La Monongahéla/VI

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C. Darveau (p. 65-74).

VI

Un peu d’histoire rétrospective.


La Nouvelle-France était toujours en guerre avec son incommode voisine la Nouvelle-Angleterre ; mais les établissements français de l’Acadie étant plus à proximité des Anglais, ce sont ces parages qui avaient essuyé les assauts les plus fréquents. En 1704 les Anglais avait attaqué Beaubassin. Pour venger cette incursion, Hertel de Rouville détruisit les établissements de Deerfield et de Haverhill. C’est dans cette même année que Mgr de St-Valier fut pris sur le vaisseau du roi la Seine et amené captif en Angleterre où il fut retenu pendant huit années.

L’année suivante, un habile navigateur, nommé LaGrange,[1] qui avait fait la campagne de la Baie d’Hudson sous d’Iberville, s’ennuyant du repos où il était réduit, proposa au gouverneur et à l’intendant de fréter deux barques pour une expédition contre un port de Terreneuve. Il voulait ainsi venger l’injure faite au nom français par un forban anglais qui avait attaqué des navires pêcheurs à Percé, brûlé le village et l’église de cet endroit. Il engagea une centaine de jeunes canadiens, obtint une lettre de marque et se dirigea sur Bonavista où étaient arrivés quelques navires de guerre anglais qu’il se proposait de surprendre.

Pour n’être point découvert, rendu à douze lieues de ce poste, il laissa ses navires et continua sa route sur deux charrois. Entrant de nuit dans le port, il aborde une frégate de vingt-quatre canons, chargée de morues, s’en empare, brûle deux flutes de deux à trois cents tonneaux, coule à fond une autre petite frégate et se retire avec ses prises et un grand nombre de prisonniers.

Dans le fort Bonavista étaient cantonnés six cents anglais qui, le lendemain matin, se préparèrent à faire face à l’ennemi. Il était trop tard : La Grange et ses braves avaient déjà pris la route de Québec où ils arrivèrent sans encombre quelques jours après.

M. de Brouillan, gouverneur de l’Acadie, mourut dans le même hiver et fut remplacé par M. de Subercase qui, lui aussi, voulut venger sur les Anglais de Terreneuve le mal que ceux de la Nouvelle-Angleterre faisaient aux Acadiens. Son projet était de chasser l’ennemi de Terreneuve et de couronner ainsi l’entreprise dans laquelle d’Iberville et Bonaventure avaient en partie réussi peu d’années auparavant.[2]

La cour approuva le projet, et M. de L’Épinay reçut l’ordre de prendre des Canadiens à Québec et de les transporter à Plaisance sur le Wesp, vaisseau du roi. M. de Beaucourt, commandant de ce petit corps, se joignit à M. de Subercase qui partit le quinze janvier 1705, à la tête de quatre cent cinquante hommes, la crème des braves, accoutumés à toutes les misères, ne craignant, comme les fils de Brennus, qu’une seule chose, après Dieu, « que le ciel, brisant ses pôles, s’écroulât sur leur front. »

Chaque homme portait ses armes, ses couvertures et des provisions pour vingt jours.

Avant d’arriver à bon port, ils eurent à traverser à gué quatre rivières couvertes de glaces flottantes. Une neige abondante arrêta même le parti deux jours. Enfin le 26 janvier, il arriva à Rebou, au milieu des habitations anglaises. L’apparition de ce détachement, composé d’hommes tous vêtus à la sauvage, inspira une telle frayeur, que personne ne songea à se défendre.

Après un repos de deux jours, au milieu de l’abondance qu’ils trouvèrent en cet endroit, ils se portèrent sur le Petit-Hâvre, dont ils s’emparèrent facilement.

Comme ils étaient dans le voisinage de Saint-Jean, M. de Subercase voulut essayer de prendre le grand fort qui défendait la ville. Les ennemis s’étaient préparés à les recevoir chaudement. Les canons de la place firent un feu si vif, que les assaillants — qui n’avaient que leurs fusils et de la poudre mouillée — furent obligés de renoncer à l’attaquer, après avoir perdu quinze hommes, tués ou blessés.

Ils quittèrent les environs de St-Jean le cinq mars et continuèrent de suivre la côte jusqu’au Forillon, dont ils s’emparèrent. M. de Subercase s’arrêta en cet endroit avec une partie de ses soldats. Les Canadiens,sous le commandement de M. de Montigny, et les sauvages, sous celui de Nescambiouit, fameux chef abénaquis, furent chargés de continuer la campagne contre Bonavista et Carbonière. Ils brûlèrent toutes les habitations de la côte et firent un nombre considérable de prisonniers. Montigny et Nescambiouit se distinguèrent dans cette campagne qui causa beaucoup de tort au commerce anglais sans apporter de grands profits aux Français.

Cependant pour répondre aux nombreuses plaintes des colons anglais ainsi harcelés, les autorités de la Nouvelle-Angleterre se décidèrent à faire des efforts pour chasser les Français de l’Acadie.

Les préparatifs se firent avec la plus grande diligence et dans un secret absolu au mois de mai 1707. Deux régiments s’embarquèrent à Nantasket sur vingt-trois vaisseaux de transport pourvus de baleinières de débarquement. Ils étaient convoyés par le Deptfort, vaisseau de la marine royale, et par le brigantin de la province.

Le 15 juin, les vingt-cinq navires parurent à l’entrée du bassin de Port-Royal. Le lendemain, la flotte débarqua deux mille hommes, à la grande surprise de M. de Subercase qui n’attendait pas pareille visite. Il se prépara cependant à la défense. Tandis qu’on fermait les brèches du fort, qui étaient malheureusement nombreuses, il appelait les habitants des environs au secours de la garnison.

Dans la nuit du dix au onze, les Anglais, qui avaient réussi à s’approcher du fort après plusieurs escarmouches, ouvrirent la tranchée. Quatre cents Anglais s’avancèrent pour enlever les bestiaux, mais le baron de St-Castin, à la tête de ses sauvages et de quelques habitants, les chargea si vigoureusement, qu’il les repoussa en désordre dans leur camp.

Pendant la nuit du seize, les Anglais croyant les brèches plus considérables qu’elles n’étaient en réalité et s’imaginant du reste que la garnison était disposée à se révolter, comme le leur avait fait croire quelques déserteurs, tentèrent d’escalader les remparts. Mais on les reçut si chaudement, qu’ils durent abandonner leur projet et se retirer promptement.

La bonne contenance de M. de Subercase leur en imposa. Ils s’imaginèrent qu’une si grande assurance cachait un piège, et que les Français avait creusé une mine à laquelle le feu serait mis aussitôt qu’ils monteraient à l’escalade. N’osant plus s’approcher de la place, ils rentrèrent dans leur premier camp, et, le dix-sept, s’embarquèrent dès que la marée le leur permit. Plus de quatre-vingts des leurs avaient été tués dans les différents combats.

Au reste, Port-Royal dut surtout sa délivrance aux soixante Canadiens qui y étaient arrivés quelques heures seulement avant la flotte anglaise. Car les habitants du lieu, sans secours de la France depuis trois ans, n’étaient guère disposés à se battre contre leurs voisins de la Nouvelle-Angleterre avec qui plusieurs d’entre eux entretenaient des relations d’affaires très-actives.

Les Anglais avaient brûlé toutes les habitations et enlevé les bestiaux dont une partie fut reprise cependant, de sorte que les pauvres Acadiens du Port-Royal se trouvèrent réduits à une misère profonde, sans pouvoir espérer des secours de la mère-patrie.

Disons aussi que les dissentions parmi les chefs de la flotte anglaise avaient puissamment contribué au mauvais succès de l’expédition contre Port-Royal.

Arrivé à Casco-bay, March, qui commandait la flotte anglaise, apprit qu’à Boston l’on avait déjà commencé par de grandes réjouissances à célébrer la prise de Port-Royal. Il s’empressa d’écrire au gouverneur Dudley qu’il ne partirait pas de ce poste avant d’en avoir reçu l’ordre ; qu’il n’était pas responsable du mauvais succès de son expédition et que si celle-ci était manquée, c’était grâce aux principaux officiers qui avaient soulevé contre lui les soldats et les avaient ensuite appuyés dans leur mutinerie.

Le peuple de Boston, qui l’avait condamné sans l’entendre, était fort soulevé contre ce chef et lui aurait fait un mauvais parti s’il s’était présenté en ce moment. Dudley lui répondit d’attendre ses ordres. Il assembla la législature et dit aux députés qu’il fallait s’emparer de l’Acadie, si l’on voulait effacer l’affront que venait d’essuyer la Nouvelle-Angleterre, s’offrant de se mettre lui-même à la tête de l’expédition.

Son offre ne fut pas acceptée cependant, mais l’assemblée décida qu’il suffisait de renforcer la flotte de trois gros navires et de six cents hommes. Elle confirma March dans son commandement, déclara qu’il s’était pleinement justifié et l’investit par avance du gouvernement de l’Acadie.

On va voir qu’en ce temps-là comme aujourd’hui, il est pour le moins imprudent de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

Le 20 août, la flotte anglaise parut de nouveau à l’entrée du bassin de Port-Royal, au milieu duquel elle mouilla dans l’après-midi. La garnison du fort avait été renforcée de l’équipage d’une frégate royale, commandée par M. de Bonaventure.

M. de Subercase rassembla tous les habitants, dont plusieurs étaient établis à sept lieues du fort. La lenteur de l’ennemi donna le temps à tous de répondre à l’appel du gouverneur. Ce ne fut en effet que le lendemain que les Anglais commencèrent le débarquement de leurs troupes.

L’avant-garde d’un détachement de sept cents hommes, qui s’avançait vers le fort à travers le bois fut surprise et massacrée au milieu d’une embuscade. Le détachement n’osa s’aventurer plus loin et retourna au camp.

Après plusieurs opérations d’embarquement et de débarquement, qui témoignaient de leurs divisions et de leurs inquiétudes, les Anglais furent contraints de se rembarquer avec précipitation poursuivis par un détachement que commandait un habitant du nom de Geranger. Le même jour, la plus grande partie de la flotte alla mouiller hors du bassin. Elle se réunit en dehors le premier septembre et fit voile pour Boston sans avoir osé attaquer le corps de la place.[3]

Tel fut le résultat de cette campagne des Anglais qui devait mettre fin pour toujours au règne des Français dans l’Acadie.

C’est quelques semaines après ce brillant exploit, que la Renommée vint mouiller dans le bassin de Port-Royal à la grande joie de tous ses habitants. M. de Subercase n’était pas très-rassuré sur le sort de la place. Quoique les Bostonnais se fussent épuisés pour la campagne qui venait d’échouer si misérablement, il n’ignorait pas qu’on ferait néanmoins une nouvelle tentative désespérée au printemps suivant, la reine d’Angleterre étant décidée à s’emparer coûte que coûte de l’Acadie.

M. de Subercase fit donc les plus grandes instances auprès de M. de Bienville pour le garder, lui et ses deux cent cinquante canadiens ; mais celui-ci refusa en alléguant des instructions contraires.

  1. Ferland, — Cours d’Histoire du Canada.
  2. L’auteur a raconté cette campagne dans un ouvrage précédent, Les Exploits d’Iberville — Imp. C. Darveau, 1888.
  3. Ferland.