La Mine d’or/III

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II

LE MAGISTER


Le jour commençait à poindre dans la vallée du Lautaret, lorsque les voyageurs quittèrent l’hospice. Martin-Simon, monté sur un grand cheval un peu lourd, mais d’allure douce et au pied sûr, était enveloppé d’une épaisse cape de laine, pour se préserver du froid, très vif dans ces hautes régions, malgré la saison. Ernestine et Marcellin furent bientôt forcés de l’imiter et se couvrirent aussi de leurs manteaux, humides encore de la veille. Le chevalier de Peyras éprouvait le besoin de se plier à la circonstance et de se concilier les bonnes grâces de son protecteur inconnu ; il poussa la complaisance jusqu’à porter fraternellement à ses lèvres la gourde d’eau-de-vie que lui offrit le montagnard, et la rendit après avoir avalé quelques gouttes du contenu. Martin-Simon passa légèrement son doigt sur l’orifice du flacon et toucha son chapeau pour saluer mademoiselle de Blanchefort, qui le remercia en souriant. Puis, après avoir bu assez longuement à la bouteille, il donna un coup de talon à sa monture, fit claquer ses doigts d’un air joyeux, et dit à ses compagnons :

— Courage, enfans ! tout ira bien.

Ce ton d’assurance et de sécurité ne manqua pas son effet sur les deux jeunes gens. Il y avait dans leur nouvel ami je ne gais quelle autorité mystérieuse qui leur inspirait la confiance, et ils le connaissaient assez déjà pour être sûrs qu’il n’avait pas fait de promesses sans avoir la possibilité de les réaliser. D’où provenait cette autorité ? C’était là le problème ; mais par cela même que l’origine en était mystérieuse et qu’on ne pouvait lui assigner des limites précises, ils s’en fiaient aveuglément à elle. En voyant Martin-Simon prodiguer l’or avec tant d’insouciance et offrir sa protection si fièrement, le chevalier de Peyras avait eu la pensée, un moment, que son guide était un grand personnage qui, par bizarrerie ou par tout autre motif, voulait garder l’incognito ; mais il abandonna bientôt cette conjecture. Il y avait dans lé montagnard une simplicité de manières, une franchise qui ne pouvaient être affectées, et son langage annonçait une éducation plutôt solide que brillante. Aussi le chevalier, las enfin des suppositions absurdes qu’il faisait au sujet de Martin-Simon, profita-t-il de la première occasion qui se présenta de se rapprocher de lui, et lui adressa des questions détournées afin de pénétrer son secret.

Mais le bonhomme était sur ses gardes. Avant de révéler à son compagnon ce qu’il semblait lui cacher, il voulait l’étudier lui-même et s’assurer s’il était digne de sa confiance. Il parvint donc à éluder toutes les demandes de Peyras, et bientôt, intervertissant les rôles avec adresse, il se mit à questionner à son tour.

Le chevalier n’avait aucune raison de dissimuler vis-à-vis d’un homme qui lui avait déjà rendu de si grands services ; il laissa voir le fond de son caractère, singulier mélange de bonnes qualités et de brillans défauts. Le montagnard l’écoutait avec un vif intérêt, tantôt souriant avec complaisance, tantôt fronçant le sourcil et haussant les épaules, suivant qu’il approuvait ou non ce que disait son jeune compagnon. Quant à Ernestine, elle ne prenait part à la conversation qu’à de rares intervalles, lorsqu’une question précise lui était adressée par l’un ou l’autre des interlocuteurs.

Cependant on avançait péniblement, aux pâles clartés de l’aurore ; la tempête de la veille avait bouleversé la route et éparpillé des roches énormes sur le passage des voyageurs. Dans plusieurs endroits de la vallée, on voyait de longues traînées blanches qui sillonnaient des pâturages verdoyans et des forêts de pins : c’étaient les avalanches qui, la nuit précédente, étaient tombées des glaciers avec un si horrible fracas.

Bientôt le soleil monta sur l’horizon. La lumière illumina l’une après l’autre les crêtes des montagnes, en commençant par les plus hautes ; puis elle s’abaissa vers les cônes herbeux qui formaient les gradins inférieurs, et elle finit par s’étendre sur tout le paysage. L’orage avait donné à l’air une transparence remarquable ; on pouvait embrasser du regard d’immenses pays. Le chemin faisait mille détours dans la vallée, à cause des rocs et des obstacles de tout genre qu’il fallait tourner à chaque pas ; mais la distance en ligne droite n’était pas très considérable, et on pouvait voir encore distinctement les murailles sombres de l’hospice se dessiner sur le fond jaunâtre de la montagne qui le domine. En face des voyageurs s’ouvrait une fissure profonde où le chemin disputait l’espace à un torrent furieux : on eût dit que la montagne s’était fendue du haut en bas pendant un tremblement de terre, pour former cet affreux défilé.

Au moment de s’y engager, Martin-Simon jeta un regard en arrière, du côté du Lautaret, afin de s’assurer s’ils n’étaient pas poursuivis. Son œil perçant n’aperçut rien qui pût éveiller ses craintes ; aussi dit-il gaiement à ses protégés :

— En avant, mes jeunes amis ; si nous pouvons mettre entre nous et Michelot ce col que vous voyez là, et si rien ne nous fait perdre de temps, il ne sera plus nécessaire de songer à ceux qui vous poursuivent, et nous rirons du bon tour que nous leur aurons joué. Une fois sur le territoire du Bout-du-Monde, je sais bien comment je dois vous défendre. Marchons donc, et que cette demoiselle ne s’effraye pas : il n’y a pas de danger.

Cette recommandation n’était pas hors de propos ; à peine avaient-ils fait trente pas, qu’ils se trouvèrent dans une obscurité assez épaisse, relativement à la lumière dont leurs yeux étaient frappés un moment auparavant. Les parois de cet abîme n’étaient séparées que par une distance de cinquante à soixante pieds, et s’élevaient, comme des murailles, à une hauteur prodigieuse. Une étroite bande bleue et une échancrure lumineuse à l’extrémité étaient tout ce qu’on pouvait apercevoir du ciel ; un brouillard humide et glacé enveloppait les voyageurs et assombrissait encore l’atmosphère. Le bruit du torrent, répercuté mille fois par l’écho, couvrait le bruit de la voix et celui du pas des chevaux. Des pitons de rochers et des pics de glaces, suspendus à une prodigieuse élévation, menaçaient les passans d’une chute terrible. Quelques broussailles d’un vert sombre avaient pu seules enfoncer leurs racines dans les masses de granit en décomposition qui se dressaient à droite et à gauche. Ajoutez que le torrent, grossi par l’orage de la nuit précédente, avait quitté son lit pour envahir une partie du chemin, de sorte que son écume jaillissait par momens jusque sur les sabots des chevaux, et l’on conviendra que l’aspect redoutable de ces lieux était bien capable de frapper de terreur une jeune fille comme Ernestiné de Blanchefort, habituée aux scènes paisibles, aux douces émotions de la vie civilisée.

Aussi la jeune voyageuse sentit-elle bientôt le froid qui régnait dans le défilé pěnétrer jusqu’à son cœur. Elle jeta un coup d’œil inquiet sur Marcelfin, comme pour s’assurer qu’il viendrait à son secours au besoin ; mais le chevalier lui-même éprouvait ce sentiment inexprimable d’admiration qui saisit les gens du monde à la vue des grands tableaux de la nature. Cependant, il remarqua l’émotion de sa compagne, et il s’avança pour la soutenir, en lui adressant quelques mots que le fracas d’une cascade voisine empêcha d’entendre. Heureusement cette faiblesse dura peu : Ernestiné sourit à Marcellin pour le remercier, et la petite caravane continua son chemin.

Martin-Simon n’avait pas remarque cette scène muette entre les deux jeunes gens ; toute son attention était concentrée sur un point noir et mobile, qui se montrait à l’extrémité de la gorge et semblait s’avancer vers eux.

Bientôt ce point noir devint plus distinct à mesure que la distance devenait moins grande, et il prit les proportions d’un homme de haute taille qui marchait lentement, un livre ouvert à la main. Certes, il fallait aimer passionnément l’étude pour s’y livrer dans un parcil endroit. Cependant ce goût si prononcé pour la lecture ne parut pas étonner le montagnard des qu’il eut reconnu le personnage qui venait ainsi au-devant de lui.

— Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, c’est Eusèbe Noël, le magister du Bout-du-monde. Pourquoi diable vient-il ici promener son Virgile, au lieu de rester tranquillement au village pour instruire ses bambins ? Peut-être a-t-il quelque chose à me dire de la part de ma fille Margot, car ses savantes promenades du matin ne l’ont jamais entraîné si loin, excepté toutefois le jour où nous l’attendions pour déjeuner, et où l’on vint nous apprendre qu’on l’avait trouvé dans les glaciers du Pelvoux, sans qu’il pût expliquer comment il était arrivé là… C’est un original si distrait, si entiché de son poëte latin, qu’il pourra souvent vous donner occasion de rire à ses dépens… N’en usez pas trop, je vous prie, car ce pauvre Eusèbe est, après tout, un excellent vieillard qui a fait l’éducation de ma fille, et que tout le monde aime au village.

Au moment où finissait cette recommandation, on se trouvait si près du personnage en question que Marcellin et Ernestine purent l’examiner à loisir. C’était un homme de soixante ans, maigre, jaune, dont les gros yeux hébétés étaient chargés de volumineuses lunettes d’acier. Il était vêtu d’un habit et d’une culotte de drap noir, rapés et malpropres. Ses jambes, à cause sans doute de la fraîcheur de la matinée, étaient couvertes de ces guêtres de grosse laine bleue que portent les montagnards. Ses cheveux plats et lisses étaient poudrés économiquement avec de la farine ; trois plumes à écrire, attachées sur son vieux chapeau en guise de panache, annonçaient à tous venans, suivant l’usage encore suivi dans les hautes Alpes, que le brave maître Eusebe Noël pouvait enseigner à fois la lecture, l’écriture et même le latin.

Malgré ce costume hétéroclite, le pauvre instituteur avait un air de naïveté, de bonhomie qui prévenait en sa faveur et désarmait les plaisanteries. Il était tellement absorbé par sa lecture, qu’il se trouvait à trois pas des voyageurs sans les avoir aperçus, et il allait se heurter contre le cheval de Martin, qui marchait le premier, lorsque le montagnard s’écria d’une voix forte :

— Eh bien ! magister, à quoi pensez-vous donc ?

L’éclat retentissant de cette voix fit tressaillir le maître d’école, et l’arrêta court au milieu du chemin. Il laissa tomber son livre, regarda autour de lui de l’air du plus profond étonnement.

Infandum ! s’écria-t-il ; comment suis-je venu ici ? Je croyais… je pensais…

— Vous croyez être encore à vous promener sur la place de l’Église, n’est-ce pas ? dit Martin-Simon, et vous vous trouvez dans le défilé du Lautaret, à deux lieues au moins du village. Je m’étonne que vous ayez pu arriver jusqu’ici sans vous rompre dix fois le cou

— Que voulez-vous, bailli ? dit tranquillement Eusèbe Noël en ramassant son bouquin et en faisant une córne à l’endroit du livre où il s’était arrêté ; je lisáis le quatrième livre de l’Enéide, et certainement c’est le plus beau… Je le demande à ce jeune monsieur, qui n’a pas dû encore oublier les vers admirables du cygne de Mantoue, n’est-ce pas que le quatrième livre est le plus beau de tous ?

C’est à mademoiselle de Blanchefort que le maître d’école, trompé par son air de jeunesse, adressait cette question. Ernestine sourit, mais, avant qu’elle eût pu répondre, Martin-Simon reprit d’un ton brusque :

— Au diable le quatrième livre et tous les autres ! N’est-ce pas une honte que vous relisiez sans cesse des choses que vous savez par cœur ? Mais voyons, continua-t-il d’un ton plus doux en cherchant à fixer l’attention de son interlocuteur, rappelez vos souvenirs, mon bon Noël ; ma fille Marguerite ne vous a-t-elle pas envoyé au-devant de moi pour me porter quelque message, ou bien êtes-vous venu ici par pure distraction, comme à l’ordinaire ? Allons ! cherchez bion : Margot ne vous a-t-elle pas chargé de me dire quelque chose ?

Le bonhomme parut chercher dans sa mémoire une pensée fugitive, que les aventures du pius Enéas en avaient chassée.

— Oui, oui, dit-il avec précipitation, mademoiselle Marguerite m’avait envoyé au-devant de vous jusqu’au rocher de la Quille, mais là j’ai ouvert mon Virgile pour consulter le sort, et…

Il s’interrompit tout à coup, examina soigneusement à travers les verres biconcaves de ses lunettes les deux compagnons de route de Martin-Simon, et il demanda d’un air inquiet :

— Est-ce que vous conduisez ces messieurs chez vous ?

— Eh ! quand cela serait ?

— Ne le faites pas, ne le faites pas, répéta très vite le magister en regardant tour à tour les inconnus et le montagnard ; vous vous en repentiriez tôt ou tard, et il vous arriverait malheur à cause d’eux.

— Et pourquoi cela, fou que vous êtes ? demanda Martin-Simon, qui ne pouvait s’empêcher de rire de l’air important du vieux cuistre.

— Parce que les présages sont funestes ; vous avez beau ne pas croire aux sortes virgilianæ, bailli, il n’est pas moins vrai que l’admirable poëme de l’ami d’Octave a le pouvoir de prédire l’avenir. Or, ce matin, en me mettant en route pour venir au-devant de vous, j’ai ouvert le livre au hasard, comme je le fais chaque jour, et je suis tombé précisément sur ce vers : Quis novus hic nostris successit sedibus hospes ? Hein ! est-ce qu’il n’y a pas de quoi trembler ?

— Je me soucie bien de ce galimatias ! Je ne comprends rien à votre grimoire. Je vous demande…

— Ah ! vous ne comprenez pas. Je suis fâché, bailli, de ne pas vous avoir donné des leçons de latin. On dit que c’est votre père qui a dirigé votre éducation, et, si j’ai bonne mémoire, il n’était pas de première force sur les classiques. Eh bien ! je vais vous apprendre ce que signific ce vers. Cela veut dire mot pour mot : « Quel est ce nouvel hôote qui vient s’asseoir à nos foyers ? », C’est clair, cela, et j’ai vú tout de suite que si, aujourd’hui, vous receviez quelque étranger chez vous, il vous arriverait indubitablement malheur.

Martin-Simon interrompit par un geste d’impatience le pauvre diable, qui ne comprenait pas qu’on pût se jouer ainsi des sortes virgilianæ.

— Maître Eusèbe, reprit-il, vous êtes aussi superstitieux avec votre latin que les plus sots paysans de Queyras qui croient aux lutins et aux sorciers, et c’est une honte pour un homme aussi savant que vous… Mais il ne fait pas bon causer ici, et j’ai hâte d’arriver chez moi ; dites-moi donc bien vite de quel message ma fille vous a chargé ?

Pressé ainsi, le distrait pédagogue sembla scruter de nouveau sa mémoire et répondit gravement :

— On vous attendait hier au soir au village, mais la tempête qui s’est élevée tout à coup a fait supposer que vous passeriez la nuit au Lautaret et que vous n’arriveriez que ce matin.

— On avait deviné juste. Eh bien ! pourquoi ma fille n’a-t-elle pas attendu mon arrivée ? pourquoi vous envoie-t-elle au-devant de moi ?

— Elle m’a dit… oui, c’est cela… elle m’a dit qu’elle se portait bien et qu’elle avait le plus grand désir de vous voir.

— Est-ce là tout ? demanda Martin-Simonavec étonnement, n’avez-vous rien oublié ? Je soupçonne que Margot ne vous eût point dérangé pour si peu.

Noël regarda en dessous les étrangers.

— C’est tout, dit-il enfin, je suis sûr qu’elle ne m’a pas chargé d’autre chose.

Vainement Martin-Simon insista-t-il pour fixer la mémoire du magister ; il ne put rien obtenir de plus.

— Peste soit du fou ! s’écria-t-il avec dépit, je suis sûr que ma fille lui a donné quelque commission pour moi et qu’il l’a oubliée en lisant son livre sempiternel ; mais probablement il ne s’agit pas d’une chose fort importante, car elle m’eût envoyé un autre messager… Allons, il n’y a rien à tirer de cette tête fêlée ; partons, car aussi bien nous avons perdu un temps précieux !… Monsieur Noël, continua-t-il tout haut, marchez devant nous et tâchez de ne pas oublier que nos chevaux seront sur vos talons.

Quis novus hic nostris successif… grommela le magister.

Cependant, le mouvement des chevaux l’avertit qu’en restant en place il risquait d’être écrasé, et il se mit à faire de grandes enjambées pour précéder la petite caravane, qui se dirigea de nouveau vers l’extrémité du défilé.

Cette conversation avait rendu Martin-Simon rêveur et pensif. Comme le chemin devenait plus large et plus commode à mesure que l’on avançait, le chevalier de Peyras put adresser à son guide quelques questions polies au sujet de sa préoccupation.

— J’aime à croire, monsieur, demanda-t-il, qu’il n’y a rien dans la rencontre de cet homme qui doive vous alarmer pour votre famille et vos amis ?

— Je ne sais ; peut-être n’y a-t-il dans la présence du magister à cette distance du village qu’une distraction fort ordinaire de ce bon Eusèbe Noël ; je pourrais en citer de lui de beaucoup plus fortes ; mais peut-être aussi ma fille, qui connaît son zèle pour nos intérêts, l’a-t-elle chargé de m’apprendre quelque événement survenu pendant mon voyage… Enfin tout ceci va bientôt être éclairci : dans deux heures nous serons chez moi et nous saurons à quoi nous en tenir. Il ne faut pas croire que ce digne homme soit toujours aussi nul, aussi hébété que vous l’avez vu tout à l’heure ; par exemple, il est impossible d’enseigner mieux que lui les connaissances qui sont la base de l’éducation : il a une méthode simple, claire, qui réussit avec les intelligences les plus obtuses. Lorsqu’il arriva au Bout-du-Monde, pauvre, crotté, mourant de faim, il n’y avait personne qui sût lire dans notre vallée, excepté mon père et moi. J’étais alors occupé à former l’établissement que vous verrez bientôt, et il entrait dans mes projets de répandre un peu d’instruction parmi nos montagnards ; j’accueillis donc Eusèbe Noël, qui était tout jeune encore à cette époque et qui allait de village en village instruire les enfans pour un modique salaire. Je lui donnai une petite maison, un ooin de terre, et il se crut le plus heureux des hommes, en se comparant à Tityre, un berger d’autrefois, à ce qu’il paraît. C’est lui qui a appris à lire, à écrire et à compter à tout le village ; mais c’est surtout à l’éducation de ma fille qu’il s’est surpassé ; croiriez-vous que j’ai eu toute la peine du monde à l’empêcher d’enseigner le latin à Margot ? Le brave homme me jurait qu’aujourd’hui on enseignait le latin aux jeunes demoiselles, et qu’à Paris les dames citaient Virgile à tout propos. — Un bruyant éclat de rire du montagnard fit retentir l’écho des rochers à ce plaisant souvenir. Les deux jeunes gens l’imitèrent, quoique avec réserve. Après avoir donné carrière à sa gaieté, Martin-Simon reprit avec plus de calme : — Où en étais-je donc ? ah ! je crois que nous parlions de ce pauvre diable que vous voyez là-bas, trottant sur ses grandes jambes maigres, les bras ballans et sa longue échine courbée en avant, comme s’il allait tomber… Je vous disais que lorsque par hasard il oublie de rabâcher son Virgile, c’est un homme d’intelligence sûre et rapide ; il serait peut-être alors capable de grandes choses, si ces éclairs de raison duraient plus longtemps, et s’il ne retombait bientôt dans son péché d’habitude, la distraction. Cependant je vous avouerai que je soupçonne le magister de se servir quelquefois de son infirmité réelle pour veiller à ses propres affaires avec plus d’attention qu’on ne l’en croirait capable. Ainsi je serais disposé à croire que le manège de tout à l’heure, lorsque je l’ai interrogé en votre présence, n’était qu’une comédie.

— Alors, à quoi bon ce prétendu défaut de mémoire ?

— Peut-être a-t-il à me transmettre quelques nouvelle qui me regarde seul. Quant à ces soi-disant présages, je jurerais que c’est une invention du rusé compère pour me refroidir à votre égard, car vous avez dû déjà-vous apercevoir qu’il ne vous voyait pas d’un bon œil.

— Et quels motifs peut avoir un pareil homme, demanda le chevalier avec hauteur, pour nous être hostile ?

— Quels motifs ? répliqua le montagnard ; ma foi ! je l’ignore ; j’ai remarqué seulement qu’il ne voyait jamais avec plaisir un étranger venir chez nous et recevoir bon accueil de ma fille ou de moi… Observez-le, continua-t-il en désignant Noël, qui, tout en marchant à vingt pas en avant, tournait souvent la tête d’un air animé vers les voyageurs, on dirait que le coquin se doute que nous parlons de lui… Allez, allez, c’est un finaud, et maintenant que nous voici dans la vallée, et qu’il pourra me tirer à l’écart, il va peut-être se raviser.

La petite troupe débouchait en effet dans un large et magnifique bassin aussi bien cultivé que le permettait l’élévation du sol au-dessus du niveau moyen du reste de la France. Il était encadré par de hautes montagnes et parsemé de vastes champs de seigle vert. Sur le flanc de ces montagnes s’étageaient des bois de noyers, de pommiers, de cerisiers, puis au-dessus des bouleaux, des érables, et enfin des sapins qui touchaient à la région des neiges éternelles. Quelques villages au toit de chaume égayaient la campagne. Des troupeaux nombreux couvraient les pâturages ; des montagnards allaient et venaient dans les sentiers. Le fougueux torrent que nos voyageurs avaient côtoyé traversait tout le vallon, mais il était pur et tranquille. Cet aspect inattendu arracha au chevalier et à sa compagne un cri d’admiration. Leur guide s’arrêta complaisamment pour leur permettre d’examiner plus en détail ce site enchanteur.

— Monsieur Martin-Simon, demanda Ernestine avec empressement, est-ce là que vous demeurez ?

— Pas tout à fait, ma chère demoiselle, je suis un vieil ours qui ne descend pas dans la plaine… c’est de ce côté qu’est ma demeure. — En même temps il étendit la main vers de hautes montagnes sèches et désolées qui se dressaient sur la gauche du bassin. Mademoiselle de Blanchefort poussaun soupir ; Martin-Simon parut deviner sa pensée : — Ne vous désolez pas, dit-il gaiement, notre village n’est pas aussi triste, aussi misérable que ceux-ci vous le paraîtraient si vous les examiniez de plus près, et quoique nous ne puissions vous y promettre tout le luxe, toute l’abondance auxquels vous êtes habituée, vous y trouverez plus d’aisance et de bien-être qu’ici.

Sunt nobis castaneæ mollès et pressi copia lactis, murmura le maître d’école, qui s’était approché des voyageurs.

-Que diable murmurez-vous là, Eusèbe ? demanda Martin-Simon, qui croyait avoir trouvé une expression d’humeur dans les paroles à peu près inintelligibles pour lui du magister ; vous n’oseriez pas, je l’espère, déprécier le pays où vous avez été si bien accueilli et où vous avez été comblé de tant de bienfaits ?

— Un pays, continua Noël les yeux fixes, les traits immobiles, et en proie évidemment à cette distraction étrange dont il ne pouvait se défendre, un pays où il y a des mines d’or !…

Martin-Simon tressaillit. Il se tourna du côté des jeunes gens pour s’assurer s’ils avaient entendu cette parole du magister.

Ernestine et le chevalier étaient à quelques pas occupés à contempler le paysage. Le montagnard jeta sur Noël un regard menaçant et lui dit à voix basse :

— Etes-vous véritablement idiot, et voulez-vous donc appeler chez nous, avec de pareilles absurdités, tout ce que la France recèle de bandits ? Avez-vous oublié, vieux fou, que ces savans qui s’étaient abattus sur notre pays comme une ruée de corbeaux, ont reconnu que nos montagnes ne contenaient pas assez d’or pour faire une seule des petites croix que portent les jeunes filles de la Guisanne ?

Le magister releva vivement la tête.

— J’ai donc parlé ? murmura-t-il, j’ai donc laissé échapper… Bailli, je vous en prie, répétez-moi ce que j’ai dit.

— Vous avez prononcé des paroles imprudentes, répliqua sévèrement Martin-Simon ; mais restons-en là, et, puisque nous sommes seuls, dites-moi bien vite de quel message ma fille vous a chargé pour moi… Je suppose que la mémoire vous est enfin revenue ?

Noël sourit d’un air d’intelligence.

— Je vais vous le dire, fit-il avec volubilité ; il est certain que Raboisson a reparu dans le pays, et il peut venir au Bout-du-Monde d’un moment à l’autre.

Une malédiction s’échappa entre les dents serrées de Martin-Simon.

— Je comprends maintenant pourquoi ma fille vous a envoyé m’avertir de l’apparition de cet homme dans nos montagnes, dit-il précipitamment ; il faut que j’aille bien vite voir s’il a eu l’audace de se présenter chez moi malgré ses promesses… ma pauvre Margot pourrait se trouver dans un mortel embarras ! Vous, magister, vous allez conduire ces jeunes gens au village, mais le plus lentement possible ; je veux avoir le temps d’éloigner ce misérable… Surtout, maître Eusèbe, tâchez de conserver vis-à-vis d’eux autant de présence d’esprit et de lucidité que vous en avez en ce moment. Ils vont certainement vous interroger sur ce qui me regarde ; vous pouvez leur dire ce que tout le monde sait, ce que tout autre habitant du pays pourrait leur dire à votre place ; mais gardez-vous de leur en dire davantage. Prenez garde !

— Et vous, bailli, n’oubliez pas non plus mes avis. Vous persistez donc toujours à recevoir chez vous ces inconnus, malgré le présage funeste du quis novus hic nostris… ?

— Martin-Simon, sans l’écouter, rejoignit Marcellin et Ernestine, qui causaient confidentiellement à quelques pas.

— Mes bons amis, dit-il en cherchant à adoucir l’expression inquiète de son visage, je viens d’apprendre une nouvelle qui m’oblige à vous précéder au Bout-du-Monde ; je pense que maintenant vous ne courez plus aucun danger. Suivez monsieur Noël, qui vous montrera le chemin ; je vais donner des ordres pour que l’on vous reçoive dignement… Adieu, dans deux heures nous nous retrouverons ensemble.

Il porta la main à son chapeau, fit un signe impérieux au magister, et remonta la vallée avec toute la rapidité qu’il pouvait donner à son cheval sur un chemin âpre et raboteux. Dans le premier moment, le chevalier de Peyras et mademoiselle de Blanchefort ne savaient trop s’ils devaient se plaindre ou se féliciter du départ subit de leur protecteur. Cependant Marcellin comprit qu’avec un homme aussi distrait que l’honnête magister, il lui serait facile, avant d’accepter l’hospitalité de Martin-Simon, d’obtenir tous les éclaircissemens qu’il pourrait désirer sur ce personnage mystérieux. Ernestine éprouvait aussi un vif désir de connaître mieux qu’elle ne l’avait fait jusque-là ce généreux étranger à qui elle avait donné sur elle les droits d’un père. Ils prirent donc aisément leur parti d’un incident qui allait leur permettre enfin de satisfaire leur ardente curiosité.

De son côté le magister gardait une contenance embarrassé vis-à-vis de ces deux inconnus, dont l’arrivée au Bout-du-Monde semblait le contrarier singulièrement. Il n’osait les aborder, et marmottait quelques vers latins analogues à sa situation présente. Au même moment, le chevalier, qui sentait l’importance de se concilier l’affection du magister, cherchait aussi dans sa mémoire une bribe de son Virgile pour flatter la manie du pédagogue, et il s’approcha de lui en déclamant avec emphase :

— Allons, mon savant guide, nos coursiers s’impatientent : Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum.

Certes, si le chevalier voulait exprimer par cette citation le piaffement de ses coursiers, jamais allusion n’avait été plus fausse, car les pauvres bêtes fatiguées étaient aussi immobiles que des termes, lorsqu’on ne les excitait pas du fouet et de l’éperon. En entendant parler la langue de son auteur favori, Eusèbe Noël perdit la tête. Sa figure refrognée se dérida, et, tendant au chevalier sa main osseuse, il dit avec une joie d’enfant :

— Eh mais ! vous êtes donc un lettré, vous ? vous savez votre Virgile ? Dieu soit loué ! Boni quoniam convenimus ambo.

Après cet échange affectueux de latin, les deux hommes devinrent les meilleurs amis du monde. On se remit en marche à petits pas, en causant fraternellement de Virgile et même de Cicéron, gens que le chevalier n’avait jamais beaucoup connus, et avec lesquels il était brouillé depuis longtemps. Cependant il ne perdait pas de vue son but principal, qui était toujours de mettre son guide sur le chapitre de Martin-Simon. Voyant, au bout de quelques instans, que le pédant ne semblait pas disposé à s’expliquer sur ce point sans provocation, il l’interrompit brusquement au milieu d’une tirade sur le bonheur si anciennement vanté des agricolas.

— À propos des agricolas, dit-il, est-ce que monsieur Martin-Simon, ce bonhomme qui était là tout à l’heure, serait véritablement un agricola, un cultivateur, comme il le dit ? Je soupçonne qu’il s’est amusé un peu de notre crédulité ; qu’en pensez-vous, docte Eusèbe ? Notre hôte n’est-il rien de plus qu’un riche paysan ? Mais la question était trop directe et trop précise pour que Noël ne fût pas sur la défensive.

— Il est ce qu’il vous a dit, répondit-il laconiquement.

Marcellin fit un geste d’impatience, et dans son dépit il allait peut-être adresser au magister quelque parole piquante, ce qui aurait tout gâté ; mademoiselle de Blanchefort s’empressa d’intervenir :

— Monsieur Noël, demanda-t-elle de sa voix douce, si vous ne voulez pas nous parler de monsieur Martin-Simon, vous pouvez du moins nous donner quelques renseignemens sur mademoiselle Marguerite, sa fille et votre élève. Son père prétend qu’elle est aussi instruite que sage et bonne ?

C’était là d’ordinaire un sujet sur lequel ne tarissait pas la verve du maître d’école ; mais, dans la circonstance présente, cette question, adressée par une personne qu’il prenait pour un jeune et joli garçon, ne plut nullement à Noël. Il lui jeta un regard de travers et répondit sèchement :

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Prenez garde, monsieur le maître d’école… je vous parle d’une jeune fille qui doit être pour quelque temps ma compagne, et mon empressement à la connaître est fort naturel.

— Eusèbe, toujours trompé par le costume masculin d’Ernestine, dressa les oreilles à ce mot de compagne. Son visage devint tout à coup rouge et bouffi ; ses yeux s’écarquillèrent démesurément derrière ses lunettes.

— Sa compagne ! vous ? murmura-t-il d’une voix étranglée.

Pour toute réponse, Ernestine, oubliant que Martin-Simon lui avait recommandé l’incognito, dérangea légèrement son large chapeau, comme pour se donner un peu d’air, et elle laissa voir ses longs cheveux bouclés à la mode des femmes. Le pauvre diable s’arrêta court au milieu du chemin.

— Une femme ! s’écria-t-il ; c’est une femme, et moi qui croyais…

Il éclata de rire, et il rejoignit les deux jeunes gens, qui riaient aussi de sa déconvenue. De ce moment, le magister parut beaucoup plus empressé et plus communicatif qu’auparavant.

— Excusez-moi, madame… ou mademoiselle, dit-il d’un air galant : moins heureux que le pieux Enée, je n’ai pas reconnu une divinité à sa démarche… Non incessu patuit dea… Il est vrai que vous êtes à cheval.

Il se rengorgeait en débitant ce madrigal burlesque, dont Virgile faisait encore les frais ; les félicitations ironiques de Marcellin vinrent augmenter son orgueil.

Bene ! bene ! s’écriait le malin jeune homme, qui, depuis que toute apparence de danger semblait passée, avait repris sa gaieté ; vous êtes de première force en galanterie, mon savant ami ! Et dites-moi, est-ce que vous prodiguez d’aussi belles choses à la fille de notre hôte ?

— Elle ne les comprendrait pas, répondit modestement le magister ; au lieu que cette dame… cette demoiselle…

— Voici mon mari, dit Ernestine en rougissant : Et elle désigna Marcellin.

— Ah ! vous êtes mariés ? s’écria Eusèbe en se frottant les mains ; ch bien ! tant mieux, tant mieux, tout va bien ! L’un de vous ne venait donc pas pour épouser Margot ?

Les deux jeunes gens se regardèrent à la dérobée ; évidemment Eusèbe Noël pensait tout haut sans s’en apercevoir, selon son habitude. Ernestine songea sur-le-champ à tirer parti de cette circonstance.

— Eh mais ! monsieur Eusèbe, demanda-t-elle tranquillement, on croirait, à votre joie de ne pas rencontrer en nous des épouseurs pour mademoiselle Marguerite, que vous avez vous-même des prétentions ?

— Eusèbe fit un bond de trois pieds de haut. Moi épouser Margot ! s’écria-t-il tout cffaré, bon Dieu ! Regardez-moi donc… ai-je dit que j’avais eu la pensée de l’épouser ? En ce cas, je serais beaucoup plus fou qu’on ne le croit généralement, et plus que je ne le crois moi-même… Non, non, ni moi ni personne du village n’a pu avoir la pensée de demander la main de la fille du bailli. Il faudrait qu’on fût bien sûr de celui qui oserait…

— Et pourquoi cela ? Est-ce que mademoiselle Simon n’est pas belle ? Est-ce qu’elle n’est pas riche ?

— Belle ? il n’y a pas, dans toutes nos vallées, de femme dont les traits soient plus réguliers, dont la taille soit plus majestueuse, dont l’esprit soit plus orné. Riche ? N’est-elle pas la seule confidente de son père, et après lui n’aura-t-elle pas à sa disposition… Mais qu’est-ce que je dis donc là ? s’interrompit-il tout à coup en remarquant que les deux francés l’écoutaient avec beaucoup d’attention ; allons, ce n’est pas bien, madame, d’abuser de la faiblesse d’esprit d’un pauvre homme pour lui faire dire ce qu’il devrait garder !

En même temps il se retira un pou à l’écart, d’un air boudeur, et parut disposé à se renfermer dans un mutisme obstiné.

Les voyageurs côtoyaient en ce moment la vallée pittoresque dont nous avons parlé, et leurs regards pouvaient s’étendre à une grande distance. Ernestine observa que, à un quart de lieue environ de l’endroit où ils só trouvaient, la route formait un coude et s’enfonçait brusquement sur la gauche dans les montagnes que Martin-Simon avait désignées, il fallait donc se hâter de faire parler le magister avant que les difficultés de la marche rendissent de nouveau la conversation impossible. Elle pria Marcelin de la laisser faire, et elle se rapprocha peu à peu du bon pédagogue, qui avait peut-être déjà oublié ce qui venait de se passer.

— Monsieur Noël, reprit-elle d’un ton amical, il n’y a, je l’espère, aucun inconvénient à vous demander si la famille de monsicur Martin-Simon est depuis longtemps dans le pays ?

— Aucun, en effet, répondit le magister, se souvenant de la permission qui lui avait été donnée. Allons, puis-qu’il le faut, je vous raconterai ce que l’on dit de cette famille, sans toutefois vouloir rien garantir ou rien affirmer.

— Eh bien parlez, monsieur Noël. Vous saurez donc que monsieur Bernard, le père de monsieur Martin, paraît être venu dans ces montagnes il y a quelque soixante ans… Des bergers qui l’ont vu à cette époque racontent que c’était un petit jeune homme frêle, pâle, portant des habits autrefois magnifiques, mais en lambeaux. Il se montra pour la première fois dans la vallée où se trouve aujourd’hui le village du Bout-du-Monde, et qui était alors la plus sauvage de tout le canton. On ne savait ni d’où il venait ni qui il était ; et personne ne songea à s’en informer. Il habitait à l’endroit où est aujourd’hui l’église, une petite chaumière ; mais on ne se souciait pas d’approcher de sa demeure, car il passait pour sorcier ; on assurait qu’il allait la nuit au sabbat avec les lutins et les farfadets. Quant à moi, j’ai toujours pensé que ce monsieur Bernard avait déjà découvert à cette époque…

Le magister s’arrêta.

— Qu’avait-il découvert ? demanda Ernestine, peut-être avec trop de précipitation.

— Rien, répondit Eusèbe, qui remarqua cetto fois qu’il avait été sur le point de se trahir encore.

Il reprit après un moment de silence :

— Il arriva un beau jour que monsieur Bernard s’ennuya de vivre seul comme un ours dans sa tanière. Il y avait là-bas, au pied de cette montagne ronde que vous voyez devant vous, une honnête famille de bergers qui s’était chargée, moyennant un peu d’argent, de fournir de la nourriture et des vêtemens à monsieur Bernard. Tout alla tant et si bien, que l’Esprit de la Montagne, comme on l’appelait, devint un peu moins farouche et finit par épouser la fille de la maison, une personne simple et honnête, qui a prodigué à son mari, pendant toute șa vie, les soins les plus touchans. De ce mariage est né le maître actuel du Bout-du-Monde, monsieur Martin-Simon, que l’on surnomme le roi du Pelvoux.

— Le roi du Pelvoux ! répéta le chevalier avec étonnement : Martin-Simon serait-il réellement celui que l’on appelle le roi du Polvoux ?

— C’est lui-même. Auriez-vous déjà entendu parler de lui ?

Oui, dit Marcellin en cherchant à rappeler ses souvenirs. J’ai entendu diré que c’était un riche seigneur qui s’était fait une petite royauté dans ces pays inaccessibles.

On lui supposait une fortune immense, et l’on racontait sérieusement qu’il avait commerce avec le démon ; je ne sais même pas si le parlement de Grenoble n’a pas eu à s’occuper d’une affaire de sorcellerie où il se trouvait mêlé.

— Non, non, les choses ne sont pas allées jusque-là ; on s’est borné à rechercher dans notre vallée une prétendue mine d’or qui n’y existe pas, et monsieur Martin-Simon n’a pas été plus inquiété qu’aucun autre habitant du village. Cependant, pour ce qui est de la sorcellerie, je comprends que les esprits vulgaires aient eu de quoi s’exercer. Son père, du moins, l’Esprit de la Montagne, était un être assez singulier, quoiqu’il se soit un peu amendé dans les derniers temps. Du reste, bien que monsieur Martin-Simon soit le bailli et le personnage le plus important de notre vallée, il n’a pourtant jamais pris le titre de seigneur.

— Ne disiez-vous pas tout à l’heure qu’il était maître de tout le pays ?

— Non pas à la rigueur, et cependant sans lui il n’y aurait que des pierres brutes, des sapins et des fondrières à l’endroit où s’élève aujourd’hui le charmant village que vous verrez bientôt. C’est lui qui est parvenu, à force d’argent, de constance et de désintéressement, à faire un séjour délicieux d’un endroit presque inhabitable. On m’a dit que du temps du vieux Bernard il n’yavait encore que deux maisons au Bout-du-Monde, ou plutôt deux pauvres chaumières, l’une occupée par la famille Simon, l’autre par la famille de Jean Renaud, le berger dont Bernard avait épousé la fille. Monsieur Martin-Simon commença par acquérir le sol pierreux qui environnait le hameau, ce qui ne coûta pas grand’chose, car le terrain semblait tout à fait impropre à la culture. Il fit bâtir à ses frais une petite chapelle pour y enterrer son père et sa mère, qui moururent presque en même temps, et, chaque dimanche, un moine du Lautaret vient maintenant y dire la messe. Puis il construisit pour lui et pour ses valets de ferme, car il s’était mis à défricher le sol du vallon, une jolie maison de pierre, couverte en ardoises, de la forme la plus élégante. Cette maison parut si belle, qu’on venait souvent la voir par curiosité de six lieues à la ronde. Alors monsieur Martin-Simon proposa à plusieurs familles de leur bâtir des maisons à peu près semblables, et de leur en accorder la propriété ainsi que celle d’une certaine partie du terrain attenant, moyennant une petite rente annuelle, qui pourrait être rachetée au bout d’un temps fixe. Vous sentez bien qu’il ne manqua pas de bonnes gens pour accepter ces propositions brillantes ; monsieur Martin-Simon choisit ceux qu’il connut les plus honnêtes et les plus laborieux, et il fit construire tout le village actuel du Bout-du-Monde, dont il est le bienfaiteur aussi bien que le fondateur. Il n’est jamais sévère sur le chapitre des arrérages ; souvent même, lorsqu’un pâtre ou un laboureur, chef de maison, ne peut pas payer son annuité, le roi du Pelvoux lui fournit encore de l’argent pour nourrir sa famille pendant l’année suivante. Il a dépensé des sommes énormes à créer le Bout-du-Monde, et cependant il semble encore plus riche que jamais. On dirait qu’il n’a d’autre pensée que de faire le bien ; aussi vous pouvez croire qu’il est adoré de tout le pays.

— Permettez, monsieur Noël, reprit la jeune fille ; il me semble qu’il y a dans vos paroles une grande contradiction ; vous nous avez dit, jo crois, que le père de monsieur Martin-Simon, ce jeune homme farouche qui avait paru tout à coup dans ces montagnes, était une espèce de mendiant déguenillé. Comment se fait-il qu’après la mort de cet homme, qui avait épousé la fille d’un pauvre pâtre, leur héritier se soit trouvé assez fortuné pour exécuter la vaste entreprise dont vous parliez toute l’heure ?

Hoc opus, hic làbor est ; bien peu de personnes peuvent répondre à une pareille question, car le père et le fils ont été peu communicatifs. Ce qu’il y a de sûr, c’est que chaque année monsieur Bernard se rendait secrètement dans quelque ville voisine, et que, depuis sa mort, monsieur Martin-Simon a continué de faire de temps en temps des excursions hors du pays. On suppose que Grenoble est le lieu ordinaire de ces voyages, qui se renouvellent plus souvent qu’autrefois, depuis que le village du Bout-du-Mondea pris une extension considérable : et tenez, aujourd’hui même, le bailli revient de l’unr de ces promenades lointaines dont personne peut-être, excepté sa fille, ne connaît le véritable but.

— Tout cela est bien étrange, monsieur Eusèbe ; mais est-on si enthousiaste des vertus de monsieur Martin-Simon qu’on ne se permette aucune supposition sur ses allures inexplicables ?

Noël prit un air froid et grave.

— On est, comme vous pouvez le penser, répondit-il, très réservé sur tout ce qui touche le bienfaiteur commun ; cependant, à ne vous rien cacher, on S’est demandé bien des fois où pouvaient ainsi aller légère et le fils. Les uns prétendent que feu monsieur Bernard était un homme de haute naissance, qui, par dépit d’amour ou pour tout autre motif, avait cherché la solitude dans nos montagnes en cachant son nom et son rang. Après avoir mené quelque temps dans la vallée du-Bout-du-Monde cette vie sauvage dont je vous ai parlé, il se souvint sans doute qu’il avait de grands-biens dans un pays qui n’est pas très éloigné d’ici, et il se mit à en toucher régulièrement les revenus. Quant au fils, il est probable qu’il a réalisé les biens de son père, et qu’il a employé une partie du produit à bâtir le village où nous allons. Il est toujours certain que jamais l’argent n’est aussi abondant et aussi fluide entre ses mains qu’après un de ces voyages, et vous-même vous avez pu observer aujourd’hui que la valise du bailli paraissait bien pesante… Pour ce qui est des autres fables que l’on débite sur l’origine de sa fortune, continua le magister de l’air de la plus parfaite indifférence, il n’est pas nécessaire d’en parler.

Les deux jeunes gens ne remarquèrent pas l’expression forcée d’insouciance dont leur guide accompagna ces dernières paroles.

Ce récit, dont nous avons omis à dessein les interruptions les moins importantes, et dont nous avons élagué surtout de nombreuses citations de Virgile, avait absorbé toute leur attention, et ils étaient arrivés, presque sans s’en apercevoir, à l’endroit où le chemin s’enfonçait de nouveau dans les montagnes. Au moment de quitter la pittoresque vallée qu’ils avaient côtoyée jusque-là, Marcellin jeta machinalement un regard en arrière. Tout à coup il pâlit et il serra convulsivement la bride de son cheval.

— Nous sommes perdus, murmura-t-il, on nous poursuit !

À quelques centaines de pas du lieu où ils se trouvaient, trois cavaliers s’avançaient vers eux aussi rapidement que le permettaient les difficultés du chemin : c’étaient Michelot et les deux soldats de la maréchaussée, qui avaient mis à profit le temps perdu par les voyageurs.