La Montagne noire (Holmès)/Acte II
ACTE DEUXIÈME
À gauche, une fontaine ; à droite, la chaumière de Mirko. Au fond, à gauche, deux chemins praticables qui montent dans les rochers. Le village s’étend au fond, au milieu ; plus loin, montagnes à perte de vue.
Au lever du rideau, des hommes en armes sont couchés à terre, par groupes ; d’autres assis, nettoient leurs fusils ou fument le chibouck.
Huit chefs paraissent sur la hauteur à gauche. — Son de cloches.
Scène PREMIÈRE
L’appel sonne ! entendez ! Holà ! Holà ! c’est l’heure,
Fils, de veiller à votre tour !
Ceux qui gardent les monts, en armes, dès le jour,
Songent, pleins de fatigue, à la chère demeure,
Au bon vin du retour !
Me voici ! me voici ! Quittons la chambre chaude
Et la blanche maison,
Car l’infidèle rôde
Là-bas, à l’horizon.
Me voici ! me voici ! Fortifions la roche ;
Veillons dans les forêts !
Compagnons, soyons prêts,
Si le péril approche !
Mirko sort de sa maison, regarde autour de lui, puis s’assied, rêveur, sur un banc de pierre.
Le pied hardi, le cœur joyeux,
Gravissons la montagne !
Le Christ victorieux
Nous protège et nous accompagne !
Les chefs sont descendus de la hauteur.
Mais où donc est Aslar ?
À ceux de Cettigné,
Frémissant comme nous dans leur cœur indigné,
Et comme nous, rebelles
Aux Turcs, fils des démons,
Aslar est allé dire : Unissons nos querelles !
Et ce soir son cor, dans les monts,
Sonnera de bonnes nouvelles !
C’est bien !
Mirko, partons !…
Il n’entend pas !
On dirait d’un faiseur de vers, lorsqu’il écoute
Le chant de la guzla se mourir dans l’écho !
En route !
Qui me parle ?… Ah ! je vous suis !
Tous vont vers le fond. Mirko se lève lentement, rajuste les armes de sa ceinture et prend son fusil. Les hommes gravissent le sentier à droite, parmi les rocs. Au tournant du chemin, ils disparaissent dans une descente. — Mirko, à pas lents, se dirige aussi vers le sentier. Il s’arrête, comme accablé, se remet en marche, s’arrête encore, puis revient vers sa chaumière et se laisse retomber sur le banc de pierre.
Qu’ai-je donc ? Pourquoi suis-je ainsi
Pris de langueur et de faiblesse ?
Tout m’excède et me blesse !
Mon cœur est oppressé, mon esprit obscurci.
De l’aube jusqu’au soir, de la nuit à l’aurore,
Je ne vois qu’un regard, je n’entends qu’une voix :
Je brûle et je tremble à la fois !
Quel est donc ce mal que j’ignore ?
Hélas ! De vains remords, de désirs inconnus,
Mon âme est torturée,
Depuis que, de roses parée,
En ma maison l’esclave ennemie est entrée,
Avec des anneaux d’or sonnant à ses bras nus !
Allons ! Mirko !
Gravissons la montagne !
Le pied hardi, le cœur joyeux,
Gravissons la montagne !
Le Christ victorieux
Nous protège et nous accompagne !
Elle !
Scène II
Au travail !
Vous qui venez des monts ou de la plaine,
Sur les fuseaux tordez la blanche laine,
Menez les brebis au bercail,
À vos logis portez la cruche pleine !
Au travail ! mes sœurs, au travail !
Travaille, esclave !
Ô honte !
Être esclave !
À quoi songes-tu ?
Être esclave !
Elle pleure !
Eh bien, parle ! Raconte !
Je songe, hélas, à mon pays perdu !
Près des flots d’une mer bleue et lente,
Et rythmée,
Tu t’endors, lumineuse et charmée,
Stamboul, ô nonchalante !
Dans l’air chaud de parfums où la palme
Est bercée,
Des oiseaux à la voix cadencée,
Chantent dans la nuit calme,
Et du ciel, de la mer, de la brise,
Langoureuse,
Sort l’ivresse alanguie et peureuse,
Comme d’une âme éprise !
Dans le pays de ton désir
Que faisais-tu ?
J’étais aimée !
Tu l’es encor !
Mirko !
La femme doit servir !
Ô cheveux couleur d’or, ô moisson parfumée !
Oui, c’est la femme, ici, qui porte les fardeaux,
Rougit ses mains, courbe son dos,
Et se hâle la joue au soleil ! Beau mérite !
Que dit-elle ?
Et l’époux, le maître, qui s’irrite,
Si le vin n’est pas clair, si le pain n’est pas bon ;
S’il la trouve en chemin, se détourne et l’évite,
Et dit à l’étranger : C’est ma femme… pardon !
À l’époux, au soutien, au maître,
Comme à Jésus l’on obéit.
Sa voix qui rit et chante me pénètre,
Et son doux regard m’éblouit !
Oh ! Là-bas, sous le ciel en flammes,
C’est nous qui régnons sur les âmes,
Nous qui donnons au front pâli
Le plaisir et l’oubli.
Soirs, où sous mes voiles de gaze,
Je tournais, l’œil mourant d’extase,
Au bruit clair des cymbales d’or,
Je vous revois encor !
Un chant monte, et mon voile tombe !
Avec des soupirs de colombe
Et de tendres regards troublants,
Élevant mes bras blancs,
Au son des flûtes cadencées,
Qui règlent mes poses lassées
Je tourne en la danse d’amour,
Jusqu’à l’aube du jour !
Écoutez-la ! Voyez ses poses !
Quelle étrange chanson ! Comme elle étend les bras !
Une danse d’amour ? Elle me dit des choses
Que je ne comprends pas !
Sombres yeux, bras blancs, lèvres roses !
Yamina, tendre sœur des roses
Au pays du soleil écloses !
Blanche étoile de mon chemin,
Ô Fleur-de- Jasmin !
Ô vertige ! Ô langueurs cruelles !
Un cercle de fauves prunelles,
De bras ouverts pour me saisir,
Entoure mon désir !
Et, prise d’une lente ivresse,
Qui m’étreint comme une caresse,
Je défaille, les yeux en pleurs,
Sur un tapis de fleurs.
Scène III
Rentrez dans vos maisons, femmes au cœur frivole,
Alouettes d’avril qui désertez le nid
Pour une chanson qui s’envole !
Au travail ! Hors d’ici ! Va, toi que Dieu punit !
Mirko !
Vous qui venez des monts et de la plaine,
Au travail, mes sœurs, au travail !
Sur les fuseaux tordez la blanche laine !
Il me suivra !
Menez les brebis au bercail,
À vos logis portez la cruche pleine !
Au travail, mes sœurs, au travail !
Scène IV
Mirko !
Héléna !
Reste ! Écoute !…
Que t’ai-je fait ? Pourquoi
M’enseignes-tu la souffrance et le doute ?
Pourquoi, depuis longtemps, t’éloignes-tu de moi ?
Je ne te comprends pas…
Le soir, à la veillée,
Ta place reste vide au foyer des aïeux,
Et tout le jour mes yeux cherchent en vain tes yeux
Par qui ma vie était ensoleillée !
Ah ! ne m’aimes-tu plus ? Si tu ne m’aimes pas,
Je mourrai !
Toi ! mourir ! Toi, livrée au trépas !
Si de toi je suis arrachée,
Si la bise flétrit notre printemps si beau,
Bientôt l’on me verra penchée
Vers le tombeau !
Héléna !…
Me dire une parole tendre.
Es-tu toujours mon fiancé ?
M’aimes-tu, dis ?
Sans doute…
De pitié, de remords, mon âme est attendrie !
Souviens-toi du serment fait aux pieds de Marie,
Le jour où, la main dans la main,
Nous fûmes fiancés à l’autel du chemin…
« Blanche Vierge, qui sous vos voiles
Vous couronnez de sept étoiles,
Mère du Sauveur triomphant,
Nourrice du divin Enfant,
Nous jurons de par votre grâce
Que nulle prière ne lasse,
Et de par votre cœur aimant
D’être unis éternellement ! »
Oui, oui, je me souviens, et tu seras heureuse,
Fidèle et peureuse
Colombe des bois !
Ainsi qu’autrefois
Dans le nid fleuri d’herbe folle
D’où s’envole
Ta voix,
À l’abri des bises cruelles,
Dors en paix sous tes blanches ailes,
Colombe des bois !
Ah ! dis-tu vrai ? Tiens, vois, je pleure
De bonheur et d’amour !
Oh ! si tu veux me rendre et la vie et le jour,
Si tu m’aimes, si tu ne veux pas que je meure,
Viens redire à genoux, et la main dans la main,
Le serment fait devant la Vierge du chemin !
Scène V
Je le vois ! à genoux… près de mon ennemie !
Il me fuit, il a peur !
Ah ! tu crois échapper à ce charme vainqueur
Par qui déjà ton âme est lassée et ravie !
Non, tu m’obéiras !
Ton corps, ton cœur, ton âme,
Brûleront d’une même flamme ;
Et pour une heure dans mes bras,
Pour un regard qui rie,
Pour un mot dit tout bas,
Devoir, famille, autel, patrie,
Tous les biens, tu les quitteras !
Et moi, libre, et fuyant cette terre sauvage,
Où j’ai subi la honte et l’esclavage,
Je reverrai le doux rivage
Où dans l’air parfumé mûrissent les cédrats.
Blanche Vierge qui sous vos voiles,
Vous couronnez de sept étoiles,
Mère du Sauveur triomphant,
Nourrice du divin Enfant,
Nous jurons de par votre grâce,
Que nulle prière ne lasse,
Et de par votre cœur aimant,
D’être unis éternellement !
Il chante ! Il prie, avec sa fiancée !
Oui, tu veux guérir ton âme blessée ;
Mais tu m’appartiens !
Les hymnes d’amour de ma voix lassée
Pâle fille des monts, sont plus forts que les tiens !
Ah ! la houri du ciel de joie
Vous reprendra sa proie,
Issa, Méryem, faux dieux des chrétiens !
Au son des flûtes cadencées
Qui règlent mes poses lassées…
Je tourne en la danse d’amour
Jusqu’à l’aube du jour !
Nous jurons de par votre grâce
Que nulle prière ne lasse,
Et de par votre cœur aimant,
D’être unis éternellement !
Il vient !
Scène VI
Et prise d’une lente ivresse
Qui m’étreint comme une caresse,
Je défaille, les yeux en pleurs,
Sur un tapis de fleurs !
Non ! non ! C’est le parjure et l’extase funeste !
Ô mon beau maître, reste,
Et regarde-moi !
Vois mes yeux d’où la flamme coule,
Entends ma voix qui râle et qui roucoule,
Sens palpiter mon cœur qui ne bat que pour toi !
Ô mes purs serments ! Ô ma foi !
Tu n’as donc pas compris ? Tu ne m’as donc pas vue
Te suivre, et te chercher, et pâlir, éperdue
À ta voix,
Et m’enfuir, comme fuit la gazelle blessée
Dans les bois ?
Par la neige des monts ton âme est donc glacée ?
Ah ! l’emporter, l’étreindre, la saisir !
Ô torture ! ô désir !
Ne sens-tu pas l’ardeur du souffle qui te frôle ?
N’as-tu donc pas vu mon épaule
Blanche, sous mes fauves cheveux ?
Et mon regard tout plein d’aveux,
Et ma taille souple, et si frêle,
Que ta force pourrait briser,
Et ma lèvre où rougit l’espoir de ton baiser ?
Ô Mirko, ne suis-je point belle ?
Oui, je t’aime, je t’aime ! Ô femme, ta beauté
Brûle mon sang et ma pensée.
Je t’appartiens !
De te tenir enfin dans mes bras enlacée !
Mirko !
Que de nuits, que de jours,
J’ai supporté l’ineffable martyre !
Tes cheveux blonds et lourds,
Et ton rouge sourire,
Ô belle, et ton sein qui m’attire,
Les désirer encor, les désirer toujours,
Sans pouvoir te le dire !
Je t’aime ! Ô femme, ta beauté
Brûle mon sang et ma pensée !
Ô joie ardente ! ô volupté
De me sentir enfin dans tes bras enlacée !
Oui, je t’aime ! Fuyons !
Fuir ! où ?
L’heure est propice ! À tes côtés, sans peur, ô brave,
Je suivrai les chemins par les tiens envahis.
Pourquoi fuir ?
Ici, je suis ton esclave,
Et je veux t’aimer libre !
Ô mon maître, obéis !
Non ! non !… Aslar !… Abandonner mon frère !
Héléna ! mon pays ! ma mère !
Ô Dieu ! Pour l’étrangère
Tous mes espoirs brisés, tous mes serments trahis !
Quel regret surgit en ton âme ?
Ah ! Tu songes à ta maison,
À tes amis, à cette femme !
Eh ! bien, si grâce à toi, dans cette âpre prison
De rochers, je subis encor la chaîne infâme,
Jamais, entends-tu bien, jamais,
Par Allah ! je le jure !
Tu n’auras de ma lèvre, amère désormais,
Que le rire ou la froide injure,
Et de mes yeux, par les larmes meurtris,
Que des regards chargés de haine et de mépris !
Yamina, Yamina, pardonne-moi… Sois bonne !
Ah ! je ne puis vivre sans toi ; pardonne !
Eh ! bien, partons !
Oui, viens, fuyons, où tu voudras !
Dis seulement que tu m’appartiendras !
Je t’aime !
Ah ! viens ! viens ! L’enfer même
Ne pourra plus t’arracher de mes bras.
Scène VII
Infâmes !
Arrêtez !… Au secours ! Je meurs !
Scène VIII
Hommes et Femmes.
Hommes et femmes,
Accourez tous !
Entendez-vous
Le cri de guerre ?
Mes sœurs, allumons
La résine claire !
Le cor d’Aslar a sonné dans les monts !
Bonnes nouvelles !
Aslar est de retour !
Alerte, sentinelles !
Flammes des pins, faites le jour !
Bonnes nouvelles !
Aslar est de retour !
Scène IX
Les Guerriers, puis DARA.
Salut à toi !
Pour le combat, ceux de la plaine
Sont armés comme nous ! Notre montagne est pleine
De défenseurs au lourd fusil, au pied léger.
C’est l’heure du triomphe et l’heure du danger !
Nous sommes prêts !
Faucons des montagnes, alerte !
L’heure a sonné !
Prenez le yatagan orné
Et le fusil damasquiné
Car l’appel de guerre a tonné
Dans la forêt verte !
Aux armes ! au combat ! Marchons !
Entendez-vous
Crier les aigles du rivage ?
Entendez-vous ce hurlement sauvage ?
C’est la danse des loups !
Ils descendent comme l’orage.
Avec quoi les nourrirons-nous ?
Avec la pourpre du carnage !
Du sang ! Du sang !
Debout, fils de l’Herzégovine !
Des rocs à la ravine
Chassez l’impur Croissant !
Debout ! La Patrie est en armes !
Debout, héros ! Assez de larmes !
Il faut du sang !
Debout ! La Patrie est en armes !
Debout, héros ! Assez de larmes !
Il faut du sang !
À l’aide ! Ah ! Trahison !
Voyez ! Pâle et glacée,
C’est Héléna, la fiancée !
Parle… Qu’as-tu ?
Mon amour… mon bonheur… ma foi… j’ai tout perdu !
Parle !
Pour l’esclave infidèle,
Pour Yamina,
Mirko m’abandonna !
Que dit-elle ?
Hommes de mon pays,
Hélas ! hélas ! Mirko vous a trahis !
Tu mens !
Je les ai vus !
Quoi ! Lui, fils de la Croix et de la Liberté,
Notre patrie en deuil, il l’aurait délaissée !
Il aurait abjuré notre fraternité !
Je les ai vus, ô honte amère !
Tu mens !
Dara ! viens, toi, sa mère !
Parle ! je te croirai !
Ton fils… ?
Hélas !
Ah ! c’est donc vrai !
Il a commis ce crime !
Il trahit ! Il fuit lâchement !
Ô châtiment
De mon orgueil pur et sublime !
Mon frère est vil ! Mon frère a fui ! Mon frère ment !
Mon frère abjure son serment !
Adieu, jeunesse !
Adieu, fraternelle tendresse,
Force de mon cœur triomphant !
J’ai perdu pour jamais la moitié de mon âme…
Ah ! je pleure comme une femme
À qui l’on a pris son enfant !
Oh ! voyez le héros… Il pleure
Pour la première fois !
Comme l’aigle frappé dans son vol, il demeure
Sans courage et sans voix !
S’il trahit son pays pour la vile étrangère,
S’il suit les noirs chemins aux chrétiens interdits,
Moi, Dara, moi, sa mère
Je le maudis !
Assez !… Par le ciel qui m’éclaire,
Vous mentez tous !
Ah ! De la gloire de mon frère,
Vous, ses soldats, ses compagnons de guerre,
Cœurs ingrats, vous souvenez-vous ?
Non ! non ! Pour l’amour d’une femme,
Un héros ne vend point son âme
Que rien, hormis l’honneur, ne touche qu’à demi !
Non ! Mirko n’est point un infâme
Puisqu’il est mon ami !
Il est parti pourtant !
Pour servir sa patrie,
Pour exposer sa vie
Aux hasards des combats !
Lui, qu’on accuse, il souffre et meurt là-bas,
Peut-être, dans la sainte guerre…
Hommes, adieu ! Je vais chercher mon frère !