvait vous forcer de répondre aux questions que je vous adressais, et si j’avais deviné que vous étiez de l’état… Mais, enfin, n’en parlons plus. Aujourd’hui, je suis dans mon droit en arrêtant le chevalier de Peyras que voici, en vertu d’un ordre dont je suis porteur, et vous requiers de me prêter votre assistance.

— Sans doute, monsieur, je ne vous la refuserai pas si votre mandat est en règle. Je vous prie donc de me le montrer, après quoi nous pourrons agir de concert. Le chevalier fronça le sourcil.

— Auriez-vous la pensée de m’abandonner ? murmurat-il à l’oreille de Martin-Simon. Vrai Dieu ! vous êtes-vous joué de moi ?

Le bailli du Bout-du-Monde prit gravement le papier que lui tendait Michelot, le parcourut d’un coup d’ceil et le rendit en souriant.

— Je m’en doutais, reprit-il, ce mandat n’est pas en règle, et je ne souffrirai pas qu’on l’exécute sur le territoire de ma juridiction.

Michelot se troubla ; il savait mieux que personne ce qui manquait au mandat, mais il avait espéré en imposer à un pauvre juge de village, et il s’écria du ton d’une fausse colère :

— Que signifie ceci, monsieur le bailli ? me croyez-vous assez ignare, moi, procureur près du présidial de Lyon et un des plus anciens du métier, pour me charger d’un ordre qui ne serait pas dans les formes voulues par la coutume de Bordeaux ? Vous avez mal lu sans doute ; examinez donc, rien n’est plus clair « Ordre à maître Théobalde-Ignace Michelot, à ce délégué par les présentes, d’arrêter partout où il les trouvera la demoiselle Ernestine de Blanchefort et le chevalier Marcellin de Peyras… mandons et ordonnons, etc. » Que diable ! il n’y a rien à dire, et prenez garde, monsieur le bailli, à la responsabilité qui pèsera sur vous si vous m’empêchez de me saisir de la personne de monsieur de Peyras, ou si vous donnez asile et protection à mademoisellede Blanchefort !

Malgré l’assurance de Michelot, Martin-Simon ne parut pas ébranlé.

— Il ne sera pas si facile que vous le pensiez peut-être, reprit-il avec malice, de me faire prendre le change, maître Michelot. Hier au soir, à l’hospice du Lautaret, je n’avais pas qualité pour m’informer de quel droit un simple procureur tel que vous se trouvait chargé d’opérer des arrestations, et j’ai dû recourir à la ruse pour protéger ceux que vous poursuiviez ; aujourd’hui, il n’en est plus de même, et si vous êtes un aussi habile homme de loi que vous le dites, vous ne devez pas ignorer que ce mandat d’amener est seulement exécutoire sur le territoire du ressort du présidial de Lyon ; que hors ce territoire il est de nul effet ; qu’enfin, pour qu’il soit valable ici, dans le Dauphiné, sur les terres du bailliage du Bout-du-Monde, il faut au moins qu’il soit muni du pareatis du président du parlement de Grenoble, dont nous ressortissons ; et vous avez traversé Grenoble si vite, mon pauvre confrère, que vous avez oublié de remplir cette indispensable formalité.

Plusieurs fois Michelot, dans le cours de sbn voyage, s’était reproché l’oubli que le bailli relevait avec tant de justesse ; cependant il ne voulut pas encore se déclarer battu.

Nous savons déjà qu’il était tout à la dévotion du lieutenant criminel, et dans une affaire où son patron se trouvait personnellement intéressé, il croyait devoir montrer trois fois plus de zèle et de constance que dans les cas ordinaires.

Aussi semblait-il bien disposé à ne lâcher prise qu’à la dernière extrémité.

— Le pareatis du président du parlement de Grenoble n’est pas nécessaire dans l’espèce ! s’écria-t-il avec résolution ; dans lé cas d’urgence, on peut se passer du visa de l’autorité judiciaire sur le ressort de laquelle s’opère l’arrestation, sauf à remplir cette formalité plus tard, après que l’ordre a eu son effet. Ergo, je vouss somme encore une fois de me prêter aide et assistance.

— Et moi je ne souffrirai pas qu’une illégalité s’accomplisse sous mes yeux, répliqua Martin-Simon en s’animant à son tour ; ni vous ni les gens qui vous accompagnent ne porterez la main sur ce jeune homme, tant que vous n’aurez pas montré des pouvoirs qui vous y autorisent suffisamment. Ergo, je vous déclare que je repousserai la force par la force, si vous tentez aucune violence sur le chevalier de Peyras ou sûr toute autre personne, désignée par votre mandat, qui se trouverait sur les terres de ma juridiction.

En même temps il se rapprocha de ses compagnons, qui semblaient bien résolus à charger Michelot et ses agens sur un signe de leur maître. Le procureur était fort embarrassé ; il se rétourna vers les gendarmes ; comme pour les consulter. En ce moment, Marcelliñ prit la main du bailli par un mouvement chaleureux,

— Je vous avais mal jugé, murmura-t-il, et vous avez loyalement tenu votre parole. Mais, de grâce, dites-moi ce que fait Ernestine ?

— Elle est en sûrété près de ma fille, à qui il a bien fallu révéler son sexe ; vous allez la revoir : souvenez-vous seulement que, vis à vis de Margot, vous devez passer pour frère et sœur jusqu’à nouvel ordre.

li fut interrompu par Michelot ; qui l’entraîna à l’écart d’un air mystérieux et lui dit avec une bonhomie affectée :

— Voyons, bailli, ne nous cherchez pas de mauvaises chicanes ; vous savez sans doute qu’il s’agit du rept de la fille du premier magistrat de Lyon. Monsieur de Blanchefort est puissant, et si, par votre faute, je ne puis m’emparer de ces deux satanes jeunes gens, soyez certain qu’on trouvera moyen de vous faire payer cher un ridicule entêtement…Je suis sûr, continua-t-il plus bas, que l’on ne regretterait pas une centaine de pistoles pour vous décider à fermer les yeux sur le vice de formalité que vous reprochez au mandat. — Le bailli sourit d’ün air da dédaimn, et il se mit à parler à son tour d’une voix si basse, que ceux qui se trouvaient le plus près des interlocuteurs ne purent entendre un seul mot. Cependant on remarqua bientôt que le plus profond étonnement se peignait sur les traits du procureur à mesure qu’il écoutait Martin-Simon ; puis un colloque vif, rapide, mais toujours à voix basse, s’engagea entre eux. Au bout de quelques minutes, ils revinrent vers les spectateurs, et on jugea à l’expression triomphante de leurs visiges que leur querelle était ter minée à la satisfaction des deux partis ! Le chevalier regarda encore son champion d’un air de défiance, mais sa crainte ne fut pas de longue durée. — Messieurs, dit le procureur aux gendarmes, qui attendaient l’issue de cette scène, le vicer de forme qui vient d’êtré découvert dans mes pouvoirs, et certainés explications que m’a données monsieur le bailli du village du Bout-du-Monde, me décident à renoncer à l’exécution du mandat dont je suis porteur. Vous pouvez vous retirer à votre résidente ; je prends sur moi toute la responsabilité de cette mesure, et, en signe de réconciliation, j’accepte l’hospitalité que le roi du Pelvoux a daigné m’offrir.

Cette résolution était si inattendue, que les cavaliers ne pouvaient y croire. Ils firent quelques difficultés avant de déférer aux ordres du procureur ; mais deux ou trois louis que Martin-Simon leur glissa dans la main, et une décharge positive que Michelot leur écrivit au crayon, sur une pierre voisine, les satisfirent pleinement ; alors seulement ils n’hésitèrent plus à tourner bride.

Les montagnards poussèrent un bruyant hourra qui fit retentir l’écho dés rochers. Marcellin ne revenait pas de sa surprise, et il ne pouvait comprendre comment ce modeste fonctionnaire de village était parvenu à apaiser si subitement la colère de son persécuteur acharné. D’un autre côté, la présence de Michelot lui était pou agréable, et il cherchait à deviner quels motifs avaient pu décider Martin-Simon à le retenir.

Le procureur remonta à cheval pour se rendre au village, comme il y avait été invité. Le roi du Pelvoux allait donner le signal du départ, lorsque Marcellin lui dit à voix basse :

— Je sais, monsieur, que vous aimez à agir à votre guise, et je commence à croire que c’est toujours pour le bien… Cependant, continua-t-il en jetant un regard de haine sur Michelot, il m’est permis de vous demander pourquoi vous comptez réunir sous le même toit, ne fût-ce que pour un moment, ce légisté intrigant et nous ?

— Comme vous l’avez dit, jeune homme, répondit le bailli en riant, j’agis toujours à ma guise ; mais consolez-vous, bientôt tous les mystères seront éclaircis. En attendant, je vous demande de ne pas brusquer le procureur tant que vous serez ensemble chez moi, car je lui ai promis qu’il ne lui serait fait aucune injure ; et, s’il faut absolument vous donner une explication de ma conduite, je puis avouer déjà que je compte trouver en lui l’agent le plus actif et le plus dévoué à vos intérêts.

— Lui ! Michelot ? celui qui tout à l’heure encore a ordonné de tirer sur moi ? celui qui a empêché mon mariage en révélant à monsieur de Blanchefort le chiffre de mes dettes et en me calomniant auprès de lui ?

— Eh bien ! reprit Martin-Simon tranquillement, j’ai résolu qu’il serait un des témoins de votre mariage, et il le sera, vous verrez.

Puis, sans paraître s’apercevoir de l’étonnement qui se peignait sur le visage du chevalier, il se tourna vers les montagnards, leur dit quelques mots en patois du pays, et l’on se mit en marche aussitôt.

La route que l’on suivit était âpre, rocailleuse, et s’élevait insensiblement vers le haut pays. Cependant elle conservait une largeur suffisante, et les ornières dont elle était parallèlement sillonnée prouvaient qu’elle était fréquentée par des chariots pesans. C’était en effet la seule voie de communication que le village semblait avoir avec les vallées voisines, et il était facile d’apprécier à chaque instant les travaux immenses qu’il avait fallu faire por la rendré praticable. Martin-Simon, ou le roi de Pelvoux, puisque c’était l’un des noms que l’on donniait à ce mystérieux personnage, marchait à pied entre Peyras et Michelot, qui semblaient par un consentement tacite avoir oublié leur querelle récente, et il leur faisait remarquer avec complaisance les merveilles d’art, de patience et de courage qu’ils rencontraieñt à chaque pas. Là on avait dû comblér un abîme ; de ce côté on avait construit un pont sur un torrent écumeux ; plus loin, il avait fallu faire sauter un rocher enorme qui barrait le passage. Ce qu’avait coûté ce chemin d’un quart de lieu de longueur était incalculable, eu égard à la solitude et au peu de ressources du pays.

Bien que ni Peyras : ni l’homme de loi n’eussent peut-être l’esprit assez libre pour admirer ces remarquables travaux comme ils le méritaient, ils répondaient de temps en temps par des monosyllabes ou des signes polis aux observations de leur hôte. Ils ne s’adressaient pas directement la parole, il est vrai, mais leur contenance à tous les deux était plutôt pensive que menaçante, et on pouvait croire qu’il ne s’élèverait plus aucune altercation violente entre eux, si quelque circonstance inattendue ne venait réveiller i’ancienne querelle.

On gravit ainsi les premiers contre-forts des montagnes centrales, et on se trouva de nouveau devant un col ou défilé qui s’enfonçait entre deux rochers couverts de broussailles. Les deux rochers étaient si escarpés et si rapprochés l’un de l’autre qu’ils formaient comme les montans d’une porte gigantesque, ce qui avait donné l’idée de les réunir vers leur base par des troncs d’arbres à peine equarris en forme de traverse. Des pieux énormes, enfoncés dans le sol, achevaient cette clôture grossière, à laquelle étaient pratiqués des battans assez larges pour laisser passer deux chariots de front. C’était l’entrée de la petite vallée du Bout-du-Monde ; et telle était la disposition des lieux, que cette porte, comme celle de la grande chartreuse, pouvait seule donner accès dans une enceinte protégée de tous les autres côtés par des montagnes inaccessibles.

Mais ce fut seulement après avoir franchi ce portique, dont la nature avait presque fait tous les frais, que là beauté et là majesté du spectacle attirèrent l’attention des voyageurs. Bien que le défilé ne fût ni aussi long ni aussi sombre que celui du Lautaret, il y régnait une obscurité qui faisait ressortir davantage le charme prestigieux de la vallée située en perspective. On eût dit d’un de ces brillans tableaux de panoramas, pleins de vigueur et de soleil, vus à travers des masses d’ombre, à l’extrémité d’un couloir disposé exprès pour ajouter à l’illusion. Cette vallée n’avait pas les vastes dimensions de celle qui avait si vivement frappé les voyageurs quelques heures auparavant ; mais elle était plus fraîche, plus verte, plus riante, et d’autant plus admirable qu’elle contrastait avec les pics, les glaciers, les cônes imposans qui l’entouraient de toutes parts. C’était un ravissant parterre anglais au milieu de ces effrayantes masses de granit, un paradis terrestre où tout semblait être parfum, harmonie et bonheur. Des champs d’orge et de seigle, des vergers remplis d’arbres fruitiers, de verts pâturages, tranchaient sur les teintes graves et sur les neiges éblouissantes des montagnes. Au centre s’élevait le village, dont chaque maison blanche et gaie, avec son petit jardin et ses terrasses, semblait être un palais, auprès des chaumières rnisérables qu’habitaient les montagnards des contrées d’alentour. L’église élevait son mince clocher d’ardoise au niveau d’un énorme rocher qui, protégeant les habitations contre la chute des avalanches, dominait les autres constructions. Tout cela était perdu dans dés massifs de feuillage que dorait le soleil ; la vallée entière ressemblait assez à une corbeille de verdure et de fleurs.

Martin-Simon jouit un moment de l’étonnement et de l’enthousiasme de ses hôtes :

— C’est moi qui ai créé ce petit monde que vous voyez, dit-il avec l’accent d’une profonde satisfaction ; c’est moi qui ai rendu productifs ces rocs stériles, qui ai peuplé cette sauvage solitude, qui ai fait un asile sûr pour l’homme dans ce climat inhospitalier… Lé jour où mon père mit le pied dans ce coin abandonné du monde, il n’y trouva pour habitans qu’un pâtre en haillons et des chamois.

Il s’arrêta comme s’il eût craint d’en trop dire ; les deux étrangers le regardèrent avec admiration.

— Il faut que vous ayez été bien riche pour accomplir tant de merveilles ! s’écria le procureur.

— Et bien hardi pour oser les entreprendre ! dit le chevalier de Peyras.

Le roi du Pelvoux hocha la tête d’un air pensif.

— Il a fallu peut-être à la fois richesse, et courage, reprit-il, et peut-être a-t-il fallu autre chose encore… On m’a souvent accusé de sorcellerie, et en vérité je ne sais s’il n’y en a pas un peu dans l’histoire de ce petit pays… Mais passons, messieurs ; vous aurez le temps d’examiner en détail les merveilles de notre vallée. Je compte vous y retenir peudant quelques jours, monsieur de Peyras ; et vous, monsieur le procureur, ce ne sera pas aujourd’hui la dernière fois que vous viendrez la visiter.

Quis novus hic nostris successif sedibus hospes ! murmura une voix mélancolique.

— Martin-Simon tressaillit et jeta un regard inquiet sur le maître d’école, qui était à quelques pas de lui, appuyé contre un rocher. Ces paroles de mauvais augure semblèrent l’affecter péniblement, dans un moment ou il avait sans doute quelque triste pressentiment de l’avenir ; et il doubla le pas en silence.