La Mine d’or/XIV

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XIV

LA GROTTE.


La cérémonie religieuse s’était prolongée assez avant dans la journée, et elle avait été suivie d’un léger repas auquel assistèrent les principaux personnages de cette histoire. À l’issue de ce repas, pendant lequel on prit soin de ne faire aucune allusion aux événemens de la matinée, on se sépara, et bientôt tout redevint calme dans le village et dans la maison de Martin-Simon.

Alors Michelot fit des adieux secs et froids aux nouveaux époux, prit congé de son hôte qui semblait avoir entièrement oublié leur récente querelle, puis il monta à cheval, et partit en annonçant qu’il passerait la nuit à l’hospice du Lautaret.

Marcellin et Ernestine, du haut de la terrasse qui attenait à la maison, le suivirent des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu à l’extrémité du village.

— Enfin, dit le chevalier en s’asseyant sur le parapet de pierre à côté d’Ernestine, nous voici débarrassé de ce vieil intrigant qui nous a causé tant d’ennuis ! Je craignais de sa part quelque nouvelle machination pour perdre mon généreux parent ; mais ils ont l’air de s’entendre maintenant, et sans doute nous ne reverrons plus ici cette hideuse face de chicaneur. Je gage qu’il aura tiré quelques grosses sommes de Martin-Simon !

— Que puis-je répondre, Marcellin ? dit Ernestine avec tristesse ; depuis cette orageuse matinée, je ne comprends plus rien à ce qui se passe autour de moi… tous les visages ont une expression étrange que je ne puis m’expliquer… Vous-même, Marcellin, vous semblez éprouver une agitation que je ne vous ai jamais vue, et elle a un caractère si nouveau, que je ne saurais dire si c’est du regret ou de la joie.

— Oh ! c’est de la joie, Ernestine ! s’écria Peyras avec chaleur, je suis enfin au comble de mes vœux.

La jeune mariée sourit de plaisir, en même temps que de douces larmes brillaient dans ses yeux,

— Merci, Marcellin, mille fois merci pour cette bonne parole, dit-elle, c’est la première depuis que nous sommes unis par des liens indissolubles. Eh bien ! voyez comme j’étais ingrate !… Ce matin encore mes soupçons m’étaient revenus : je… doutais de vous, de votre amour… mais pardonnez-moi, Marcellin, car j’étais folle.

Le chevalier la regarda d’un air de surprise. Évidemment ce n’était pas à son récent mariage qu’il avait voulu faire allusion en parlant de la joie qui éclatait sur son visage et dans tous ses mouvemens. Cependant il n’eut pas la cruauté de détromper la malheureuse Ernestine, et il répondit distraitement.

— Oui, oui, bien folle en vérité ; vous ne savez pas combien votre destinée va devenir digne d’envie ! Mais, continua-t-il en regardant le soleil qui commençait à s’abaisser vers le sommet des montagnes, excusez-moi, chère Ernestine, il faut que je vous quitte… Voici, je crois, le moment fixé pour terminer une affaire importante… je reviendrai bientôt.

Il déposa un froid baiser sur le front de sa femme, et se disposait à quitter la terrasse.

— Quoi ! vous vous éloignez déjà de moi ? dit Ernestine avec chagrin ; quelle affaire peut vous réclamer si impérieusement dans un pareil jour ? Marcellin, me cachez-vous donc encore quelque chose ?

— Bientôt vous saurez tout, reprit le jeune homme avec une agitation fébrile ; mais laissez-moi partir, il y va d’une fortune royale pour vous et pour moi ; laissez-moi partir, et, à mon retour je serai maître d’une mine d’or…

Et il s’échappa, malgré les efforts d’Ernestine pour le retenir.

— Toujours cette mine d’or ! murmura-t-elle avec abattement, je me trompais tout à l’heure… il ne pensait pas à moi. Oh ! l’expiation sera longue et douloureuse !

Elle s’assit de nouveau sur le parapet, et versa des larmes amères.

Le chevalier rentra dans sa chambre, afin de prendre un costume plus convenable que ses vêtemens de noces pour l’excursion qu’il méditait. Bientôt il sortit de la maison, habillé à peu près de la même manière que le jour de son arrivée chez son hôte ; seulement il avait ajouté à son équipage un long bâton ferré, et enveloppé ses jambes de grossières guêtres bleues. Il marchait d’un pas inégal, mais rapide ; et il se dirigeait vers la partie la plus âpre et la plus sauvage de cette contrée solitaire.

La maison de Martin-Simon était bâtie, comme nous l’avons dit, au pied d’une haute montagne qui se rattachait à la chaîne principale des Alpes françaises. Peyras suivit sans hésiter un petit sentier à peine visible qui tournait la base de cette montagne, et bientôt il entra dans une gorge sombre, semblable à celles que nous avons déjà décrites. Le joli village se cacha graduellement à sa vue, à mesure qu’il s’enfonçait dans cet étroit passage ; mais, en se retournant, il pouvait apercevoir encore une partie de la vallée si riante et si bien cultivée qui formait comme une oasis de verdure et de fertilité au milieu de ces déserts. Le soleil la colorait de ses tons les plus chauds, comme pour en faire ressortir les beautés merveilleuses, et pour donner plus de regret de la quitter.

Après quelques momens d’une marche pénible, Peyras atteignit une vallée secondaire dont le premier aspect était effrayant. Les montagnes surmontées de neiges et de glaciers qui l’entouraient étaient nues, décharnées, comme sillonnées par la foudre. La vallée offrait elle-même l’image du chaos ; elle était jonchée de pierres, de gros rochers, jouets des torrens et des avalanches. Pas un arbre, pas un brin d’herbe n’avait pu prendre racine sur ce sol ravagé, aucun insecte ne bourdonnait dans l’air ; on ne voyait pas même un oiseau de proie planant avec ses longues ailes au sommet de ces pics glacées ; pas une créature vivante ne respirait dans cette enceinte maudite, dont le soleil n’éclairait le fond que pendant une heure de la journée. C’était une nature morte, muette, inanimée ; on se serait cru loin des hommes et de leurs habitations, si, à quelques pas, la gracieuse colonie du Bout-du-Monde n’eût fait contraste avec cet abîme inhospitalier.

Mais le chevalier n’accorda pas plus d’attention à cette triste solitude qu’à la belle contrée qu’il laissait derrière lui. Il suivait toujours le sentier, qui devenait de moins en moins distinct à travers les rochers et les éboulemens. Cependant les instructions que Marcellin avait reçues sans doute étaient trop précises pour qu’il pût s’égarer ; il se dirigeait en droite ligne vers un bouquet de vieux sapins, d’autant plus remarquables qu’ils avaient seuls résisté aux perturbations épouvantables dont ce vallon gardait les traces. Ce fut seulement lorsqu’il fut arrivé en face de ces arbres séculaircs qu’il s’arrêta et jeta des regards incertains autour de lui ; mais cette hésitation dura peu ; il venait d’apercevoir, sur le penchant de la montagne, l’entrée d’une grotte sombre que le surchappement d’un rocher cachait à demi.

— Je ne me suis pas trompé, murmura-t-il avec satisfaction ; voici les sapins que l’on m’a indiqués, et voici la caverne où l’on m’a donné rendez vous… Ce lieu est solitaire, et il n’est pas probable que nous y soyons dérangés. Sans doute, la mine n’est pas loin ; on dit que l’or se trouve dans les endroits stérilès et inhabitables, pareils à celui-ci… qui sait ? dans cette grotte même peut-être…

Cette réflexion sembla donner une vigueur nouvelle à ses jambes. Il gravit presque en courant la pente assez raide qui le séparait de la caverne, et il se trouva bientôt sur une espèce de petite plate-forme qui en précédait l’entrée.

Là cependant il fut obligé de s’arrêter pour reprendre haleine, et il profita de ce moment pour examiner plus attentivement les lieux où il se trouvait. Partout autour de lui des pics inaccessabiles, des surfaces lisses et verticales, des amas de pierres brutes et sans adhérence entre elles. De l’autre côté de la vallée se dressait dans toute sa sauvage majesté une montagne qui semblait être une annexe du mont Pelvoux, et qui s’unissait à lui vers la cime par un glacier dont les cristaux bleuâtres étincelaient au soleil. Elle était inabordable, excepté d’un côté ; sur ce point, une longue traînée de rochers présentait des marches gigantesques dont la base s’appuyait sur le sol inférieur et dont le couronnement touchait aux glaces éternelles. On eût dit qu’un des sommets de ce cône majestueux ayant été brisé dans un jour d’orage ou pendant un tremblement de terre, les ruines s’étaient amoncelées sur ses flancs, tandis que les parties les plus légères étaient allées joncher le fond de l’abîme.

Le chevalier ayant repris haleine, voulut pénétrer dans la grotte qui lui avait été désignée comme lieu de rendez-vous. Elle était profonde, et il n’y régnait qu’un demi-jour ; cependant, en approchant, Marcellin aperçut dans l’intérieur un homme assis sur une pierre et livré à de profondes réflexions. Au bruit qu’il fit, on se leva et on s’avança vers lui en disant avec précipation :

— Monsieur Martin-Simon, est-ce vous enfin ? Mais aussitôt, reconnaissant son erreur, le personnage en question, qui n’était autre que Michelot, laissa échapper une exclamation de surprise. Marcellin lui-même ne pouvait en croire ses yeux.

— Encore vous, abominable intrigant ? s’écria-t-il avec colère ; comment vous trouvez-vous en cet endroit écarté lorsque tout le monde vous croit sur le chemin de Grenoble ? Auriez-vous la pensée d’épier mes actions ?

— C’est plutôt vous qui épiez les miennes, reprit Michelot avec non moins d’assurance, et si ce n’est pas ici la place d’un voyageur qui devait coucher ce soir au Lautaret, ce n’est guère non plus celle d’un nouveau marié, qui devrait être en ce moment auprès de sa jeune épouse à lui jurer constance et fidélité.

— Vous osez me railler, je crois ! dit Peyras furieux en tirant de sa poche un pistolet. Misérable ! sors d’ici, ou sinon…

Mais Michelot montra aussi un pistolet qu’il dirigea contre la poitrine de son adversaire.

— Prenez garde, dit-il, je puis vous répondre sur le même ton ; ainsi tenez-vous en repos, car la conversation pourrait tourner mal pour vous comme pour moi.

Peyras sourit avec mépris.

— Je ne m’attendais pas, dit-il, à voir de pareilles armes entre les mains d’un procureur.

— Ni moi entre les mains d’un gentilhomme ; mais ne nous querellons pas, monsieur de Peyras, avant d’en avoir un sujet bien précis. Il ne s’agit peut-être que de s’entendre… N’y a-t-il rien qui vous frappe dans notre singulière rencontre ?

— J’avais des motifs particuliers pour venir dans cet endroit.

— Et moi aussi.

— J’y attends quelqu’un.

— Et moi de même.

— Martin-Simon.

— C’est comme moi.

— Voilà qui est inconcevable ! Ce que Martin-Simon avait à me dire ne devait s’adresser qu’à moi.

— Je vous assure que le secret qu’il doit me communiquer est destiné à moi seul.

Un moment de silence suivit cette explication.

— On nous trompe, chevalier, dit Michelot avec agitation, et si vous vouliez me dire ce que notre hôte a promis de vous révéler ici…

— Que ne me dites-vous d’abord le motif qui vous amène dans cette grotte ?

— Il faut pourtant, reprit Michelot avec hésitation, que l’un de nous parle le premier. Eh bien ! j’avouerai que Martin-Simon doit me montrer… une mine d’or.

— Une mine d’or ! répéta Marcellin les yeux étincelans ; mais il m’a fait la même promesse, et je ne veux pas de partage !

— Vous m’avez prévenu ; je saurai maintenir mes droits ; je n’entends pas avoir d’autres associés que ceux que je pourrais m’adjoindre moi-même !

— Nous verrons bien qui l’emportera… Je suis parent du bailli, et je n’ai consenti au mariage de ce matin que sur l’assurance formelle…

— Cet homme ne m’est rien ; mais je possède des actes capables de le déshonorer et peut-être de le faire pendre, car la déposition de ce niais de maître d’école et de ce vieux frocard n’auraient pas grande autorité devant les juges… J’ai promis de rendre ces actes dès que j’aurai vu la mine.

— J’espère cependant, monsieur, reprit le chevalier avec hauteur, que vous n’essayerez pas de forcer la volonté de Martin-Simon, mon parent, mon hôte et mon ami ?

— Il ne sera pas prudent de l’empêcher de tenir la parole qu’il m’a donnée ! répliqua le procureur d’un ton farouche. — Tous les deux pressèrent convulsivement leur pistolet, dont ils ne s’étaient pas dessaisis, et se mesurèrent du regard. — Peut-être, dit enfin Michelot avec un sourire ironique, monsieur le chevalier, en se munissant de pareilles armes, n’avait-il pas l’intention d’accepter un partage, même avec son bien-aimé parent ?

— J’avais conçu un soupçon du même genre en voyant un pistolet entre les mains d’un procureur.

Nul ne sait comment se fût terminée cette scène, si en ce moment un bruit de pas ne se fût fait entendre près de l’entrée de la grotte.

— Le voici enfin, dit Peyras d’une voix sombre ; il faudra bien qu’il se prononce entre nous deux !

Ils cachèrent leurs armes et s’avancèrent au-devant de celui qu’ils prenaient pour Martin-Simon ; mais ils se hourlèrent contre deux nouveaux personnages qui entraient en courant dans la grotte, le maître d’école et le prieur des hospitaliers du Lautaret.

On s’observait avidement ; les arrivans semblaient aussi surpris qu’irrités ; Peyras et Michelot laissèrent échapper des imprécations et des blasphèmes.

— Ces deux hommes viennent ici dans le même but que nous ! s’écria le procureur avec rage ; Martin-Simon nous a tous trompés ! Il nous a promis à tous un trésor qu’il veut sans doute garder pour lui seul.

— Le croyez-vous, monsieur, le croyez-vous ? demanda Eusèbe Noël en cédant à cette distraction qui pour être affectée quelquefois n’était pas moins le fond même de son caractère ; serait-il possible qu’après avoir attendu vingt ans l’occasion favorable que j’ai trouvée ce matin, Martin-Simon me refusât la récompense qui m’est due ?… J’ai tout bravé pour lui, mais…

— Eh ! comment eussiez-vous été capable d’un pareil dévouement, interrompit le prieur, si je n’avais été là pour vous encourager, pour vous soutenir de mon témoignage ? Que Martin-Simon ne tienne pas sa parole, ce n’est pas pour moi que je me plaindrai, car j’ai fait vœu de pauvreté, et tout l’or de la terre ne pourrait changer le sort d’un humble religieux ; mais je regretterai pour notre pieuse maison, pour l’œuvre bienfaisante dont nous sommes les ministres…

Michelot fit un signe d’intelligence à Peyras, comme pour l’engager à se liguer avec lui contre les nouveaux venus.

— Au diable les moines hypocrites ! dit-il avec brutalité ; allons, mon révérend père, assez de sermons comme cela ; montrez-nous les talons bien vite, et dites à votre couvent de prendre patience… Quant à vous, monsieur le magister, continua-t-il en se tournant vers Eusèbe Noël, souvenez-vous que votre déclaration de ce matin a été faite devant un grand nombre de témoins, et que vous devriez songer à votre sûreté. Il serait prudent de passer la frontière, si vous ne voulez être pendu seul, ou peut-être pendu de compagnie avec votre ami le roi du Pelvoux, dans le cas où, comme je le pense, ce serait lui qui vous aurait poussé à ce crime.

— Je braverai tout ! s’écria le maître d’école avec une véhémence qui tenait du délire ; je suis né sur un misérable grabat, j’ai vécu dans la pauvreté et la dépendance… j’ai passé ma vie à attendre le moment où je pourrais devenir riche, où j’aurais de l’or autant que j’en voudrais. Depuis quinze ans, j’ai cherché, par toutes sortes de ruses, à pénétrer le secret de Martin-Simon, pendant que je vivais de sa charité. Je suis las de mes vêtemens usés, de la pitié que j’inspire, de la place qu’on m’accorde avec dédain à une table étrangère… je veux faire envie à mon tour ! Que je voie cette mine d’or, que je la possède un instant, un seul, et je serai content ! Oui, Martin-Simon tiendra sa promesse, ou je me rétracterai, dussé-je mentir, dussé-je me parjurer !

— Je ne saurais approuver, dit le moine, ni le mensonge ni le parjure, mais je saurai punir la ruse indigne dont on s’est servi pour nous tromper.

— Assez de bavardage ! s’écria Michelot ; sortez d’ici à l’instant.

— Oui, sortez ! sortez ! répéta Peyras.

Et, par un arrangement tacite, ils montrèrent à la fois leurs armes à feu ; mais ni le maître d’école ni le religieux ne se laissèrent effrayer de cette démonstration menaçante, comme leur caractère bien connu de timidité pouvait le faire supposer.

— Approchez ! dit Eusèbe en se mettant à couvert derrière un bloc de granit tombé de la voûte et en brandissant un couteau.

— Puisqu’il le faut, dit le moine en ramassant résolument le bâton ferré que Marcellin avait jeté en entrant dans la grotte, j’essayerai de me servir d’armes temporelles.

Et il brandit au-dessus de sa tête l’espèce d’épieu dont il s’était emparé.

Un silence farouche régna tout à coup ; on se regardait avec des yeux étincelans, on se défiait du geste… Un bruyant éclat de rire retentit derrière eux. Tout le monde se retourna, et l’on aperçut Martin-Simon.

À merveille ! messieurs, à merveille s’écria le roi du Pelvoux avec un accent de raillerie ; vraiment, la plus touchante harmonie règne entre vous, et vous cherchez à vous rendre dignes des trésors que vous allez posséder !

— Que signifie cette plaisanterie ? demanda le chevalier, qui était le plus fougueux de tous ; il n’y a dans tout ceci qu’un malentendu, car mon parent sans doute y regarderait à deux fois avant de se jouer d’une parole donnée à un gentilhomme ?

— Comment donc ! chevalier, répondit Marlin-Simon en affectant un air de gravité ; je sais trop bien ce que je dois d’égards à un gentilhomme si loyal et si franc, pour avoir seulement la pensée de lui manquer de parole.

Peyras, aveuglé par la passion, ne comprit pas l’ironie ; une expression de triomphe se peignit sur ses traits ; ses rivaux parurent consternés et indignés.

— Vous m’aviez fait la même promesse ! s’écria Michelot.

— Nous l’avions reçue, le prieur et moi, avant tous les autres, dit Eusèbe Noël.

— Allons ! débarrassons-nous de ces importuns ! reprit Marcellin en s’adressant à Martin-Simon ; je les traiterai suivant leurs mérites.

Les autres se mirent de nouveau sur la défensive ; le roi du Pelvoux s’interposa d’un air d’autorité.

— Un moment, messieurs, dit-il avec la même gravité qu’auparavant : je vous dois quelques mots d’explication. Vous m’avez manifesté tous le même désir, celui de voir la mine d’or d’où est sortie ma fortune, et vous m’avez placé, soit par un moyen, soit par un autre, dans la nécessité de vous révéler mon secret. Si j’avais dû faire un choix entre vous, donner la préférence à l’un au préjudice des autres, j’aurais pu me trouver fort embarrassé. Quel mauvais choix eût été possible entre un procureur faussaire et un moine hypocrite, un libertin dissipateur ou un vieux cuistre avare ? Le cas était embarrassant, vous en conviendrez. Aussi, pour trancher la difficulté, j’ai décidé que je vous satisferais tous, et je ne me rétracte pas.

Les auditeurs se regardèrent ébahis.

— Vous nous avez trompés ! s’écria une voix.

— Je ne vous ai pas trompés ; que chacun de vous se rappelle les termes dont je me suis servi, il y a quelques heures ; je me suis engagé à lui montrer cette mine précieuse, mais je ne me suis pas engagé à ne la montrer qu’à lui… Si je veux confier ce secret à quatre personnes, n’en suis-je pas le maître ?

Cet argument était sans réplique, car aucun des assistans ne pouvait affirmer que Martin-Simon lui eût fait une promesse exclusive. Ils se mordaient les lèvres et donnaient les signes d’un cruel désappointement.

— Eh bien ! dit enfin le père hospitalier, qui semblait le moins avide, peut-être parce qu’il défendait seulement les intérêt de son couvent, nous ne sommes que quatre, et si réellement le filon était aussi riche qu’on le dit, il pourrait encore nous rendre tous opulens.

— Oui, répliqua Michelot en tirant lestement de sa poche un écritoire, et, puisqu’il faut nous résigner au partage, nous allons dresser séance tenante un petit acte dont je resterai dépositaire.

— J’y consens, dit le chevalier impétueusement ; mais je veux la moitié de la mine à moi seul.

— Et moi je veux mon quart tout entier ! s’écria le maître d’école. Ne vous pressez pas tant, messieurs, reprit Martin-Simon ; vous courriez risque d’avoir à recommencer le partage si tous ceux qui doivent y prétendre n’étaient pas présens… Heureusement vous n’aurez pas à attendre, car les voici.

En effet, douze ou quinze montagnards, des principaux habitans du Bout-du-Monde, parurent à l’entrée de la grotte, conduits par Marguerite et le bonhomme Jean.

Leur présence accrut encore l’indignation des premiers co-partageans de la mine d’or ; mais Martin Simon, sans s’inquiéter d’eux davantage, s’avança vers les villageois, qui hésitaient à entrer dans la grotte, ne sachant de quoi il s’agissait.

— Mes amis, leur dit-il avec sa bienveillance ordinaire, je vous ai réunis en cet endroit pour vous révéler un secret qui me pèse et trouble mon repos. Vous avez soupçonné depuis longtemps l’origine réelle de cette grande fortune dont je paraissais si peu soucieux ; je reconnais enfin que vous avez deviné la vérité… Oui, mes amis, feu mon père, celui que l’on nommait l’Esprit de la Montagne, avait découvert, lorsqu’il errait sombre et désespéré dans ces solitudes, un filon d’or, dont il me révéla l’existence peu d’instans avant de mourir… C’est de cette mine qu’est sortie ma richesse. Tant que je l’ai pu, j’ai gardé le secret et j’ai dispensé de mon mieux à tous les infortunés qui m’approchaient ces biens dont je me considérais seulement comme le dépositaire. Aujourd’hui que votre tranquillité est assurée, il est temps peut-être que je songe à la mienne. Vous avez entendu ce matin les odieuses accutions élevées contre moi ; je désire me soustraire à ces intrigues qui finiraient par m’accabler, et j’ai résolu de couper le mal dans sa racine. Si je me contentais de nier désormais, comme je l’ai fait jusqu’ici, que ce pays recèle un pareil trésor, on ne me croirait pas, on continuerait à me tendre des piéges ; je veux donc que vous connaissiez tous l’endroit où se trouve cette mine, que vous ayez tous autant de droits sur elle que j’en ai eu par le passé… Plus cet or aura de maîtres, moins il sera dangereux !

Un léger murmure courut dans l’auditoire : les montagnards, malgré la simplicité de leurs goûts et de leurs mœurs, furent vivement impressionnés de cette étrange nouvelle ; leurs yeux s’enflammèrent, et plusieurs d’entre eux donnèrent les signes d’une joie immodérée. Cette circonstance n’échappa pas à Marguerite.

— Vous le voyez, dit-elle tristement à Martin-Simon, eux aussi, eux si bons, si laborieux, si sobres, ils perdent la tête comme les autres ! Vous seul, mon père, étiez assez fort, assez généreux, pour accomplir cette grande œuvre de dévouement.

Martin-Simon soupira.

— Allons, mes amis, reprit-il à voix haute, et vous tous tant que vous êtes ici qui désirez avoir part à cet or, suivez-moi… Le jour baisse, et nous n’avons que le temps rigoureusement nécessaire pour arriver à la mine.

— Maître, demandèrent quelques-uns des assistans, où donc nous conduisez-vous ?

— Là, sur le Follet, dit Martin-Simon en désignant la montagne escarpée qui s’élevait de l’autre côté du vallon ; le filon d’or se trouve au-dessous du glacier, près de ce pic dont la base s’appuie sur les roches mobiles.

— Partons, s’écria-t-on de toutes parts.

Et on se dirigea en désordre vers la vallée.

— Cette montagne est bien élevée et bien raide, dit le procureur timidement.

— Je l’ai pourtant gravie, répliqua le roi du Pelvoux, dans des momens et des saisons moins favorables que ceux où nous sommes ; je l’ai gravi la nuit, par des temps d’orage, quand il était imprudent, pour ne pas dire téméraire, de s’aventurer sur les hauteurs… Oui, et ma pauvre Margot que voilà m’a attendu plus d’une fois pendant de longues heures dans cette grotte, désespérant de me revoir jamais ! Allez, cet or que je dépensais si vite était trempé de mes sueurs !

— Ces gens arriveront avant nous dit le chevalier en désignant les montagnards qui étaient déjà loin. On doubla le pas, sans pour cela interrompre la conversation. Martin-Simon ne semblait plus se souvenir des motifs de haine qu’il avait contre les assistans, et il répondait avec sa bonhomie accoutumée à leurs observations.

— Mais, monsieur, demandait le prieur du Lautaret, qui avait relevé sa robe dans une de ses poches et qui marchait gaillardement à côté du roi du Pelvoux, comment aucun des gens du village ne vous a-t-il vu rôder de ce côté ? Il devait être bien difficile de cacher longtemps un pareil secret !

— D’abord mes voyages à la mine n’avaient lieu que la nuit, et ce canton ne produisant ni bois ni fourrage, n’est pas fréquenté par les habitans du Bout-du-Monde. Et puis qui vous dit que je n’aie pas été aperçu bien des fois quand j’allais et je venais dans ces parages ? seulement le pâtre simple et grossier devant qui je passais ne pouvait deviner ce que j’y venais faire ; il m’accusait de sorcellerie et c’était tout. Cependant, voici maître Eusèhe Noël qui, un jour, pensa me surprendre, lorsqu’il monta sur le Follet par distraction, comme on le crut alors, mais en réalité, j’imagine, pour épier mes démarches…

— Hélas je n’aperçus rien qui pût exciter mes soupçons, dit piteusement le maître d’école.

— Vous passâtes si près de la mine que je crus un moment que vous alliez la découvrir. Heureusement le brouillard des montagnes avait obscurci vos besicles ce jour-là, mon pauvre vieux pédagogue !

On était arrivé au pied du Follet, et on voyait déjà les montagnards grimper avec agilité le long de ses flancs. Quelques pierres qui se détachaient sous leurs pas venaient même rouler jusqu’aux retardataires. Marguerite s’arrêta et tira son père à l’écart.

— Toutes les précautions sont-elles bien prises, et aucun accident n’est-il possible ? murmura-t-elle.

— Oui, et n’oublie pas de te retirer dans la grotte dès que je donnerai le signal.

— J’y serai, mais, je vous en supplie, songez aussi à votre sûreté.

Après avoir échangé ces paroles mystérieusés, Martin-Simon rejoignit ses compagnons, et Marguerite s’assit pensive sur une roche.