La Montagne noire (Holmès)/Acte I
LA MONTAGNE-NOIRE
ACTE PREMIER
Des ruines fortifiées dans la Montagne-Noire. Au loin, pics neigeux, ciel bleu. À droite, un autel taillé dans le roc, surmonté d’une statue de la Vierge, portant l’Enfant Jésus. Au fond, à gauche, vieilles murailles crénelées.
Au lever du rideau, les femmes, diversement groupées, regardent au dehors, anxieusement, par dessus les créneaux démantelés. Héléna est parmi elles. Plus haut, sur un rocher, dominant la scène, Dara, appuyée sur un grand bâton, contemple la bataille. Au dehors, bruit de combat, tumulte, cris, coups de canon.
Scène PREMIÈRE
Hélas ! la bataille est perdue !
Ô vain courage ! Ô vain effort !
Les corbeaux, dans la nue
Poussent leur cri de mort !
Lamentez-vous, et déchirez vos voiles !
Ô mes enfants !
Mon époux !
Plus d’espoir !
Dieu n’entend pas, le ciel est noir ;
L’enfer a vaincu les étoiles !
Il triomphe, le Turc damné !
Ah ! c’en est fait ! Pleurez, pleurez, c’est l’heure !
Nous verrons s’écrouler la paisible demeure !
Nous verrons l’autel profané !
Ô mon père !
Ô mes fils !
Ah ! je pleure, je pleure !
Ô Montagne, ô mère des forts,
Où donc sont tes gloires passées ?
Notre sang a jailli sur tes roches glacées,
Tes forêts sont pleines de morts.
Âme de la chère patrie,
Âmes des héros d’autrefois,
Réveillez-vous enfin ! Tonnez, ô grandes voix,
Parmi la bataille en furie !
Entendez-vous ?
Le canon tonne !
Ô roi Jésus, pardonne !
Reine-Vierge, protège-nous !
Sauvez Mirko, mon seul amour, ô Notre-Dame !
Le jeune chef au pied léger,
L’or de mon âme,
Où donc est-il ? Dans le danger !
Et moi, je ne suis qu’une femme,
Et je ne puis servir, ni protéger
L’or de mon âme !
Montagne, sur tes blancs sommets
La source pleure.
Moi, j’attends celui que j’aimais…
S’il meurt, il faudra que je meure !
Comme la source, attristée à jamais,
Mon âme pleure !
Hélas ! mon âme pleure
À jamais !
Femmes au lâche cœur, silence !
Vos larmes font injure au pays offensé !
Mais moi, j’attends Mirko, ton fils, mon fiancé !
Et moi, j’attends la délivrance !
Si mon fils meurt, les joueurs de guzla,
Chantant son nom, boiront à sa santé de brave !
J’aime mieux voir mon fils mort que mon fils esclave :
Ce n’est point sur un lit qu’il doit mourir…
Victoire !
Eux !… Ce sont eux, vainqueurs !
Mirko !
Mon fils !
Victoire !
Scène II
Aslar et Mirko, couverts de sang et de poussière, l’épée nue à la main, apparaissent sur le mur crénelé. Le Père Sava, des pistolets et un crucifix à la ceinture, les suit. Des chefs et des guerriers les entourent.
Nous sommes délivrés, nous sommes triomphants !
Mères, embrassez vos enfants !
Époux, racontez votre gloire !
Le Christ a combattu pour la Montagne-Noire !
L’ennemi fuit, épouvanté !
Victoire ! Victoire ! Victoire !
Nous ramenons la liberté !
Ils descendent en scène avec tous les hommes. Les femmes les entourent et les embrassent.
Ô gloire !
Je vous revois, c’est vous !
Ô mon fils, mon époux !
Oui, nous sommes à vos genoux,
Vous qui ramenez la victoire !
Sur mon cœur ! Dans mes bras !
Ô ma sœur ! Ô ma mère !
Plus de larmes, plus de combats !
C’est le triomphe et la lumière !
Pendant le chœur, le Père Sava s’est mis en prière. Mirko est descendu vers Héléna, et l’a baisée au front. Ils vont tous deux s’incliner devant Dara, qui les bénit. Les femmes entourent Aslar, et Mirko qui l’a rejoint.
Jeunes chefs, vos aïeux naguère
Au retour du danger, racontaient leurs exploits.
Comme ceux d’autrefois,
Ô guerriers, contez-nous la guerre !
Contez-leur la guerre !
Aslar vous a sauvés !
Et Mirko vous délivre !
Hommes, vous lui devez de vivre !
Femmes ! Votre honneur, vous le lui devez !
Au fracas du canon, sous l’éclair des épées
Aslar, comme l’Ange en courroux,
Marchait sur les têtes coupées
Avec du sang jusqu’aux genoux !
Vaincus, sanglants, le désespoir dans l’âme,
Par nos vils ennemis nous étions repoussés…
Comme le vent chasse la flamme,
Mirko les a chassés !
Ta force rend la vie !
Et ton bras extermine !
Ah ! vingt fois j’ai vu ta poitrine
Entre le trépas et mon cœur !
Mirko fut le héros !
Aslar est le vainqueur !
Le seul vainqueur, c’est le Dieu des armées !
Tous courbent la tête en silence. Le Père Sava joint les mains, dans un geste de prière.
Éternel, ô Dieu des armées,
Toi par qui l’impie est puni,
Père des races opprimées,
Vengeur du pauvre et du banni,
Toi de qui le souffle infini
Disperse les tyrans ainsi que des fumées,
Éternel, ô Dieu des armées,
Que ton nom soit béni !
Non ! Tu n’as point souffert que la Patrie,
Où ton saint nom fut toujours vénéré,
Gémît en vain sous le joug abhorré
D’un maître qui te nie !
Et les guerriers du Ciel au glaive triomphant,
Les Archanges ailés de flamme,
Ont décimé la horde infâme
Qui l’outrageait, ô Dieu vivant !
Éternel, ô Dieu des armées,
Toi par qui l’impie est puni,
Père des races opprimées,
Vengeur du pauvre et du banni,
Toi de qui le souffle infini
Disperse les tyrans ainsi que des fumées,
Éternel, ô Dieu des armées,
Que ton nom soit béni !
Tous se relèvent. Aslar et Mirko se mêlent aux hommes.
Et maintenant, femmes, dressez les tables.
Après les labeurs formidables,
Vainqueurs, buvez, et réjouissez-vous !
Pas encor !
Ils se consultent entre eux. Aslar et Mirko se retirent vers la droite. Les chefs s’avançant vers le Père Sava.
Père, entendez-nous !
Le Père Sava est allé vers eux. Les femmes viennent se grouper à la gauche des chefs, les hommes à leur droite.
Serviteurs de l’Église !
Deux hommes, forts de leur gloire conquise,
Réclament la fraternité !
Leurs noms ?
Aslar, Mirko, deux compagnons d’épreuves.
Les connaissez-vous ?
Nous les connaissons !
Sont-ils braves ?
Demande aux veuves
Des tyrans que nous maudissons !
Sont-ils pieux ?
Dieu les protège !
Parle, aïeule aux cheveux de neige :
Sont-ils doux envers tes vieux ans ?
La douleur du vieillard s’allège,
Quand les jeunes sont bienfaisants.
Toi, jeune fille,
Devant ta pureté sont-ils humbles et doux ?
Ils parlent bas au foyer de famille,
Et l’un d’eux est promis à l’une d’entre nous.
Répondez tous, hommes et femmes !
Le pur serment par eux peut-il être prêté ?
Nous nous portons garants de leur fraternité
Devant le Christ, et sur le salut de nos âmes.
Sur un geste du Père Sava, la foule s’écarte. Aslar et Mirko se trouvent dégagés à droite.
C’est bien ! Venez !
Il marche vers l’autel. Aster, Mirko et la foule le suivent. Arrivé à l’autel, le Père Sava se retourne vers les deux amis. Les hommes et les femmes se rangent à droite et à gauche.
Prononcez le serment
Qui lie éternellement !
Aslar et Mirko se prennent les mains. Le Père Sava élève son crucifix.
Je jure devant Dieu de t’aimer comme un frère,
Dans la vie ou la mort, dans la paix ou la guerre,
Et de sauvegarder ton honneur de chrétien,
Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien !
Échangez vos épées !
Avec ce fer qu’ainsi j’attache à ton côté,
Je te donne ma force avec ma volonté,
Comme lui, dans la flamme et dans le sang trempées !
Tous les hommes étendent leurs épées nues, en voûte étincelante, au-dessus d’Aslar et de Mirko. Sur un geste du Père Sava, ces derniers s’agenouillent ; le pope lève les yeux au ciel dans une attitude de prière, puis il étend les mains en un geste de bénédiction.
Allez en paix, soyez unis…
Frères en Dieu, je vous bénis !
Aslar et Mirko se relèvent, et se prennent les mains avec une joie profonde.
Ô mon frère, mon frère !
Nous n’avons plus qu’un cœur et qu’un même destin.
Nous boirons ensemble au festin ;
Je te défendrai dans la guerre !
Si la douleur courbe ton front,
Ce sont mes pleurs qui couleront ;
Je saignerai par ta blessure.
Nous gravirons le dur chemin
Qui mène à la victoire sûre,
En chantant, la main dans la main !
Dans la joie et dans la tristesse,
Dans la misère ou la richesse,
Je ne t’abandonnerai pas,
Et nous serons unis jusque dans le trépas !
Soleil des âmes,
Fraternité,
Brûle ces deux cœurs de tes flammes !
Chaîne des âmes,
Fraternité,
Unis-les pour la liberté !
Scène III
Des hommes armés paraissent dans le fond, sur la hauteur, traînant Yamina échevelée, qui se débat entre leurs mains désespérément. Elle est vêtue en femme de harem, couverte de voiles de gaze à travers lesquels brillent des ornements d’or.
Ah ! grâce !
À mort !
Quels sont ces cris ?
Grâce !
Voyez !
C’est une Turque !
À mort ! à mort !
Grâce ! je n’ai rien fait !
À mort !
Arrêtez !
Qu’elle est belle !
Que fais-tu ? Cette femme est coupable en effet :
C’est l’ennemie, et l’infidèle !
Comment se pourrait-il qu’elle fût criminelle ?
Ô seigneur, sauve-moi !
Ton nom ?
Yamina !
Ton pays ?
Istamboul…
À mort !
La défaite punit, la victoire pardonne.
Parle !
Je n’ai jamais fait de mal à personne !
Parmi les fleurs et les odeurs
Je suis née.
Je languissais, abandonnée
Sous un jasmin en pleurs,
Lorsqu’un marchand de Chéronée,
Me trouvant, pauvre fleur fanée,
Me dit : Viens, Yamina !
Et m’emmena.
Libre, avec les tribus errantes,
Sous les tentes,
J’ai chanté les chants du désert,
Et les femmes au caftan vert
M’ont enseigné leurs danses lentes.
Dans Trébizonde et dans Delhi
Et dans Alger la blanche,
J’ai dansé, portant sur la hanche
La ceinture en argent poli ;
Et, pour les longs festins parée
De satin broché d’or et de gaze nacrée,
J’ai régné dans les frais jardins
Des Hassans et des Noureddins
Où s’ouvre la rose pourprée.
Puis, en ce pays
J’ai suivi les fils du Prophète.
Après le combat, dans les nuits de fête,
Je tournais, aux yeux éblouis
Des noirs Timariots et des rouges Spahis.
Mais le destin les a trahis,
Et j’ai vu l’affreuse défaite !
J’ai suivi les fils du Prophète
En ce pays !
C’est l’esclave des Turcs !
À la mort sois vouée !
À mort !
Non !
Sauve-la, ma mère !
Tu le veux ?
Fils ! Elle est mon esclave !
Elle vivra parmi l’opprobre et la huée !
Je t’accorde la vie, et tu nous serviras.
Tu porteras les lourds fardeaux. Tu quitteras
Ton impudique voile et ta large ceinture,
Pour nos manteaux de drap et nos robes de bure.
Toi, fille de plaisir des soldats de l’Enfer,
Pour les guerriers du Christ tu fourbiras le fer !
Mais tu pourras, vivant dans nos pauvres familles,
Voir combattre les fils et travailler les filles,
Et peut-être, en priant la Vierge à deux genoux,
Seras-tu digne un jour d’être l’une de nous.
Buvons à la Montagne-Noire !
Buvons aux exploits des aïeux !
Buvons le vin de la victoire !
Jetons au ciel des cris victorieux !
Célébrez-nous, ô joueurs de guzla !
Videz la coupe à nos santés de braves !
Buvons le vin ! L’eau convient aux esclaves,
Buvons le vin qui pour nous ruissela.
Prends, mon beau maître !
Il est à moi !
Héléna pleure !
Frère, il eût mieux valu la tuer tout à l’heure !
Buvons aux exploits des aïeux !
Buvons à la Montagne-Noire !
Buvons le vin de la victoire !
Jetons au ciel des cris victorieux !