La Mission Marchand (Congo-Nil)/10

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 131-143).

X

L’HIVERNAGE.


Au fort Desaix, le commandant Marchand avait établi son quartier général.

C’était une excellente base d’opérations, d’où il pouvait


le commandant marchand et le capitaine




…germain en rendant visite au sirdar kitchener.



faire rayonner les reconnaissances au Nord, à l’Ouest et au Sud.

Quant à l’Est, il fallait renoncer à s’en occuper pour l’instant.

Toute la contrée ne formait qu’un immense marais, à travers lequel les cours d’eau, dont le débit avait considérablement diminué, se frayaient difficilement un passage, au milieu des roseaux, des bambous et des herbes.

Chaque semaine, une ou plusieurs expéditions partaient dans diverses directions ; on les attendait chaque fois avec moins d’anxiété.

L’habitude de vaincre les obstacles avait donné à tous une confiance sans bornes dans leurs chefs et dans leurs propres forces.

Les explorations revenaient. Elles rapportaient des renseignements, des traités.

L’enseigne de vaisseau Dyé faisait le levé hydrographique du Soueh.

Il y avait entre les hommes, les gradés, les officiers une émulation soigneusement entretenue par le commandant !

Et puis, des négociations sans fin avec les tribus guerrières dinkas. Tantôt on palabre durant des semaines avec les nègres retors. On répète sans cesse les mêmes choses, les mêmes demandes. Et sans cesse les noirs éludent la question.

Il faut les fatiguer par une ténacité supérieure à la leur.

Il faut, sous ce climat torride, en face de la plus irritante force d’inertie, demeurer calme, impassible, avoir la patience de ceux qui sont certains de ne jamais faiblir.

Car, avant tout, il faut ne pas ameuter le pays tout entier contre la petite expédition.

Il est nécessaire de se créer des amitiés, des alliés.

Parfois, cependant, certaines tribus, trompées par le calme de Marchand, attribuent sa mansuétude à la peur.

Alors les chefs deviennent insolents. Le commandant rompt aussitôt les pourparlers. En deux ou trois jours, une colonne volante est formée. Et l’on punit ceux qui ont voulu abuser de la faiblesse supposée de la mission.

Peu à peu l’influence française s’étend.

Elle gagne de proche en proche.

Et bientôt on peut diviser les provinces du Bahr-el-Ghazal en trois cercles ou départements, placés sous le commandement des officiers qui accompagnent Marchand.

Il semble que décidément le succès final est assuré, quand, tout à coup, une terrible inquiétude s’abat sur l’état-major de la mission.

Au début de janvier 1898, le commandant avait rassemblé tous ses officiers au fort Desaix.

La réunion avait pour but de débattre les mesures à prendre encore, pour organiser définitivement la conquête du Bahr-el Ghazal.

Dès ce moment, les explorateurs étaient certains que leur route du Congo au Soueh, jalonnée de postes, ne pouvait être coupée.

Les approvisionnements les suivraient avec une facilité relative, puisque le chemin était reconnu et les routes en forêts percées. Le ravitaillement s’opérerait donc normalement.

Tous les efforts devaient donc tendre à compléter l’organisation politique de la nouvelle colonie nilotique.

Or, un matin que tous déjeunaient, sous la présidence du chef de la mission, un sergent pénétra dans la salle du repas.

Il s’excusa de troubler les officiers.

Et, sur une question du commandant, il répondit :

— Il est venu des mercantis dans nos paillottes. Ils offraient des légumes, du gibier.

— J’ai autorisé cela.

— Je le sais, mon commandant. Toutefois, il y en a deux que j’ai fait arrêter et que l’on garde à vue.

— Pourquoi les arrêter ?… Qu’ont-ils fait ?

— Ils racontaient des histoires que les hommes n’ont point besoin d’entendre. Il est inutile de les décourager.

Tous les officiers s’étaient levés.

— Des choses capables de décourager mes tirailleurs, s’écria Mangin. Parbleu ! je serais curieux de les connaître.

Le sergent eut un sourire.

— Je m’en doute bien. C’est pourquoi je venais demander au commandant la permission de les lui amener.

— Qu’ont-ils dit, en résumé ? insista Marchand.

— Des mensonges probablement.

— Mais encore, expliquez-vous, sergent ?

— Eh bien, mon commandant, ils disent comme cela qu’il y a, sur le Nil, une mission de blancs beaucoup plus forte que la nôtre.

— Sur le Nil ?

— Oui, et, d’après ce que j’ai cru comprendre, ces blancs auraient le même objectif que nous.

— Fachoda ?

Les assistants avaient pâli.

Quoi ! au moment où ils étaient assurés de la victoire, d’autres viendraient occuper les rives du Haut-Nil, rendant inutiles tant de fatigues, tant de dévouement.

Cela n’était pas, ne pouvait pas être.

Et soudain le commandant se toucha le front.

— Je conçois, ce doit être la mission Liotard qui, partie de Rafaï et remontant vers Dem-Ziber, a passé par le premier itinéraire que j’avais choisi.

Tous respirèrent :

— Ce sont des Français ! Ce sont des Français ! chuchotait-on autour de la table.

Mais le sergent tourna négativement la tête.

— Non, non, ce n’est pas cela.

— Comment le savez-vous ?

— Toujours par mes prisonniers.

— Quoi !… Ils connaissent la mission Liotard.

— Oui, mon commandant. Elle a, paraît-il, occupé Dem-Ziber, mais elle n’a pu s’avancer au delà.

— Pourquoi donc ?

— Parce que les cours d’eau sont à sec. Là-bas, il y a moins d’humidité qu’ici, et, pour gagner le Bahr-el-Arab, qui leur permettrait de venir déboucher dans la rivière des Gazelles, il leur faudrait frayer, par terre, une route de quatre cents kilomètres. La mission n’est pas assez nombreuse pour se livrer à ce tour de force.

Marchand écoutait pensif.

Les nouvelles qu’apportait le sous-officier étaient évidemment vraies.

Tout concourait à le démontrer.

De l’exactitude des choses connues déroulait celle des inconnues.

Liotard ne disposait pas de forces suffisantes pour occuper militairement, et Dem-Ziber, et le pays dont cette bourgade était le centre.

Partant il était dans l’impossibilité absolue de recruter assez de travailleurs, pour mener à bonne fin une route aussi longue qu’il venait d’être dit.

Enfin M. Liotard avait considéré dès le début son expédition comme une simple mesure d’appui, sur le flanc gauche de la mission Congo-Nil, avec laquelle il n’avait aucune raison de jouter de vitesse, avant laquelle il ne songeait pas à atteindre le Nil.

Ces réflexions se succédèrent dans l’esprit du commandant, en bien moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire.

Leur résultat fut que, se tournant vers le sous-officier, le commandant dit :

— Amenez vos prisonniers.

— Où cela, mon commandant ?

— Ici. Je les interrogerai en présence de ces messieurs. Nous avons tous été à la peine ensemble. S’il y a un nouvel effort à faire, nous le ferons ensemble.

Et comme tous les assistants baissaient la tête en signe d’assentiment, le sous-officier qui gagnait déjà la porte, s’arrêta pour dire :

— Vous savez, mon commandant, que s’il y a un coup de collier à donner, tous les gradés en seront avec plaisir.

— Mais, mon ami, j’en suis bien sûr, répliqua Marchand de cette voix douce et grave qui lui gagnait le cœur de ses subordonnés.

Et, après un court silence.

— Vous resterez ici pendant l’interrogatoire… voilà ma réponse à votre observation.

La figure du sergent s’illumina de contentement. Il fit le salut militaire et sortit.

Après son départ, personne ne parla. L’inquiétude de tous était trop grande, trop intense. Ce qu’avait pensé tout bas le commandant, les officiers l’avaient pensé comme lui.

L’attente du reste ne fut pas longue.

Le sous-officier reparut, poussant devant lui deux grandes filles dinkas qui promenaient autour d’elles des regards effarés.

— Landeroin, ordonna Marchand s’adressant à l’interprète, dites à ces femmes qu’on ne leur fera aucun mal. Ajoutez seulement que je désire apprendre d’elles comment elles ont su la présence d’une autre mission sur le Nil.

Un dialogue vif s’engagea aussitôt entre l’interprète et les captives.

En voici la traduction :

— Femmes dinkas, il ne faut pas que votre cœur frissonne d’effroi. Le chef blanc me charge de vous dire qu’il ne vous sera fait aucun mal.

Cette assurance parut rendre quelque courage aux deux négresses.

— Alors, dit la plus âgée, qu’il nous renvoie dans notre village, où nous puiserons dans nos réserves de fruits et de légumes pour en rapporter à ses guerriers.

— C’est ce qu’il fera tout à l’heure.

— Ta langue n’est pas menteuse en promettant cela ?

Landeroin étendit la main dans un geste magnifique.

— Sur ma tête, sur le toit de ma case, je vous dis la vérité.

Les yeux des prisonnières brillèrent de joie.

— Alors que veut le chef blanc.

— Un simple renseignement.

— Sur quoi ?

— Sur une troupe de blancs dont vous parliez tout à l’heure dans le camp.

Elles rirent insoucieusement.

— Parle. Nous dirons ce que nous savons.

Il n’y avait pas à se méprendre à leur mimique.

Ces femmes étaient sincères. Elles avaient parlé sans intention nocive.

Elles diraient tout ce qu’elles avaient appris, selon leur promesse.

Landeroin commença aussitôt l’interrogatoire.

— Il y a des blancs sur le Nil.

— Oui. Un griot, qui venait de l’Ouest, a apporté la nouvelle.

— Bien. Où sont ces blancs.

Les négresses haussèrent les épaules, dodelinèrent, de la tête, étendirent les bras et finirent par avouer :

— Nous ne savons pas.

L’interprète eut un geste d’impatience.

Reprises de peur, les femmes se précipitèrent vers lui, parlant ensemble avec volubilité.

— Nous ne savons pas.

— Je te le jure, toi qui as la langue blanche et noire[1], le griot ne l’a pas dit.

— Il a conté que des blancs s’avançaient vers une bourgade.

— Bien loin d’ici, sur le Nil.

— Une bourgade qui s’appelle Fachoda.

— Et dont nous ne connaissions pas le nom.

— Taisez-vous, clama Landeroin exaspéré. Et comme elles se tenaient devant lui, muettes et tremblantes.

— N’ayez donc pas peur, sacrebleu. Je vous répète que l’on ne vous veut pas de mal. Voyons… Rappelez vos souvenirs… Les blancs en question remontent-ils le fleuve ou le descendent-ils ?

— On ne l’a pas dit.

— Au diable !

Puis soudain, par réflexion, l’interprète se calma.

— Votre village est éloigné ?

Elles firent non du geste.

— Combien de marche ?

— Un petit moment, tout petit… une foulée de lion.

Landeroin sourit.

Une foulée de lion, dans le langage nègre, représente, en effet, à peu près un kilomètre.

C’est la distance maximum que fournit le lion lorsqu’il poursuit une proie qu’il a manquée à son premier bond.

Le lion en effet court mal. Il chasse à l’affût, bondit si un animal passe à sa portée. Son coup manqué, il fait un semblant de poursuite, puis revient à son point de départ attendre une autre occasion.

Les naturels, très observateurs des us et coutumes des hôtes de leurs forêts, ont remarqué ce détail et ils ont pris l’habitude de compter par « foulées de lion ».

Donc l’interprète traduisit la conversation que nous venons de rapporter et avisa le commandant de son intention d’accompagner les négresses à leur village, afin d’interroger le griot.

Marchand approuva son idée.

Les négresses se déclarèrent prêtes à guider le blanc.

Elles reçurent avec des transports de joie quelques colifichets à bon marché, dont la mission avait une ample provision, et elles se retirèrent enchantées, suivies par Landeroin.

Tous trois sortirent du camp.

Les femmes noires n’avaient point trompé leur interlocuteur.

À onze cents mètres à peu près, celui-ci arriva dans un village composé d’une vingtaine de cabanes coquettement construites au milieu de grands arbres.

Il y fut reçu avec tous les honneurs usités en pays nègre.

Mais personne ne put lui dire ce qu’était devenu le griot.

Le sorcier-troubadour avait passé, la veille, tout le jour dans la localité.

Il avait charmé les habitants par ses chansons, vendu des grigris et des amulettes.

Le soir, il s’était enfermé dans une case mise à sa disposition par le chef. Au matin, on ne l’avait pas retrouvé.

Personne ne s’en était inquiété dans la population.

Les griots sont des êtres privilégiés auxquels on permet toutes les fantaisies.

Dépité, Landeroin interrogea le chef, les naturels qui avaient approché l’introuvable personnage.

Tous confirmèrent les dires des négresses qui l’avaient amené du camp. Mais aucun ne put lui en apprendre davantage.

De guerre lasse, l’interprète reprit le chemin du fort Desaix.

On l’y attendait avec impatience, et ce fut une désillusion pour tous, lorsqu’il leur avoua le résultat négatif de sa promenade. Les officiers entourèrent Marchand.

— Mon commandant, nous ne pouvons rester dans cette indécision. Il faut trouver quelque chose ?

— Mais quoi ?

— Envoyer une reconnaissance, s’écria le capitaine Baratier.

— Où cela, mon cher ami, puisque nous ne connaissons pas le point où se trouvent ceux dont la présence nous est signalée ?

Mais Baratier avait son idée.

— C’est vrai, nous ignorons cela, mais nous avons par contre une certitude.

— Leur point de direction, n’est-ce pas ?

— Oui. Ils se rendent à Fachoda.

— Eh bien.

— Eh bien… je vous demande la permission de pousser une reconnaissance de ce côté.

Il se fit un grand silence.

C’était là une proposition héroïque. Chacun s’en rendait compte.

Entre le fort Desaix et Fachoda s’étendait le marécage immense, inconnu, le dédale de vase, d’herbes, de roseaux.

Y entrer, chacun s’en sentait le courage évidemment.

Mais pas un ne croyait qu’il fût possible de mener à bonne fin la traversée de ce pays inondé.

Et le commandant Marchand traduisit la pensée de tous en disant :

— Comme chef de la mission Congo-Nil, mon cher ami, je suis fier que la proposition ait été faite, mais je ne saurais en autoriser l’exécution. Si je supposais avoir une chance de traverser ce maudit marais, je vous donne ma parole que, depuis deux mois, nous serions entrés à Fachoda.

Mais Baratier est un homme tenace.

Quand il a une idée en tête, il est difficile de l’en extirper.

Et puis, c’est un homme d’action.

L’action la plus téméraire lui semble préférable à l’angoisse de l’attente.

Et puis, et puis, lui qui avait été constamment à l’avant-garde, sentait peut-être une douleur plus cuisante, à la pensée que des étrangers, des adversaires, rendraient inutiles deux années de lutte, deux années d’incroyables efforts.

Il insista donc.

Il fit valoir sa connaissance du pays. Après tout, les marais, il connaissait cela.

N’en avait-on pas rencontré assez dans le Bas-M’Bomou.

Le Bahr-el-Ghazal était un marais plus grand, voilà tout.

Puis il fit ressortir que les hautes eaux ne se produiraient pas avant trois ou quatre mois.

Si une mission était sur le Nil, dont la navigation est sinon facile, du moins possible en toute saison, elle aurait occupé Fachoda bien avant que l’expédition française fût en mesure de se mettre en route.

Il parla tant et tant que le commandant finit par lui dire :

— C’est à la mort que vous me demandez de vous envoyer, Baratier, mais vous avez raison, il faut que l’un de nous se dévoue. Si je n’étais le chef de la mission Congo-Nil, je ne remettrais à personne l’honneur de tenter l’aventure. Vous partirez donc, mais, auparavant, j’exige que vous attendiez le retour des reconnaissances que je vais expédier dans toutes les directions. S’il était avéré que les renseignements vagues fournis par le griot sont erronés, il serait inutile de vous sacrifier.

Et lui tendant la main :

— En me confiant la conduite de la mission, on m’a fait le comptable de l’existence de tous mes collaborateurs. Et si un jour, parvenu au bout de la route, alors que l’on fera le dernier appel des survivants, je dois répondre à l’appel de votre nom : « Mort, » je veux pouvoir ajouter : « Je lui ai permis de faire le sacrifice de sa vie dans une circonstance d’absolue nécessité. »

Et dans ces paroles du chef, il y avait une émotion si vraie, une tendresse si profonde pour tous ceux qui l’entouraient, que plusieurs tournèrent la tête, pour cacher la larme d’attendrissement soudainement montée à leurs paupières.

Quant à Baratier, il murmura d’une voix assourdie ;

— Merci, commandant, j’attendrai.

Dès le lendemain des petits pelotons d’éclaireurs quittaient le camp.

Ils avaient pour consigne de s’arrêter dans les villages, d’interroger les principaux habitants, de mettre en œuvre tous les moyens pour se procurer quelques renseignements sur la mission mystérieuse, signalée le long du Nil.

Le pays était à peu près pacifié.

Les éclaireurs marchèrent donc vite.

Au bout de quinze jours, tous étaient rentrés.

Mais ils ne rapportaient aucun renseignement nouveau.

En plusieurs endroits, le passage du griot leur avait été signalé ; il avait même fait, dans trois localités différentes, un récit analogue à celui qui était parvenu aux oreilles du commandant.

Mais, nulle part, les indigènes n’avaient pu formuler une affirmation exacte quant à la position occupée par les étrangers.

Bref, on n’était pas plus avancé qu’au premier jour.

Et tous se demandaient s’ils se trouvaient en présence d’une chose vraie, ou d’une de ces imaginations dont sont coutumiers les troubadours nomades de l’Afrique.

Le commandant avait fait de son mieux.

Il ne pouvait refuser plus longtemps au capitaine Baratier la permission de forcer le passage vers le Nil.

Ce dernier s’occupa aussitôt d’organiser son départ.

Trois pirogues et un boat ou bateau plat furent armés.

Les pagaieurs choisis parmi les plus robustes furent attachés à l’expédition.

Puis, bien munis d’armes, de munitions, les explorateurs s’embarquèrent après des adieux, bien plus émus de la part de ceux qui restaient que de la leur.

Les pirogues et le boat filèrent sur le bief du Soueh, resté libre en face le fort Desaix, puis elles s’engagèrent dans un canal étroit, bordé d’arbres et de bambous où elle disparut.

Une angoisse atroce serra le cœur de ceux qui avaient vu partir leurs camarades.

Reverrait-on jamais ces hommes de cœur qui s’enfonçaient dans l’inconnu ?

  1. Expression qui signifie : Toi, qui parles la langue des blancs et celle des nègres.