La Monongahéla/IV

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C. Darveau (p. 47-59).


IV

Une Aventure.


M. le marquis de Vaudreuil[1] se trouvait à la tête du gouvernement de Montréal quand mourut le 26 mai 1703 son prédécesseur, M. de Callières. Celui-ci laissait la réputation d’un excellent général, d’un homme intègre et d’un véritable ami du pays, où il avait passé une grande partie de sa vie.

Par cette mort était dévolu au marquis de Vaudreuil le commandement général de la colonie.

« Cet officier, dit Ferland, possédait l’estime et la confiance de toute la Nouvelle-France, à laquelle il était lié par son mariage ; les sauvages lui étaient attachés ; il connaissait parfaitement les affaires du pays ; par son expérience et son courage, il pouvait lui rendre de grands services. »

Tous les habitants le demandaient pour gouverneur. M. de Champigny, qui avait aspiré à cette charge, après la mort de M. de Frontenac, était passé en France l’automne précédent et avait été nommé intendant du Hâvre-de-Grâce. Ainsi M. de Vaudreuil se trouvait seul sur les rangs. Aussi le roi qui lui avait déjà donné plusieurs marques de sa bienveillance, surtout depuis la surprise de Valencienne par les mousquetaires, dont il faisait partie, accorda très-volontiers son consentement, et le premier août 1703, il était nommé « gouverneur et lieutenant-général en Canada, Acadie, île de Terreneuve et les autres pays de l’Amérique Septentrionale. »

Disons en passant que ce règne, qui dura quatorze années, fut assez heureux. C’est en effet sous l’administration de M. de Vaudreuil qu’eût lieu la destruction des établissements anglais de Deerfield et de Haverhill, en 1704 ; la prise de St-Jean de Terreneuve en 1709, que nous aurons l’avantage de rapporter plus loin en détail ; la destruction de la flotte de Sir Hovenden Walker sur les rochers de l’île aux Œufs en 1711. Ajoutons le massacre de 2,000 Outagamis par les Français, près de Détroit, en 1712.

C’est aussi sous ce règne que Port-Royal (Annapolis) fut pris par les Anglais en 1710 et que fut signée la paix d’Utrecht en 1713 qui cédait Terreneuve, la Baie d’Hudson et l’Acadie à l’Angleterre.

Vers 1714, M. de Vaudreuil fit un voyage en France sur le vaisseau du roi le Héros. Madame de Vaudreuil l’avait devancé cinq années auparavant. Elle fut fait prisonnière dans ce voyage par un vaisseau anglais, traitée avec les plus grands égards par le capitaine et conduite près du Hâvre-de-Grâce. Son mérite personnel et la conduite irréprochable qu’elle tint à la cour lui gagnèrent l’estime et l’amitié de tous ceux qui la connaissaient. « Il est glorieux pour la Nouvelle-France, fait remarquer la mère Juchereau de St-Denis, qu’une dame née à l’Acadie et nourrie en Canada, se soit fait admirer dans le centre même de la politesse, jusqu’à être choisie pour élever des princes. »

En 1716, affecté par la mort de Louis XIV, qui l’aimait, très-avancé en âge du reste, M. de Vaudreuil revint en Canada pour y mourir.

Tel est en peu de mots l’histoire du personnage qui interpellait M. de Sabrevois à la fin du chapitre précédent.

— Vous allez les revoir dans quelques jours, ces sauvages que vous aimez tant ! avait dit M. de Vaudreuil.

M. de Sabrevois releva la tête comme un coursier qui entend le clairon et s’adressant au gouverneur :

— Avec tout le respect qui vous est dû, monseigneur, fit-il, m’est-il permis de conclure de vos paroles que vous allez nous annoncer une nouvelle expédition contre les provinces anglaises ?

— Ah ! ceci, mon cher de Sabrevois, est un secret d’état, répondit en souriant M. de Vaudreuil. Rassurez-vous cependant, dans un pays comme le nôtre, vous savez que les occasions d’exercer vos qualités belliqueuses ne manquent point.

Puis se tournant vers Daniel de St-Denis :

— Voici la réponse au message que vous m’avez apporté, messieurs, dit-il… M. de Bienville compte-t-il mettre à la voile bientôt ?

— Cette nuit même, monseigneur.

— En ce cas, messieurs, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon voyage.

Et le gouverneur souriant aux deux jeunes gens, répondit par une inclination de tête au salut respectueux de l’entourage et se dirigea vers ses appartements particuliers.

— Heureux jeunes gens ! fit de Sabrevois en tendant ses mains aux deux amis.

— Est-ce en France, messieurs, que vous allez ? demanda madame de Vaudreuil.

— Nous l’ignorons, madame, répondit Daniel.

Cependant, à l’annonce de ce départ une des jeunes fille de l’entourage avait pâli et s’était isolée dans l’embrasure d’une fenêtre masquée par une large draperie, où elle fut rejoint quelques instants après par Nicolas de Neuville. Avons-nous besoin de nommer Irène de Linctôt ?

Il y avait une année que les deux jeunes gens se connaissaient et s’aimaient. Nicolas avait été heureux pour sauver Irène d’un danger mortel, épisode que nous allons raconter.

Toute jeune, Irène avait été confiée aux soins des dames de l’Hôpital-Général.

Grâce au bon naturel de l’enfant et à la pieuse direction des bonnes dames, quand la jeune fille vint demeurer auprès de sa tante, madame de Vaudreuil, elle fit sensation parmi la bonne société de l’époque, non-seulement par sa beauté, mais aussi par ses qualités du cœur et de l’esprit.

M. de Vaudreuil, ou plutôt sa femme, possédait au commencement du chemin qui conduit à Charlesbourg, une espèce de maison de campagne qu’habitaient un fermier et sa famille, et où les hôtes du château allaient souvent l’été pendant les grandes chaleurs.

On était aux premiers jours du mois de juillet. Une après-midi, Daniel de St-Denis et Nicolas de Neuville, arrivés la veille de Port-Royal, où ils s’étaient distingués en aidant M. de Subercase à repousser les trois expéditions maritimes des anglais, fatigués de la chaleur du jour et de la poussière des rues de la ville, se dirigèrent vers la rivière St-Charles qu’ils traversèrent en bac, et prirent la route de Charlesbourg.

À peine avaient-ils marché quelques instants, qu’un cri d’angoisse frappa leurs oreilles.

— Qu’est-ce ? fit Daniel en s’arrêtant.

Mais déjà son compagnon avait enjambé la clôture d’un champ voisin et prenait sa course dans la direction de la villa de M. de Vaudreuil.

D’un seul coup d’œil, Daniel jugea la gravité du spectacle qui s’offrait à ses yeux.

Irène de Linctôt, sortie du couvent au mois de juin, venait d’atteindre ses dix-huit ans. Plusieurs fois la semaine, le jeudi surtout, la jeune fille se rendait, accompagnée d’un seul domestique, d’abord à l’Hôpital-Général pour saluer ses maîtresses auxquelles elle avait voué l’affection la plus reconnaissante, puis ensuite à la ferme où elle passait le reste du jour à courir les champs,

… Les prés, les bois, les bosquets, les chemins,
Les cheveux sur le cou, les lèvres frémissantes,
Conduisant sur ses pas un essaim de gamins !

Les gamins, c’était les enfants du fermier, un petit garçon de neuf ans et une adorable petite fille de cinq années, dont Irène était folle.

Ce jour-là, assise sur le gazon, en compagnie des petits enfants, son large chapeau de paille à ses pieds, Irène était à leur tresser des couronnes avec des marguerites des champs et des fraisiers en fleurs, quand, tout à coup, deux garçons de labour passèrent auprès d’elle à toutes jambes en criant : « Sauvez-vous, un chien enragé ! »…

La jeune fille, en se levant l’enfant dans les bras, aperçut un énorme terreneuve, la langue pendante, l’écume à la bouche, qui se dirigeait en trottinant de son côté. Elle poussa un cri de terreur et prit sa course.

C’est ce cri que les deux jeunes gens avaient entendu.

Irène n’avait pas plus qu’un arpent à parcourir pour atteindre la ferme ; mais embarrassée par le fardeau qu’elle avait dans les bras, elle n’avançait qu’avec la plus grande difficulté. Le chien allait infailliblement l’atteindre et se jeter sur elle, quand Nicolas de Neuville s’aperçut du danger et le comprit. Il prit sa course en diagonale pour voler bravement à son secours.

Tout en précipitant sa marche, le jeune homme s’empara d’une pioche qu’il trouva dans un sillon, et au moment où la bête enragée prenait son dernier élan, il lui assénait sur la nuque un coup de son arme improvisée qui l’abattit.

Nicolas y allait de si grand cœur que la pioche, s’échappant de ses mains, dans son élan il trébucha et vint se frapper la tête sur une borne du chemin. Quand Daniel, qui s’était précipité à la rescousse de son ami, arriva sur les lieux, Nicolas reposait insensible à côté de sa victime et le sang s’échappait d’une entaille qu’il s’était faite dans sa chute au-dessus du front.

Une fois le danger passé, les garçons de la ferme s’empressèrent d’accourir, et tandis que les uns, de crainte qu’il ne fût pas mort, dardaient le cadavre du chien de coups de fourches, les autres, sur l’ordre d’Irène, transportait Nicolas de Neuville dans une des salles de la ferme.

La blessure n’était pas grave heureusement, et le jeune homme reprit ses sens à la première sensation d’un linge glacé que lui appliqua celle même qu’il venait de sauver d’un danger si imminent, de sorte que ce fut le frais visage de la jeune fille qui frappa ses regards en ouvrant les yeux.

Il murmura quelques paroles inintelligibles, qu’Irène comprit ou devina peut-être, car elle rougit, et il ferma les yeux.

— Monsieur, dit la jeune fille en s’adressant à Daniel, votre ami est trop mal pour le transporter à la ville ; nous avons heureusement plusieurs chambres libres à la ferme où il trouvera tous les soins possibles en attendant le chirurgien que je vais envoyer chercher.

— C’est inutile, mademoiselle, répondit Nicolas qui était parvenu à se lever avec effort, dans quelques instants il n’y paraîtra plus.

Cependant, comme pour démentir ses paroles, le jeune homme chancela sur ses jambes et allait tomber si Daniel ne l’eût soutenu.

— Vous voyez bien, monsieur, que vous compter trop sur vos forces, reprit Irène. Acceptez donc notre hospitalité, ce qui me permettra de vous faire exprimer toute ma reconnaissance par ma tante, madame de Vaudreuil, à qui cette maison appartient.

Au nom de madame de Vaudreuil, les deux jeunes gens s’inclinèrent.

— Peut-être agirais-tu sagement en acceptant la gracieuse invitation de mademoiselle, fit Daniel ; réellement tu me parais un peu faible pour gagner la ville à pied.

— De grâce ! monsieur, reprit Irène.

— Non, mademoiselle, merci de tout mon cœur, répliqua le blessé, il peut survenir un peu de fièvre qui me retienne au lit quelques jours et je serais une cause d’embarras pour ces braves gens. Je préfère me rendre à la ville et de là à bord de notre vaisseau. Seulement serait-il possible de se procurer une voiture dans les environs ?

— Je n’avons que le vieux berlingot, man’zelle ! fit Pierre Gagnon, le fermier, qui entrait en ce moment.

— Eh bien ! mon brave, va pour le berlingot, dit Nicolas, si toutefois vous voulez bien prendre la peine de nous conduire à la Basse-Ville ?

— Comment ! mais tout ce qui appartient ici à Pierre Gagnon, même sa personne naturelle, tout est à votre disposition. Ne venez-vous pas de sauver la vie à notre demoiselle et à notre enfant ?

— Pas d’exagération, mon brave, et attelez le plus vite possible, vous me ferez plaisir.

— Dans dix minutes, m’sieu, tout sera paré.

— Je regrette, monsieur, de vous faire conduire dans cette vilaine voiture, reprit Irène en s’adressant à Nicolas. Il n’est que deux heures de relevée ; ma tante, qui sera probablement ici vers cinq heures, vous aurait sans doute donné une place dans son carrosse si vous aviez voulu l’attendre.

— Merci encore une fois, mademoiselle, la voiture de votre fermier est tout ce qu’il me faut.

Celui-ci entra le fouet à la main.

— Quand vous voudrez, messieurs, dit-il.

— Messieurs, dit la jeune fille en rougissant, ce que je vais faire n’est peut-être pas de la dernière convenance ; mais je sais que ma tante sera tantôt très-navrée quand elle apprendra le danger auquel j’ai été exposée et que je ne pourrai lui dire le nom de mon sauveur.

Les deux jeunes gens s’inclinèrent et Daniel prenant la parole :

— Mademoiselle, répondit-il, mon ami se nomme Nicolas DeCarette de Neuville, moi je m’appelle Daniel de St-Denis, et tous deux nous sommes enseignes à bord du vaisseau la Renommée que commande M. de Bienville.

— V’là des noms dont on saura se souvenir ! fit Pierre Gagnon en manière d’a parte.

Un instant après, les deux jeunes gens s’éloignaient au petit trot de Lourdaud, le favori des chevaux de Pierre Gagnon.

La jeune fille suivit du regard la voiture jusqu’à ce qu’elle disparût au tournant de la route, puis elle s’assit, rêveuse, sur un banc rustique dans une contre-allée du jardin.

Irène de Linctôt n’était point belle, à proprement parler, à peine jolie même, mais elle était charmante. Elle était un peu frêle, délicate, avec des cheveux d’un blond cendré, et deux yeux d’un bleu mélangé de gris dont les cils pâles étaient presque invisibles. Ses traits, un peu enfantins, semblaient finement pétris par une main d’artiste trop minutieuse.

Ce qui la rendait remarquable cependant et la plaçait au rang des femmes qu’on cite, c’était la grâce dont elle était imprégnée des pieds à la tête, et surtout son art exquis de se bien mettre. En effet, quand elle était habillée, coiffée, chiffonnée de ses propres mains avec une harmonie parfaite, en la voyant, le soir, par exemple, dans sa toilette, il était impossible de ne pas s’imaginer qu’elle venait d’éclore dans quelque jardin de fée, au clair de la lune, ce qui faisait dire à M. de Sabrevois : — Mademoiselle de Linctôt, ce n’est pas une femme, c’est une incantation du suave, une fleur… Son mari ne devra pas la toucher de peur qu’elle ne s’effeuille, il faudra qu’il la respire !…

Irène, née en Acadie, n’avait connu ni son père, ni sa mère qui étaient morts à peine à sa sortie du berceau. Elle n’avait que deux frères — Linctôt aîné, et Linctôt cadet, — tous deux alors à l’armée et qui se distinguèrent plus tard à la bataille de la Monongahéla.

Fille de la propre sœur de madame de Vaudreuil, elle avait été accueillie par celle-ci comme son enfant et faisait par la gaité et la bonté de son caractère la joie des hôtes du château St-Louis.

Quand madame de Vaudreuil arriva à la ferme, vers cinq heures, la jeune fille s’empressa de lui raconter son aventure et la bravoure de Nicolas de Neuville. Elle le fit même en termes si chaleureux que son éloquence attira un sourire sur les lèvres de sa tante, sourire qui la fit rougir.

Cependant un tel service ne pouvait laisser indifférents monsieur et madame de Vaudreuil. Aussi, dès le lendemain firent-ils prendre des nouvelles du blessé qui était tout à fait sur pied, et quelques jours après, Daniel et Nicolas recevaient une invitation à dîner du château.

Ces visites se renouvelèrent jusqu’au départ du vaisseau sur lequel servaient les deux jeunes gens Nicolas de Neuville ressentit bientôt un sentiment assez vif pour la pupille du gouverneur, sentiment partagé du reste. Mais ce fut un amour tout platonique. Nicolas, malgré la légèreté naturelle de son caractère, comprit cependant les difficultés de sa position. S’il se doutait un peu des sentiments d’Irène à son égard, il ne le lui fit pas voir et ne lui dit pas les siens.

Quel avenir pouvait-il lui offrir d’ailleurs ? Il est vrai qu’une campagne glorieuse — et l’on sait qu’elles ne manquaient pas à cette époque — pouvait bien changer la face des choses ; mais jusque-là, il se serait fait un crime de tenter auprès du gouverneur une démarche qui pouvait tout compromettre.

  1. M. de Vaudreuil, quatorzième gouverneur français, qu’il ne faut pas confondre avec M. de Vaudreuil-Cavagnal, canadien de naissance.