La Monongahéla/IX

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C. Darveau (p. 95-102).

IX

La confession de maître Bertrand.


— Pour lors, maître Bertrand, que vous croyez tant seulement que nous pourrions bien avaler notre gaffe dans ce maudit pays dont nous allons à la conquête ?

— Pompon-Filasse, mon garçon, j’ai eu nonobstant le plaisir déjà de te le faire remarquer en d’autres circonstances : ton courage me semble obscurci d’une espèce de modérantisme qui pourrait bien te jouer des mauvais tours, si tu voyages dans mes eaux.

— Pourtant à la dernière affaire, l’enfant s’est battu comme un petit caïman qu’on enlève à madame sa mère, si vous vous rappelez, maître, fit un autre matelot.

— Et voilà, reprit Bertrand, ce que je ne puis m’expliquer de la part du moucheron, qui tremble comme une voile dans le vent chaque fois qu’il est question de se brosser la ralingue.

— C’est que, maître, ce jour-là j’avais vu le père Rasle.

— Eh bien ! quoi qu’’il t’avait fait, le père Rasle ?[1]

— Il m’avait confessé.

— Ah ! mon garçon, use du moyen pour te donner du cœur au ventre, il est bon. Il n’y a rien comme de larguer en grand toute sa vie dans le pertuis de l’entendement d’un aumônier pour faire aller sur le grand largue.

— Que vous allez à confesse, maître Bertrand ? firent plusieurs soldats. Nous croyons que vous étiez un vieux dur à cuire qui ne croyait pas à ces choses-là.

— Je ne me fâche pas, mes enfants, attendu que j’ai été tout ce que vous dites. Je riais de ces choses que j’appelais des bêtises ; mais depuis que le vieux père Rasle m’a pompé sans tant seulement que je m’en aperçoive…

— Sans vous en apercevoir ?

— Sans même que je me doute que j’allais à confesse.

Cette réponse donnée avec la gravité imperturbable que le vieux maître mettait en toutes choses, excita l’hilarité de son entourage.

Cette conversation avait lieu sur les bords de la baie Ste-Marie, dans l’île de Terreneuve. Une vingtaine d’hommes faisaient cercle autour du vieux matelot, la tête enfouie dans un immense bonnet de fourrure, tandis qu’une centaine d’autres préparaient sur la neige durcie des abris en sapin pour la nuit.

— Se confesser sans s’en apercevoir ! c’est pas se confesser ça ! fit Pompon-Filasse.

— Comment ! moucheron, reprit le vieux maître irrité, vas-tu pas vouloir en remontrer aux anciens à présent ?…

— Mais, maître Bertrand…

— Allons, allons, de l’indulgence, maître Bertrand, et contez-nous ça plutôt ; ce sera le meilleur moyen de confondre Pompon-Filasse, demandèrent plusieurs voix.

— Y tenez-vous tant que ça, mes mamours ?

— Oui, oui, maître ! firent-ils tous.

Maître Bertrand renvoya son bonnet en arrière, tira deux ou trois bouffées de son éternelle pipe à court tuyau, ôta sa chique, lança devant lui un long jet de salive noirâtre, puis s’étant essuyé la bouche

avec sa manche, il toussa à deux ou trois reprises pour raffermir sa voix :

— Pour lors, mes caïmans, dit-il, il y a comme qui dirait vingt-deux ans que la chose est arrivée. Le vieux Bertrand n’était pas encore maître sur un vaisseau du roi, quoiqu’il eût fait déjà plus d’une campagne avec le vaillant commandant d’Iberville, le meilleur loup-de-mer qui se soit jamais bourlingué sur la mer jolie.

« Débarqué à Plaisance, dans cette île dont nous allons à la conquête, v’là qu’un jour il nous arrive cinq gros vaisseaux anglais qui mouillent dans la Baie sans seulement en demander la permission. M. de Brouillan, qui commandait dans le fort, n’avait que cinquante terriens à sa disposition, ce qui était bien peu pour résister à des matelots, fut-ce même des Anglais.

« Pour lors, il y avait dans la baie soixante matelots basques, des vrais gabiers quoi ! qui ne demandaient pas mieux que de se crocher avec l’anglais, histoire de s’entretenir la main. V’là que le commandant me fait appeler et qu’il me dit :

— Eh bien ! mon vieux marsouin ! qu’est-ce que tu dirais d’une petite promenade dans les broussailles que tu vois-la, la nuit prochaine, avec ces soixante braves ? Crois-tu qu’il serait alors facile aux Anglais d’y tenter un débarquement ?

— Je dis, mon commandant, que la chose m’irait comme le nœud va à la garcette.

— C’est dit, mon vieux. Mais je ne te cache pas que vous pourriez bien y rester tous.

— Je m’en bats l’œil, mon commandant, je m’en moque comme de ma première chique.

— Eh bien ! ce soir, à la tombée de la nuit, tu prendras le commandement du poste, et n’oublie pas que tu tiens dans tes mains le sort de la place.

— On s’en souviendra, mon commandant.

« À la brunante, j’étais assis près de la porte du fort en attendant mes hommes qui étaient dans ce moment-là je ne savais où, quand v’là qu’arrive tout doucement le père Rasle qui était l’aumônier de la garnison.

— Eh bien ! mon vieux Bertrand, qu’il me dit, tu vas donc en expédition ce soir ?

— Oui, mon aumônier.

— Tu n’as pas peur d’y filer ta dernière écoute ?

— Bah ! mon aumônier, aujourd’hui ou demain, il faut toujours bien finir par la filer.

— Oui, mais encore faut-il être prêt à la filer ; car on ne sait pas comment se battra le rappel dans l’autre côté.

— Dame ! mon aumônier.

— La consigne est sévère, et si…

— As pas peur ! mon aumônier.

— Pourquoi n’es-tu pas venu comme tes camarades faire ton sac pour le grand voyage, afin d’être paré à l’inspection si le bon Dieu veut qu’il t’arrive malheur cette nuit ?

— Si je vous comprends bien, mon aumônier, c’est aller à confesse que vous voulez parler, comme qui dirait vider la soute aux saletés ?

— Eh ! oui, mon vieux.

— Des bêtises, mon aumônier, il y a longtemps que je ne pense plus à ça.

— Il y a donc bien longtemps que tu y as été ?

— Ah ! mon aumônier, il y a bien au moins vingt ans.

— Pourtant tu n’es pas meilleur qu’un autre ; car je suis bien certain que tu jures souvent, tous les jours peut-être ?

— Plutôt deux fois qu’une, mon aumônier.

— Tu t’enivres parfois, n’est-ce pas ? Je suis sûr que dans ces circonstances là, tu blasphèmes ? Tu te bats ?

— Oui, mon aumônier.

— Quand tu étais avec ta vieille mère ? — car elle vit encore ta vieille mère, n’est-ce pas ? —

— Oui… mon aumônier.

— Ta mauvaise conduite l’a fait pleurer plus d’une fois ?

— Oui… mon… aumônier.

— Comment ! toi qui n’es pourtant pas un mauvais garnement, ne regrettes-tu pas ces vilaines choses qui offensent le bon Dieu et qui font mourir de peine ta vieille mère ?

— Mon aumônier, si je les regrette ! Que je voudrais que vous me mettriez en machemoure pour me punir comme je le mérite.

— Tu n’y retourneras plus ?

— Non, mon aumônier.

— Sur ton honneur ?

— Foi de matelot ! mon aumônier.

— Bon : tu m’as confessé tes péchés, tu les regrettes et tu m’as promis sur ton honneur de ne plus les commettre ! à genoux, matelot, je vais te donner l’absolution !

— Arrêtez ! arrêtez ! mon aumônier ! que je lui crie. Puisque vous voulez me donner l’absolution, donnez-la moi aussi pour ça, puis pour ça, et je lui en file une amarre de trois ou quatre gros que le bon père en fit la grimace ! !

« Et dans la nuit, mes vieux caïmans, ajouta le vieux maître en redressant sa taille, quand vingt chaloupes chargées de soldats vinrent nous attaquer, je combattis comme un lion, car je ne craignais plus ni Dieu, ni diable ! ! Avis à toi, Pompon-Filasse, mon garçon, quand tu sentiras ton courage aller à la dérive.

— Et les Anglais furent-ils repoussés ? fit le jeune matelot.

— Peux-tu en douter, nonobstant espèce de trembleur de la mer du sud.

— Mes enfants, il faut prendre un peu de repos, si vous voulez être alertes au point du jour ! fit, Nicolas de Neuville, qui passait près du groupe en ce moment.

Quelques instants après, tous ces braves dormaient sur des lits de sapin autour d’un grand feu, tandis que trois sentinelles veillaient à la sécurité commune à la lisière du bois.

  1. Missionnaire en Acadie assassiné par les Anglais le 22 août 1724, près de Narantchouak.