La Mine d’or/XV

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XV

LE TRÉSOR.


L’ascension du mont Follet était beaucoup moins pénible et moins périlleuse qu’on ne le supposait d’en bas, grâce aux blocs superposés qui, s’élevant sans interruption de la base au sommet, formaient un escalier gigantesque. Les voyageurs crurent aussi remarquer plus d’une fois sur le roc des traces de travail, comme si l’on eût voulu indiquer grossièrement des degrés ; mais ces marches étaient si peu apparentes qu’on eût pu les prendre pour l’ouvrage de la nature. Martin-Simon semblait connaître parfaitement les endroits où il devait poser le pied le plus sûrement : il montait les pentes avec une aisance, une facilité qui étonnaient les montagnards eux-mêmes. Il n’en était pas tout à fait ainsi du chevalier et de Michelot, ni même du moine et du maître d’école, plus habitués que les deux citadins à de pareilles excursions. Ils hésitaient souvent, s’arrêtaient pour respirer, et restaient en arrière du gros de la troupe. Mais la cupidité leur rendait aussitôt des forces, et, haletans, couverts de sueur, ils se remettaient à gravir le versant avec courage.

On monta pendant une heure environ ; les moins alertes étaient encore assez loin du terme de leurs fatigues, lorsque des cris bruyans, répercutés d’échosen échos, annoncèrent l’arrivée de quelques jeunes gens au sommet tant désiré. Leur succès piqua d’émulation les pauvres traînards ; on redoubla d’efforts, et bientôt toute la troupe se trouva réunie autour de Martin-Simon, sur une espèce de plateau irrégulier d’où l’on dominait un immense horizon.

La montagne du Follet, vue à cette hauteur, présentait un aspect effrayant. Toutes les faces en étaient lisses, escarpées, presque perpendiculaires, et le chemin que les voyageurs venaient de suivre leur semblait si périlleux qu’ils se demandaient déjà comment ils allaient se hasarder à descendre. Ils se voyaient au point culminant d’un cône immense qui n’avait point d’égal dans tous les pics environnans, et qui n’avait de supérieur que le Pelvoux son voisin, dont les rdeoutables glaciers l’étreignaient déjà par la cime. Il y avait de quoi donner le vertige, si la pensée que cet affreux désert recêlait une mine d’or n’eût préoccupé tous les esprits.

Aussi laissa-t-on à peine une minute aux retardataires pour respirer, et plusieurs voix demandèrent avec impatience à Martin-Simon :

— La mine d’or ! montrez-nous la mine d’or !

— Volontiers, mes amis, dit le père de Marguerite avec sérénité, en s’avançant vers l’endroit où le mont Follet s’attachait au Pelvoux.

— Ainsi donc, reprit avec chagrin le chevalier, qui le suivait pas à pas, ce trésor est enfoui dans ce lieu inaccessible ? J’espérais…

— Vous espériez que l’exploitation en serait plus facile, n’est-ce pas ? dit Martin-Simon avec amertume ; mais qu’y faire, mon cher parent ? Ceux qui pourront venir plus tard chercher ici de l’or emploieront, s’ils le veulent, les mêmes moyens que moi… Je remplissais de minerai de grands sacs, que j’abandonnais sur penchant de la montagne après les avoir bien fermés ; la nuit je venais enlever ces sacs et je les emportais au village ; alors je faisais le départ du métal par les procédés que mon père, habile métallurgiste, m’avait montrés ; un caveau de ma maison, dont ce misérable Raboisson découvrit l’existence, me servait de laboratoire ; et de temps en temps j’envoyais mes lingots au changeur Durand, de Grenoble, dont l’intérêt m’assurait la discrétion… C’est ainsi que mon père et moi-même nous sommes parvenus à jouir de nos richesses sans éveiller de soupçons.

En donnant ces détails, le roi du Pelvoux paraissait aussi calme que s’il n’eût pas dû renoncer bientôt à ce trésor dont il avait été seul maître jusqu’à ce jour.

On s’avança vers le glacier ; Martin-Simon fit halte devant un rocher plus grand que tous les autres et appartenant à ce système de débris qui s’étageaient sur le flanc du mont Follet. Ses compagnons, groupés autour de lui, attendaient avec anxiété ce qui allait se passer. Il écarta quelques pierres, disposées avec soin de manière à former une muraille mobile, et il découvrit enfin une cavité de cinq à six pieds de haut, dont la profondeur pouvait être de dix à douze. C’était la mine d’or.

Un cri d’admiration s’échappa de toutes les bouches ; on se précipita impétueusement pour voir dans sa forme primitive le précieux métal. Le filon était étroit et écrasé entre ses gangues, mais il semblait aussi pur que possible, et il contenait seulement un peu de cuivre dont les cristaux ajoutaient encore à sa richesse apparente. Le soleil couchant dardait ses rayons jusqu’au fond de la grotte ; des paillettes scintillaient à la voûte, aux parois latérales, au sol même ; on eût dit que la nature avare, obligée de livrer ses richesses aux hommes, voulait, pour se venger, éblouir leurs yeux, exciter leurs désirs jusqu’à la frénésie.

Les assistans étaient plongés dans une espèce de ravissement. Martin-Simon seul restait impassible ; il entra dans la grotte et s’empara de quelques outils de mineur qui étaient par terre.

— Voilà tout ce que j’emporterai d’ici, dit-il : ces outils me rappelleront mes travaux passés dans ce souterrain que mon père a commencé… Vous, mes amis, continua-t-il en s’adressant aux spectateurs, ne me demandez plus rien. Vous désiriez voir la source où Martin-Simon puisait sa richesse ; la voici. Je vous cède mes droits sur ce métal. Seulement, quand l’avalanche aura détruit vos maisons, je ne pourrai plus les faire rebâtir ; quand la grêle aura saccagé les blés d’une famille, je ne pourrai plus nourrir la famille jusqu’à l’année suivante ; je ne pourrai plus doter les pauvres filles, faire réparer les chemins que les orages auront ravagés ; il n’y aura plus de protecteur, de bienfaiteur, de génie tutélaire au Bout-du-Monde… il n’y aura plus de roi du Pelvoux !

En même temps, il s’éloigna lentement, ses outils sur l’épaule, et alla s’asseoir sur le bord du plateau, laissant la grotte à la disposition de ceux qu’il avait amenés.

Ceux-ci se livrèrent alors sans contrainte à leur insatiable curiosité. Les uns se glissaient jusqu’au fond de la caverne et semblaient s’étonner que l’or ne se présentat pas à eux sous la forme d’une pièce jaune à l’effigie du roi Louis. Les autres, parmi lesquels se trouvait Eusébe Noël, cherchaient à détacher avec leurs ongles des cristaux adhérens au rocher, ne se doutant guère que le métal qui brillait le plus n’était pas le plus précieux. D’autres enfin allaient et venaient d’un air scrutateur autour du rocher aurifère, tandis que le chevalier de Peyras et Michelot, debout à quelques pas, rêvaient aux moyens de se rendre souls maîtres de cette riche proie.

Mais cette contemplation et cette extase ne devaient pas durer longtemps ; bientôt Martin-Simon reparut et annonça qu’il fallait se mettre en route sur-le-champ, si l’on ne voulait être surpris par la nuit, ce qui eût rendu la descente du Follet très dangereuse. Les montagnards jetèrent un coup d’œil sur les nuages rouges qui brillaient au couchant, et reconnurent la justesse de cette observation ; aussi se prépara-t-on à partir sur-le-champ.

— Monsieur Martin-Simon, dit le chevalier, toujours préoccupé de son but secret, avant de retourner au village, ne serait-il pas convenable de déterminer la part que vous voulez donner dans la propriété de cette mine à chacun de ceux qui sont ici ? Songez aux discussions, aux querelles, aux haines sans fin que peuvent exciter des paroles vagues et obscures.

— Nous allons nous entendre sur ce sujet, répondit Martin-Simon légèrement, mais nous ne pouvons plus rester ici, et, puisqu’il absolument procéder aux partages ce soir, nous allons nous réunir à la caverne des Sapins… Vous entendez ? ajouta-t-il en élevant la voix ; tant pis pour celui qui ne se trouvera pas à la caverne avec les autres, il s’en repentira certainement !

Il prononça ces paroles d’un air railleur ; cependant tout le monde promit d’être au rendez-vous, et on s’empressa de redescendre la montagne.

Martin-Simon ne voulut quitter le plateau que le dernier, afin de s’assurer que personne n’était resté ni dans la mine, ni dans les environs. Il poussa même la précaution jusqu’à compter les voyageurs, et il partit enfin, après avoir acquis la certitude que tous regagnaient la plaine aussi rapidement que le permettaient les difficultés du chemin.

On atteignit la vallée sans accident, et le reste du trajet jusqu’à la grotte des Sapins ne fut rien en comparaison des fatigues précédentes. Le jour, encore assez vif sur les hauteurs, avait déjà pris des teintes rembrunies au pied des montagnes. Comme l’on approchait du lieu de réunion, une ombre blanche se montra sur la plate-forme et effraya les superstitieux montagnards ; ils crurent tout d’abord voir l’esprit gardien de la mine qu’ils venaient de visiter les menaçant de sa colère.

Le prétendu esprit n’était autre que Marguerite Simon, qui se posta en silence à l’entrée de la caverne et examina attentivement tous ceux qui passaient. Le chevalier et Michelot lui adressèrent plusieurs fois la parole ; elle ne répondit pas et ne sembla même pas les avoir compris. Alors seulement on remarqua que Martin-Simon n’était plus avec le gros de la troupe depuis quelques instans.

Tout à coup un eri fort et prolongé, pareil à ceux que poussent les pâtres lorsqu’ils s’appellent les uns les autres d’une grande distance, partit de l’autre côté de la vallée ; Marguerite y répondit par un cri perçant ; puis elle dit avec énergie aux montagnards qui l’entouraient :

— Rentrez, rentrez tous… il y va de la vie !

On obéit machinalement, mais aucun événement, aucun bruit ne vint d’abord justifier l’émotion de Marguerite.

Enfin, Martin-Simon hors d’haleine se précipita dans la caverne, en s’écriant d’une voix imposante :

— Que personne ne bouge s’il ne veut périr !

Pendant qu’il parlait encore, une détonation épouvantable se fit entendre ; l’air fut violemment agité, la terre trembla ; au même instant une pluie de pierres et de roches vint frapper le sol à coups redoublés. On courut à la plate-forme.

— Prenez garde ! reprit Martin-Simon, si mes prévisions sont justes, le plus fort du danger n’est pas encore passé !

Mais la curiosité l’emporta, et tous les yeux se tournèrent vers le Follet, d’où l’explosion semblait venue. Une mine, formée de plusieurs tonneaux de poudre, avait été pratiquée secrètement sous une énorme masse de granit, fondement principal de cette traînée de rochers qui rendait seule la montagne abordable. C’était à cette poudre que Martin-Simon avait mis le feu, quand il était resté en arrière de la troupe. Un dôme immense de fumée s’élevait vers le ciel, et la grande quantité de pierres qui tombaient toujours annonçaient combien l’explosion avait été puissante.

Mais, comme l’avait dit le roi du Pelvoux, ce n’était là que le prélude d’une catastrophe plus terrible encore. Les gradins inférieurs manquant de point d’appui, à causo de la destruction de leur base commune, commencèrent à se détacher et à crouler avec fracas ; le mouvement se propagea de proche en proche sur toute la ligne de ces rocs isolés sans adhérence entre eux, et bientôt tous s’agitèrent à la fois. On les voyait, chancelant d’abord sur les pentes, glisser avec lenteur ; puis, partant avec une vitesse inconcevable, rebondir contre les flancs de la montagne, tomber, se relever, et enfin s’abîmer dans la vallée en faisant jaillir des millions d’étincelles. Souvent ils se heurtaient dans leur chute effrayante, et se brisaient en éclats. L’air était ébranlé comme par des décharges continuelles d’artillerie, et le bruit, se prolongeant dans les défilés, était semblable à celui de la foudre. On eût dit qu’un tremblement de terre allait anéantir d’un seul et même coup ces cônes : superbes, ces pics majestueux, ces antiques glaciers qui formaient un assemblage si magnifique jusqu’aux limites de l’horizon.

Tous ceux qui assistaient à ce spectacle grandiose étaient muets et tremblans ; il n’était pas de passion qui ne fût étouffée en ce moment par la terreur. Quelques-uns s’étaient réfugiés dans la grotte pour se préserver des pierres qui roulaient autour d’eux ; d’autres, éperdus, se cachaient le visage dans leurs mains ou baissaient la tête et les épaules avec un instinct machinal plus fort que toute réflexion. Seuls, Martin-Simon et Marguerite contemplaient intrépidement les différentes phases de la grande catastrophe qu’ils avaient préparée ; mais le père avait saisi la main de sa fille, et la serrait par un mouvement convulsif chaque fois qu’un choc plus fort ébranlait le sol.

Ce fracas épouvantable dura plusieurs minutes ; au bout de ce temps, les détonations ne se succédèrent plus qu’à de longs intervalles, et enfin cessèrent tout à fait. L’écho s’éteignit, et un calme funèbre régna dans la nature. Cependant la fumée de l’énorme quantité de poudre qui venait de faire explosion, la poussière et le sable qui obscurcissaient l’atmosphère, ne permettaient pas d’apprécier parfaitement encore l’effet de ce vaste écroulement.

La brise du soir, un moment refoulée par la perturbation de ces masses colossales, finit par reprendre son cours et emporta ce voile léger. Alors le mont Follet apparut tout entier, se dessinant en noir sur le ciel rougeâtre d’une soirée d’été. Les roches superposées qui servaient de chemin pour arriver au sommet n’existaient plus ; le piton qui dominait le filon d’or et le protégeait contre les envahissemens du glacier voisin s’était abîmé ; la montagne ne présentait plus sur toutes ses faces que des parois nues, verticales, absolument inaccessibles.

Les assistans étaient restés frappés de stupeur pendant que les Alpes entières semblaient près de les écraser sous leur chute. Quand le calme fut revenu, Martin-Simon le premier recouvra l’usage de ses facultés.

Mon père, qui avait conçu l’idée de cette mine, était un habile ingénieur, s’écria-t-il avec enthousiasme, et il en avait calculé l’effet avec une précision merveilleuse. Je n’osais espérer un succès aussi complet, bien que j’eusse renouvelé moi-même les poudres il y a quelques mois… Regardez le Follet ; qui pourrait maintenant, sans avoir l’aile d’un aigle ou le pied d’un chamois, parvenir à sa cime ? Ce trésor qui venait de Dieu appartient désormais à Dieu seul… Hommes, allez le prendre !

— C’est une mauvaise action ! dit le chevalier avec désespoir ; ne valait-il pas mieux employer ce trésor utilement que d’en priver sans raison vos proches, vos amis, votre patrie, l’humanité entière ?

Ces paroles trouvèrent de l’écho, et de toutes parts s’élevèrent des plaintes, des récriminations.

— Silence reprit Martin-Simon d’un ton d’autorité, et laissez-moi répondre à ce jeune débauché dont l’amour de l’or paraît avoir étouffé tous les sentimens généreux depuis quelques heures… Est-il bien sûr, monsieur de Peyras, qu’aux yeux du sage et de l’ami véritable de l’humanité, j’aie commis une si grande faute ? Que servirait à la société de posséder une plus grande quantité de ce métal jaune, cause de tant de malheurs et de tant de crimes ? Si cette montagne fût restée abordable, croyez-vous que notre beau village du Bout-du-Monde n’eût pas bientôt ressenti l’influence de ce funeste voisinage ? Croyez-vous que, dans ce pays de probité, de religion, de travail, une mine d’or n’eût pas répandu autour d’elle des exhalaisons malfaisantes qui eussent tout changé, tout vicié, tout flétri ? Mais, je l’avouerai, j’avais encore d’autres raisons que celles dont je parle pour me déterminer à ce grand sacrifice… — On se pressa autour du roi du Pelvoux, afin de ne rien perdre de ses aveux. — Lorsque mon père eut découvert ce filon d’or, reprit-il, sa misanthropie le porta d’abord à s’en éloigner et à ne révéler à qui que ce fut le secret de son existence. Cependant, plus tard, lorsque les blessures de son cœur furent un peu cicatrisées, lorsque des jours plus calmes eurent adouci l’amertume de ses pensées, il revint sur sa résolution, et ne dédaigna plus de profiter des richesses que le hasard avait mises entre ses mains. Mais il se promit de n’en être que le dispensateur, et il jura pour lui et ses descendans que, le jour où elles pourraient devenir une source de maux et de crimes, elles seraient placées hors de toute atteinte humaine. Ce fut dans ce but qu’il prépara cette poudre dont vous avez vu le terrible effet. Le serment qu’il avait prononcé lui-même, il l’exigea de moi, en me révélant le secret de sa découverte ; il me le fit répéter à son lit de mort, et telle est la promesse sacrée que je viens d’accomplir devant vous… Quelle que soit donc l’opinion des hommes sur ma conduite, j’ai l’assurance d’avoir rempli un devoir, et je ne m’en repens pas.

— Dieu vous récompensera, mon excellent père, dit Marguerite respectueusement ; il vous récompensera en vous donnant des jours longs et paisibles… Si les habitans des villes vous blâment, voici du moins des gens simples et droits qui comprendront ce que votre sacrifice leur vaudra de bonheur.

La jeune fille avait raison de parler ainsi, car tout indice d’exaspération avait disparu chez les montagnards. Le vieux Jean s’approcha de Martin-Simon, et dit en lui secouant cordialement la main :

— Allez, allez, beau-frère, personne ne vous en veut. À la vérité, c’était bien tentant, une mine où l’on n’avait qu’à se baisser pour ramasser de quoi vivre tranquillement pendant six mois… Mais, après tout, l’homme est fait pour travailler, et il vaut mieux être un laboureur ou un pâtre sous un beau ciel, en plein air, qu’un pauvre diable de mineur dans un trou obscur, comme une chauve-souris. Ainsi donc, beau-frère, vous avez agi sagement ; et, pour ma part, je vous remercie de nous avoir préservés de toutes ces sauterelles d’étrangers qui se seraient abattus sur notre pauvre vallée, attirés par l’or du mont Follet.

Les autres habitans du Bout-du-Monde, à l’exemple de leur doyen, vinrent serrer la main au roi du Pelvoux. Peut-être plusieurs d’entre eux pensaient-ils encore avec regret à cette riche proie qu’on leur avait soustraite, mais ils n’en firent rien paraître, et toute espèce d’arrière-pensée à ce sujet cessa lorsque Martin-Simon ajouta :

— Je vous préviens, mes amis, que je n’ai pas l’intention de conserver plus longtemps le titre de propriétaire des fermes que vous exploitez. Je n’ai jamais été très sévère pour le payement de vos annuités, et, à dire le vrai, l’argent que je recevais de vous était employé pour le bien de la communauté. À partir de ce moment, vous êtes absolument maîtres des maisons que vous habitez et des terres que vous cultivez… Nous donnerons une forme légale à cetle cession dès que vous le voudrez.

Des cris de joie, des battemens de mains accueillirent cette promesse, Là pensée qu’ils allaient être désormais propriétaires des dormiaines dont ils n’avaient été jusque-là que fermiers transportait les villageois ; ils accablèrent leur bailli de remerciemens empressés et tumultueux.

Cependant une conversations s’était établie à l’écart entre les quatre personnes qui s’étaient flattées un moment de posséder seules le secret du roi du Pelvoux. Lorsque l’aitention de Martin-Simon se reporta sur elles, le chevalier gesticulait d’un air animé, et disait en montrant le mont Follet.

— Oui, je le répète, tout espoir n’est pas perdu de parvenir de nouveau à cette mine d’or et d’en reprendre l’exploitation. On fera des miracles, s’il le faut, et on fondra les rochers avec du vinaigre, comme autrefois Annibal au passage des Alpes. Dès que la certitude de l’existence de ce filon va se répandre, les savans et les ingénieurs de tous les pays accourront ici, et ce qui nous paraît impossible aujourd’hui deviendra facile avant quelques mois peut-être…

Quo non mortalia pectora cogis ! grommela le maître d’école piteusement.

— Si en effet cette exploitation devait être reprise plus tard, dit Michelot d’un air pensif, il serait bon de constater dès à présent nos droits de premiers inventeurs par un acte authentique.

Martin-Simon s’avança vers eux en souriant :

— Ne vous laissez pas abuser par une chimère, dit-il en secouant la tête ; vous n’êtes pas familiarisés avec les montagnes ; vous ne connaissez pas les conditions que doit réunir une mine pour être productive… Regardez ces rochers qui jonchent en ce moment la vallée ; croyez-vous qu’il soit possible de les faire disparaître ou de se frayer un passage au milieu d’eux, même en employant les moyens fabuleux dont parle monsieur de Peyras ? et cette pyramide gigantesque, combien pensez-vous qu’il faudrait d’ouvriers seulement pendant vingt ans pour la rendre accessible à un cheval chargé ? Mais ce n’est pas tout encore ; pendant six mois de l’année une neige épaisse couvre le sommet du Follet, et il serait alors de la dernière témérité d’en essayer l’ascension ; désormais cette cime sera plus inhospitalière encore que par le passé. Avez-vous obsérvé que parmi les rochers écroulés se trouvait un bloc énorme de granit qui contenait le glacier comme une barrière et l’empêchait de s’étendre vers la mine ? Si vous aviez une idée de la marche de ces immenses amas de glaces et de neiges éternelles, vous comprendriez qu’avant deux années, à la première tempête peut-être, une avalanche aura recouvert la cime du Follet. Non, non, messieurs, ne vous arrêtez pas à ce rêve impossible ! Il faudrait, pour arriver à reprendre l’exploitation, plus d’or que le mince filon dont il s’agit n’en pourrait produire pendant cent ans ! Ne vous disputez donc pas cette richesse inutile ; elle est à jamais perdue.

Ceux à qui s’adressaient ces observations baissaient la tête d’un air confus à mesure qu’ils voyaient tomber pièce à pièce leur dernière illusion. Mais bientôt ce sentiment de désappointement céda lui-même la place à d’autres sentimens plus honorables. Le charme sous lequel les tenait une pensée exclusive venait de se briser. Ils se demandaient déjà avec honte si, dans le délire de la fièvre qui venait de cesser, ils n’avaient pas dit ou fait des choses blämables qu’il convenait de désavouer.

Le chevalier de Peyras surtout reconnut enfin ce qu’il y avait eu de coupable et de vil dans sa conduite depuis quelques heures. Il porta la main à son front, comme pour aider sa raison à repousser des images trompeuses, et parut sortir d’un songe pénible ; puis, entraînant Martin-Simon dans un coin de la grotte, il dit d’une voix altérée :

— Pourrez-vous oublier, mon cher parent, mon bienfaiteur, combien j’ai été lâche et ingrat envers vous ? Oh ! par pitié, ne m’accablez pas de votre mépris ! J’étais ivre, J’étais fou… Maintenant mes peux se sont dessillés et je rougis de moi-même… Je ne mérite plus d’être votre ami et celui des gens de bien… cependant j’ose implorer mon pardon.

Pendant qu’il prononçait ces paroles, de grosses larmes brillaient dans ses yeux. Son repentir était si profond et si sincère que Martin-Simon en fut touché.

— Allons, allons, jeune homme, ne vous affligez pas tant, dit-il avec sa bonté ordinaire, je fais la part d’une ardente imagination, d’une ambition qu’il est difficile à votre âge de contenir dans de sages limites… Vos torts envers moi sont effacés ; il serait heureux que vous n’en eussiez pas de plus graves envers une autre personne qui vous touche de près.

— Je sais de qui vous voulez parler, répliqua Marcellin avec confusion ; j’ai été bien cruel envers cette pauvre Ernestine, car sans vous elle attendrait encore la réparation qui lui était due… Mais, par grâce, laissez-moi espérer qu’elle ne connaîtra jamais toute la gravité de mes fautes !

— Il y aurait de la cruauté à lui faire maintenant une pareille confidence ; mais, à votre tour, chevalier, promettez-moi de la rendre heureuse.

— Je le promets, je l’essayerai du moins… Mais, mon noble parent, continua Peyras en baissant la voix, votre pardon et celui de cette pauvre Ernestine ne me suffisent pas : il est une autre personne que j’ai indignement traités et qui doit me haïr, me mépriser…

— Elle vous pardonne aussi, dit quelqu’un à côté de lui ; et elle vous demande seulement, comme son père, que vous rendiez heureuse la femme à qui voire destinée est unie désormais…

C’était Marguerite, qui s’était tenue dans l’ombre de la grotte, et qui avait tout entendu, Le chevalier pressa contre ses lèvres la main de sa parente, qui la retira précipitamment.

En ce moment, Michelot s’avance vers ce petit groupe, et il dit au bailli, de ce ton mielleux auquel il avait renoncé depuis le matin :

— Je vais prendre congé de vous, mon cher hôte, et sans doute nous ne nous séparerons pas en ennemis. Cette sotte déclaration de Raboisson ne peut décidément être prise au sérieux, et je vous la remets, ainsi que les autres pièces à l’appui, pour en faire bonne justice.

Il présenta les papiers en question à Martin-Simon, qui les déchira après les avoir examinés d’un coup d’œil.

— J’avouerai, reprit le procureur du même ton, que ne vous connaissant pas et jugeant de vous seulement par vos manières mystérieuses, j’avais conçu quelques fâcheuses préventions ; mais j’ai enfin reconnu mon erreur. Votre dernier sacrifice est si beau, si grand, que j’en suis vérilablement émerveillé. Je ne croyais pas qu’un pareil désintéressement existât sur la terre, et, franchement, pour ma part, j’en eusse été tout à fait incapable !… Non, et jo ne men défends pas, j’en eusse été incapable !… Aussi, l’admiration et l’estime que j’ai conçues pour vous m’ont-elles décidé à me désister de toutes poursuites…

— Oui, et la certitude qu’il ne vous servirait pus à rien de tourmenter un homme ruiné, interrompit Martin-Simon d’un ton goguenard ; d’ailleurs, si vous me poursuiviez maintenant, certaine lettre de change pourrait bien être de nulle valeur…… j’apprécie voire générosité ce qu’elle vaut, maître Michelot ; mais finissons-en. La nuit, approche, et vous ne pouvez sans danger voyager dans les montagnes à cette heure avancée ; restez avec nous jusqu’à demain, et alors nous nous séparerons, sans doute pour ne nous revoir jamais.

On allait sortir de la grotte quand Martin-Simon se heurta dans l’obscurité à un nouveau personnage qui venait d’entrer.

— Qu’est-ce encore ? demanda-t-il avec impatience.

Me adsum qui feci ! répondit une voix gémissante que le roi du Pelvoux reconnut pour celle d’Eusèbe Noël.

— Quoi ! c’est vous, vieil hypocrite ! Eh bien ! que me voulez-vous ? Ne deviez-vous pas être content du repos et du bien-être que nous vous avions donné, vous que nous avions ramassé mendiant, mourant de faim sur la voie publique ? Que vous a-t-il manqué pendant trente ans ? Je vous traitais comme mon égal et mon ami ; vous aviez place à mon foyer et à ma table ; mais cela ne vous suffisait pas : il vous fallait une grande fortune, la fortune de votre bienfaiteur, et, pour la lui ravir, vous vous êtes fait menteur, hypocrite, espion !… Pendant que je vous croyais simple et distrait, vous étiez rusé et attentif ; pendant que je vous témoignais tant d’affection, vous cherchiez à me voler mes secrets !…

— Monsieur le bailli, interrompit le maître d’école d’un ton déchirant, ne m’accablez pas. J’ai été si longtemps pauvre, j’ai été abreuvé de tant d’humiliations, que j’éprouvais le désir ardent d’être envié à mon tour ! Pardonnez-moi, je vous en supplie ; je ne serai pas ingrat, nec si iniserum fortuna Simonem finxit…

Ce latin, prononcé d’une voix sanglotante, avait quelque chose de si piteux et de si comique à la fois, que Martin-Simon ne put retenir un sourire.

— Laissez là votre jargon, pauvre fou ; je m’étais toujours défié de vous, quand je vous voyais appeler Virgile à votre secours… Allons ! qu’attendez-vous de moi ? Je n’ai pas le courage de tuer un vieux chien parce qu’il m’a mordu ; mais je ne veux pas ñon plus le laisser au coin de mon foyer pour qu’il me morde encore à la première occasion… D’ailleurs, on fera probablement une enquête au sujet de votre querelle avec Raboisson, et il est urgent que vous alliez passer quelques mois de l’autre côté de la frontière, jusqu’à ce que cette affaire soit assoupie. À votre retour, peut-être, pourrai-je supporter votre présence sans trop de colère ; j’aurai soin que dans votre exil momentané vous ne manquiez de rien.

Eusèbe Noël s’incline et se retira, les yeux baissés.

— J’ose croire, mon fils, dit un autre personnage d’un ton nazillard en s’adressant à Martin-Simon, que vous n’avez pas été scandalisé de mon zèle pour les intérêts de notre pieuse maison ?… Il ne faudrait pas interpréter trop mal les mobiles de ma conduite ; c’était au nom du pauvre et du voyageur que je demandais une part.

— Du diable si vous demandiez une part, interrompit le roi du Pelvoux en riant ; vous demandiez bien le tout, si j’ai bonne mémoire ! Et je ne vois guère comment votre hospice eût pu s’enrichir sans que les desservans s’en ressentissent un peu !… Allons, père prieur, ajouta-t-il avec mélodie, convenez-en, vous avez sacrifié au veau d’or avec les autres. J’ai renoncé à ce trésor, et je m’en réjouis, car avec un pareil talisman on prend une fâcheuse idée du monde ! Quand un vieillard comme vous, qui a passé sa vie dans la pratique des bonnes œuvres, se laisse entraîner par des idées de convoitise, on doit être bien indulgent pour le vulgaire des hommes !

En parlant ainsi, il prit le bras de sa fille et sortit de la grotte. Le soleil était couché, mais le crépuscule éclairait la vallée, et déjà la lune se montrait au-dessus des montagnes. La troupe se mit en marche avec précaution, à travers les roches nombreuses qui encombraient le passage, et ne laissaient souvent entre elles qu’un étroit espace. En approchant du village, les montagnards s’étaient remis à causer avec vivacité ; mais Peyras, Michelot et les deux vieillards gardaient le silence et n’osaient se regarder les uns les autres, comme des hommes graves qui se rencontrent le lendemain d’une orgie à laquelle tous ont pris part.

— Marguerite, disait Martin-Simon à sa fille, ce sacrifice a été plus pénible pour moi qu’on ne le pense… Néanmoins, je me sens léger et dispos, maintenant que je n’ai plus à cacher au reste des hommes un secret de cette importance, maintenant qu’une immense responsabilité ne pèse plus sur moi. Malheureusement, ma fille, peut-être l’événement qui vient de se passer aura-t-il des suites funestes pour notre petite colonie.

— Chassez cette pensée, mon père, et ne songez qu’au repos dans lequel s’écouleront vos jours désormais. Nous sommes riches encore, bien riches, et…

— Ne parle pas de cela, dit le bailli en baissant la voix ; mais tu as raison, ma petite Margot, nous vivrons pour nous seuls, dans la simplicité et la paix du cœur. Tu épouseras quelque honnête garçon du voisinage, et je me verrai revivre dans mes petits-enfans…

Marguerite frissonna.

— Jamais ! jamais, mon père ! murmura-t-elle avec une sombre énergie.

— Et pourquoi, ma fille ?

Elle resta un moment sans répondre.

— Mon père, dit-elle enfin de sa voix austère, en doutant une seule fois de vous, j’ai commis une faute que vous m’avez pardonnée, mais dont je garderai éternellement le remords… Ma vie vous sera consacrée, à vous que j’ai osé maudire dans un accès d’égarement. Je ne connaîtrai ni la joie d’être mère ni celle d’être épouse ; je vivrai et je mourrai dans l’isolement et le repentir… D’ailleurs, ajouta-t-elle plus lentement, je ne pourrais jamais aimer une autre personne comme j’eusse aimé…

— Qui donc, Marguerite ?

— Un homme que je méprise, mon père.