La Montagne noire (Holmès)/Acte II

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Ph. Maquet (p. 19-43).

ACTE DEUXIÈME


Un Village dans la Montagne.


À gauche, une fontaine ; à droite, la chaumière de Mirko. Au fond, à gauche, deux chemins praticables qui montent dans les rochers. Le village s’étend au fond, au milieu ; plus loin, montagnes à perte de vue.

Au lever du rideau, des hommes en armes sont couchés à terre, par groupes ; d’autres assis, nettoient leurs fusils ou fument le chibouck.

Huit chefs paraissent sur la hauteur à gauche. — Son de cloches.



Scène PREMIÈRE

Les Chefs, Les Hommes, puis MIRKO
LES CHEFS.

L’appel sonne ! entendez ! Holà ! Holà ! c’est l’heure,
Fils, de veiller à votre tour !
Ceux qui gardent les monts, en armes, dès le jour,

Songent, pleins de fatigue, à la chère demeure,
Au bon vin du retour !

LES HOMMES, se levant, et D’AUTRES, sortant des maisons.

Me voici ! me voici ! Quittons la chambre chaude
Et la blanche maison,
Car l’infidèle rôde
Là-bas, à l’horizon.

UN AUTRE GROUPE, arrivant par le fond.

Me voici ! me voici ! Fortifions la roche ;
Veillons dans les forêts !
Compagnons, soyons prêts,
Si le péril approche !

Mirko sort de sa maison, regarde autour de lui, puis s’assied, rêveur, sur un banc de pierre.

TOUS.

Le pied hardi, le cœur joyeux,
Gravissons la montagne !
Le Christ victorieux
Nous protège et nous accompagne !

Les chefs sont descendus de la hauteur.

LE CHŒUR.

Mais où donc est Aslar ?

UN CHEF.

À ceux de Cettigné,
Frémissant comme nous dans leur cœur indigné,
Et comme nous, rebelles
Aux Turcs, fils des démons,
Aslar est allé dire : Unissons nos querelles !
Et ce soir son cor, dans les monts,
Sonnera de bonnes nouvelles !

TOUT LE CHŒUR.

C’est bien !

UN CHEF.

Mirko, partons !…

Mirko ne lève pas la tête.
UN AUTRE.

Il n’entend pas !

PLUSIEURS.
Mirko !…
Mirko reste plongé dans sa rêverie.
UN CHEF.

On dirait d’un faiseur de vers, lorsqu’il écoute
Le chant de la guzla se mourir dans l’écho !

UN CHEF, frappant sur l’épaule de Mirko.

En route !

MIRKO, tressaillant.

Qui me parle ?… Ah ! je vous suis !

TOUT LE CHŒUR.
En route !

Tous vont vers le fond. Mirko se lève lentement, rajuste les armes de sa ceinture et prend son fusil. Les hommes gravissent le sentier à droite, parmi les rocs. Au tournant du chemin, ils disparaissent dans une descente. — Mirko, à pas lents, se dirige aussi vers le sentier. Il s’arrête, comme accablé, se remet en marche, s’arrête encore, puis revient vers sa chaumière et se laisse retomber sur le banc de pierre.

MIRKO.

Qu’ai-je donc ? Pourquoi suis-je ainsi

Pris de langueur et de faiblesse ?
Tout m’excède et me blesse !
Mon cœur est oppressé, mon esprit obscurci.
De l’aube jusqu’au soir, de la nuit à l’aurore,
Je ne vois qu’un regard, je n’entends qu’une voix :
Je brûle et je tremble à la fois !
Quel est donc ce mal que j’ignore ?
Hélas ! De vains remords, de désirs inconnus,
Mon âme est torturée,
Depuis que, de roses parée,
En ma maison l’esclave ennemie est entrée,
Avec des anneaux d’or sonnant à ses bras nus !

Il laisse tomber son front dans ses mains. — Pendant ce temps, les hommes ont reparu sur la hauteur. Plusieurs d’entre eux, restés en arrière de leurs compagnons, se retournent vers Mirko.
LES HOMMES.

Allons ! Mirko !

UN HOMME.

Allons ! Mirko ! Gravissons la montagne !

TOUS.

Le pied hardi, le cœur joyeux,
Gravissons la montagne !
Le Christ victorieux
Nous protège et nous accompagne !

Les voix s’éloignent. — À gauche, au dehors, retentit un chœur de voix féminines. Mirko, qui est arrivé au tournant du sentier, s’arrête et regarde.
MIRKO, tressaillant.

Elle !

Il redescend et se dissimule derrière une roche, mais reste en vue du public.

Scène II

MIRKO, caché, Les Femmes, YAMINA.
Les femmes entrent en scène en chantant, chargées de lourds fardeaux, de gerbes, de bois et de paille, ou portant de grandes cruches sur leurs têtes. Yamina les suit. Elle est vêtue pauvrement, du costume monténégrin, mais a gardé la tête nue et les cheveux dénoués. Elle s’assied à l’écart et rêve, la joue appuyée sur sa main.
LES FEMMES.

Au travail !
Vous qui venez des monts ou de la plaine,
Sur les fuseaux tordez la blanche laine,
Menez les brebis au bercail,
À vos logis portez la cruche pleine !
Au travail ! mes sœurs, au travail !

Les femmes lavent à la fontaine, puisent de l’eau ou se mettent à filer.
UNE FEMME, à Yamina assise à l’écart.

Travaille, esclave !

YAMINA, à part.

Travaille, esclave ! Ô honte !
Être esclave !

LES FEMMES.

Être esclave ! À quoi songes-tu ?

YAMINA, à part, avec une sombre fureur.

Être esclave !

Elle laisse tomber son front sur ses mains.
MIRKO, à demi caché.

Être esclave ! Elle pleure !

TOUTES LES FEMMES, quittant leur ouvrage et entourant Yamina.

Être esclave ! Elle pleure ! Eh bien, parle ! Raconte !

YAMINA, se levant.

Je songe, hélas, à mon pays perdu !

Près des flots d’une mer bleue et lente,
Et rythmée,
Tu t’endors, lumineuse et charmée,
Stamboul, ô nonchalante !

Dans l’air chaud de parfums où la palme
Est bercée,
Des oiseaux à la voix cadencée,
Chantent dans la nuit calme,

Et du ciel, de la mer, de la brise,
Langoureuse,
Sort l’ivresse alanguie et peureuse,
Comme d’une âme éprise !

LES FEMMES.

Dans le pays de ton désir
Que faisais-tu ?

YAMINA.

J’étais aimée !

MIRKO, à part.

Tu l’es encor !

YAMINA, l’apercevant, avec joie.

Tu l’es encor ! Mirko !

LES FEMMES.

Tu l’es encor ! Mirko ! La femme doit servir !

MIRKO, à part, contemplant Yamina.

Ô cheveux couleur d’or, ô moisson parfumée !

YAMINA, riant.

Oui, c’est la femme, ici, qui porte les fardeaux,
Rougit ses mains, courbe son dos,
Et se hâle la joue au soleil ! Beau mérite !

LES FEMMES, entre elles.

Que dit-elle ?

YAMINA, de même.

Et l’époux, le maître, qui s’irrite,
Si le vin n’est pas clair, si le pain n’est pas bon ;
S’il la trouve en chemin, se détourne et l’évite,
Et dit à l’étranger : C’est ma femme… pardon !

LES FEMMES, à Yamina.

À l’époux, au soutien, au maître,
Comme à Jésus l’on obéit.

MIRKO, à part.

Sa voix qui rit et chante me pénètre,
Et son doux regard m’éblouit !

YAMINA, avec un regard vers Mirko.

Oh ! Là-bas, sous le ciel en flammes,
C’est nous qui régnons sur les âmes,
Nous qui donnons au front pâli
Le plaisir et l’oubli.

Soirs, où sous mes voiles de gaze,
Je tournais, l’œil mourant d’extase,
Au bruit clair des cymbales d’or,
Je vous revois encor !

Yamina, comme dans un rêve, prend les attitudes de la danse d’Orient. Elle continue avec de lents balancements.

Un chant monte, et mon voile tombe !
Avec des soupirs de colombe
Et de tendres regards troublants,
Élevant mes bras blancs,

Au son des flûtes cadencées,
Qui règlent mes poses lassées
Je tourne en la danse d’amour,
Jusqu’à l’aube du jour !

LES FEMMES, entre elles, pendant le chant de Yamina.

Écoutez-la ! Voyez ses poses !
Quelle étrange chanson ! Comme elle étend les bras !
Une danse d’amour ? Elle me dit des choses
Que je ne comprends pas !

MIRKO, les mains jointes, regardant Yamina avec extase.

Sombres yeux, bras blancs, lèvres roses !
Yamina, tendre sœur des roses
Au pays du soleil écloses !
Blanche étoile de mon chemin,
Ô Fleur-de- Jasmin !

YAMINA.

Ô vertige ! Ô langueurs cruelles !
Un cercle de fauves prunelles,
De bras ouverts pour me saisir,
Entoure mon désir !

Et, prise d’une lente ivresse,
Qui m’étreint comme une caresse,
Je défaille, les yeux en pleurs,
Sur un tapis de fleurs.

Elle se tourne vers Mirko, qui peu à peu s’est approché, les bras tendus vers elle, quand Dara sort de la chaumière, à droite, suivie d’Héléna. Mirko recule vivement, et les femmes s’écartent de Yamina, qui baisse les yeux.

Scène III

Les Précédents, DARA, HÉLÉNA.
DARA, après un regard à Mirko.

Rentrez dans vos maisons, femmes au cœur frivole,
Alouettes d’avril qui désertez le nid
Pour une chanson qui s’envole !

Toutes les femmes reprennent leurs fardeaux en silence. — À Yamina, durement.

Au travail ! Hors d’ici ! Va, toi que Dieu punit !

Les femmes se dirigent vers le village.
YAMINA, à part, se tournant vers Mirko qui s’est écarté.

Mirko !

LES FEMMES, sortant.

Vous qui venez des monts et de la plaine,
Au travail, mes sœurs, au travail !
Sur les fuseaux tordez la blanche laine !

Elles sortent.
YAMINA, les suivant, avec un regard en arrière.

Il me suivra !

LES FEMMES, au dehors, voix s’éloignant.

Menez les brebis au bercail,

À vos logis portez la cruche pleine !
Au travail, mes sœurs, au travail !

Les voix s’éteignent. Dara suit les femmes. Héléna va sortir avec elles, quand elle aperçoit Mirko qui se dirige vers le chemin pris par Yamina. Elle va au devant de lui et l’arrête.

Scène IV

MIRKO, HÉLÉNA.
HÉLÉNA, d’une voix tremblante.

Mirko !

MIRKO, se détournant.

Mirko ! Héléna !

HÉLÉNA.

Mirko ! Héléna ! Reste ! Écoute !…
Que t’ai-je fait ? Pourquoi
M’enseignes-tu la souffrance et le doute ?
Pourquoi, depuis longtemps, t’éloignes-tu de moi ?

MIRKO, gêné.

Je ne te comprends pas…

HÉLÉNA.

Je ne te comprends pas… Le soir, à la veillée,
Ta place reste vide au foyer des aïeux,
Et tout le jour mes yeux cherchent en vain tes yeux
Par qui ma vie était ensoleillée !
Ah ! ne m’aimes-tu plus ? Si tu ne m’aimes pas,
Je mourrai !

MIRKO, vivement.

Je mourrai ! Toi ! mourir ! Toi, livrée au trépas !

HÉLÉNA, presque pleurant.

Si de toi je suis arrachée,
Si la bise flétrit notre printemps si beau,
Bientôt l’on me verra penchée
Vers le tombeau !

MIRKO, ému.

Héléna !…

HÉLÉNA.

Héléna !… M’aimes-tu ? J’ai besoin de t’entendre
Me dire une parole tendre.
Es-tu toujours mon fiancé ?
M’aimes-tu, dis ?

MIRKO.

M’aimes-tu, dis ? Sans doute…

À part.

M’aimes-tu, dis ? Sans doute… Ô pauvre cœur blessé !
De pitié, de remords, mon âme est attendrie !

HÉLÉNA.

Souviens-toi du serment fait aux pieds de Marie,
Le jour où, la main dans la main,
Nous fûmes fiancés à l’autel du chemin…

« Blanche Vierge, qui sous vos voiles
Vous couronnez de sept étoiles,
Mère du Sauveur triomphant,
Nourrice du divin Enfant,
Nous jurons de par votre grâce
Que nulle prière ne lasse,
Et de par votre cœur aimant
D’être unis éternellement ! »

MIRKO.

Oui, oui, je me souviens, et tu seras heureuse,
Fidèle et peureuse
Colombe des bois !
Ainsi qu’autrefois
Dans le nid fleuri d’herbe folle
D’où s’envole
Ta voix,
À l’abri des bises cruelles,
Dors en paix sous tes blanches ailes,
Colombe des bois !

HÉLÉNA.

Ah ! dis-tu vrai ? Tiens, vois, je pleure
De bonheur et d’amour !
Oh ! si tu veux me rendre et la vie et le jour,
Si tu m’aimes, si tu ne veux pas que je meure,
Viens redire à genoux, et la main dans la main,
Le serment fait devant la Vierge du chemin !

Elle prend la main de Mirko, et l’attire lentement vers la gauche. Ils sortent. — Au fond, à droite, Yamina paraît. Elle cherche autour d’elle, puis va vers le détour du sentier à gauche et regarde au dehors.

Scène V

YAMINA, seule.

Je le vois ! à genoux… près de mon ennemie !

Elle rit.

Il me fuit, il a peur !

Elle descend en scène.

Ah ! tu crois échapper à ce charme vainqueur
Par qui déjà ton âme est lassée et ravie !

Plus sombre.

Non, tu m’obéiras !
Ton corps, ton cœur, ton âme,
Brûleront d’une même flamme ;
Et pour une heure dans mes bras,
Pour un regard qui rie,
Pour un mot dit tout bas,
Devoir, famille, autel, patrie,
Tous les biens, tu les quitteras !

Et moi, libre, et fuyant cette terre sauvage,
Où j’ai subi la honte et l’esclavage,
Je reverrai le doux rivage
Où dans l’air parfumé mûrissent les cédrats.

MIHKO et HÉLÉNA, ensemble, au dehors.

Blanche Vierge qui sous vos voiles,
Vous couronnez de sept étoiles,
Mère du Sauveur triomphant,
Nourrice du divin Enfant,
Nous jurons de par votre grâce,
Que nulle prière ne lasse,
Et de par votre cœur aimant,
D’être unis éternellement !

YAMINA, en scène, pendant la prière.

Il chante ! Il prie, avec sa fiancée !
Oui, tu veux guérir ton âme blessée ;
Mais tu m’appartiens !
Les hymnes d’amour de ma voix lassée
Pâle fille des monts, sont plus forts que les tiens !
Ah ! la houri du ciel de joie
Vous reprendra sa proie,

Issa, Méryem, faux dieux des chrétiens !

Elle va vers la gauche et commence son chant de danse.

Au son des flûtes cadencées
Qui règlent mes poses lassées…

Elle s’arrête et regarde au dehors.

Je tourne en la danse d’amour
Jusqu’à l’aube du jour !

Même jeu.
Mirko et Héléna reparaissent en haut du sentier, à gauche. Mirko baise au front Héléna, qui descend le sentier et traverse lentement la scène, se dirigeant vers les maisons au fond.
HÉLÉNA, comme rêvant, les mains jointes.

Nous jurons de par votre grâce
Que nulle prière ne lasse,
Et de par votre cœur aimant,
D’être unis éternellement !

Mirko a commencé lentement de descendre par le sentier de la montagne.
YAMINA, avec joie.

Il vient !


Scène VI

MIRKO, YAMINA.
YAMINA.

Il vient ! Et prise d’une lente ivresse
Qui m’étreint comme une caresse,

Mirko paraît à gauche, au détour du sentier ; il s’approche, pâle et marchant comme malgré lui. Yamina continue son chant, en le regardant de côté.

Je défaille, les yeux en pleurs,

Mirko ouvre les bras comme fasciné.

Sur un tapis de fleurs !

Elle se laisse tomber dans les bras de Mirko qui l’étreint passionnément. Chancelants, enlacés, ils vont vers le fond. Tout à coup, Mirko repousse violemment Yamina.
MIRKO.

Non ! non ! C’est le parjure et l’extase funeste !

YAMINA, caressante.

Ô mon beau maître, reste,
Et regarde-moi !
Vois mes yeux d’où la flamme coule,
Entends ma voix qui râle et qui roucoule,
Sens palpiter mon cœur qui ne bat que pour toi !

MIRKO, à part.

Ô mes purs serments ! Ô ma foi !

YAMINA, plus près de lui.

Tu n’as donc pas compris ? Tu ne m’as donc pas vue
Te suivre, et te chercher, et pâlir, éperdue
À ta voix,
Et m’enfuir, comme fuit la gazelle blessée
Dans les bois ?
Par la neige des monts ton âme est donc glacée ?

MIRKO, à part.

Ah ! l’emporter, l’étreindre, la saisir !
Ô torture ! ô désir !

YAMINA, plus près, presque dans ses bras.

Ne sens-tu pas l’ardeur du souffle qui te frôle ?
N’as-tu donc pas vu mon épaule
Blanche, sous mes fauves cheveux ?
Et mon regard tout plein d’aveux,
Et ma taille souple, et si frêle,
Que ta force pourrait briser,
Et ma lèvre où rougit l’espoir de ton baiser ?

Elle lui met ses bras autour du cou, lentement, en le regardant dans les yeux.

Ô Mirko, ne suis-je point belle ?

MIRKO, la saisissant.

Oui, je t’aime, je t’aime ! Ô femme, ta beauté
Brûle mon sang et ma pensée.

YAMINA, dans ses bras.

Je t’appartiens !

MIRKO.

Je t’appartiens ! Ô joie ardente, ô volupté
De te tenir enfin dans mes bras enlacée !

YAMINA.

Mirko !

MIRKO.

Que de nuits, que de jours,
J’ai supporté l’ineffable martyre !
Tes cheveux blonds et lourds,
Et ton rouge sourire,
Ô belle, et ton sein qui m’attire,
Les désirer encor, les désirer toujours,
Sans pouvoir te le dire !
Je t’aime ! Ô femme, ta beauté

Brûle mon sang et ma pensée !

YAMINA.

Ô joie ardente ! ô volupté
De me sentir enfin dans tes bras enlacée !
Oui, je t’aime ! Fuyons !

MIRKO, tressaillant.

Oui, je t’aime ! Fuyons ! Fuir ! où ?

YAMINA.

Oui, je t’aime ! Fuyons ! Fuir ! où ? Dans mon pays !
L’heure est propice ! À tes côtés, sans peur, ô brave,
Je suivrai les chemins par les tiens envahis.

MIRKO.

Pourquoi fuir ?

YAMINA.

Pourquoi fuir ? Ici, je suis ton esclave,
Et je veux t’aimer libre !

Tout près de ses lèvres.

Et je veux t’aimer libre ! Ô mon maître, obéis !

MIRKO, avec terreur, à part.

Non ! non !… Aslar !… Abandonner mon frère !
Héléna ! mon pays ! ma mère !
Ô Dieu ! Pour l’étrangère
Tous mes espoirs brisés, tous mes serments trahis !

YAMINA,, l’observant.

Quel regret surgit en ton âme ?
Ah ! Tu songes à ta maison,
À tes amis, à cette femme !

Avec rage.

Eh ! bien, si grâce à toi, dans cette âpre prison
De rochers, je subis encor la chaîne infâme,
Jamais, entends-tu bien, jamais,
Par Allah ! je le jure !
Tu n’auras de ma lèvre, amère désormais,
Que le rire ou la froide injure,
Et de mes yeux, par les larmes meurtris,
Que des regards chargés de haine et de mépris !

Elle se détourne furieusement.
MIRKO, tombant à genoux et saisissant la robe de Yamina dans un geste suppliant.

Yamina, Yamina, pardonne-moi… Sois bonne !
Ah ! je ne puis vivre sans toi ; pardonne !

YAMINA.

Eh ! bien, partons !

Elle se penche vers lui.
MIRKO, d’une voix entrecoupée.

Oui, viens, fuyons, où tu voudras !
Dis seulement que tu m’appartiendras !

YAMINA, bas, le regardant dans les yeux.

Je t’aime !

MIRKO, se levant et la saisissant dans un mouvement de départ.

Ah ! viens ! viens ! L’enfer même
Ne pourra plus t’arracher de mes bras.

Mirko et Yamina se dirigent rapidement vers les rochers à gauche ; ils gravissent le sentier. Héléna entre par le fond et les voit : elle pousse un cri terrible.

Scène VII

HÉLÉNA, seule.
HÉLÉNA, avec un effort pour les suivre, fait quelques pas dans le sentier, et redescend par la gauche, ne pouvant plus se soutenir.

Infâmes !
Arrêtez !… Au secours ! Je meurs !

Elle tombe à gauche, cachée par une roche. Long silence. La nuit. Puis, au dehors, on entend des appels de cor, et de longs cris se répondant dans la montagne.

Scène VIII

HELENA, évanouie dans une partie obscure de la scène,
Hommes et Femmes.
LES HOMMES, sur la roche.

Hommes et femmes,
Accourez tous !
Entendez-vous
Le cri de guerre ?

LES FEMMES, accourant.

Mes sœurs, allumons
La résine claire !

son de cor au loin.
LES HOMMES.

Le cor d’Aslar a sonné dans les monts !

Des groupes d’hommes montent sur les rochers, et, les mains à la bouche, poussent le cri des montagnes.
VOIX AU DEHORS, répondant avec le même cri.

Bonnes nouvelles !
Aslar est de retour !

LES HOMMES, en scène, vers le dehors.

Alerte, sentinelles !

D’AUTRES, joyeusement.

Flammes des pins, faites le jour !

TOUS.

Bonnes nouvelles !
Aslar est de retour !


Scène IX

Les Précédents, ASLAR, Les Chefs,
Les Guerriers, puis DARA.
Aslar paraît avec les chefs et les guerriers. La scène est éclairée par des torches, dans la partie obscure où se trouve Héléna.
TOUS.

Salut à toi !

ASLAR.

Pour le combat, ceux de la plaine

Sont armés comme nous ! Notre montagne est pleine
De défenseurs au lourd fusil, au pied léger.
C’est l’heure du triomphe et l’heure du danger !

LES HOMMES.

Nous sommes prêts !

ASLAR.

Faucons des montagnes, alerte !
L’heure a sonné !
Prenez le yatagan orné
Et le fusil damasquiné
Car l’appel de guerre a tonné
Dans la forêt verte !

LES HOMMES, tirant leurs épées.

Aux armes ! au combat ! Marchons !

ALSAR.

Entendez-vous
Crier les aigles du rivage ?
Entendez-vous ce hurlement sauvage ?
C’est la danse des loups !
Ils descendent comme l’orage.
Avec quoi les nourrirons-nous ?

LES HOMMES, avec un geste menaçant.

Avec la pourpre du carnage !

TOUS, furieusement.

Du sang ! Du sang !

ASLAR.

Debout, fils de l’Herzégovine !
Des rocs à la ravine
Chassez l’impur Croissant !
Debout ! La Patrie est en armes !

Debout, héros ! Assez de larmes !
Il faut du sang !

TOUS.

Debout ! La Patrie est en armes !
Debout, héros ! Assez de larmes !
Il faut du sang !

HÉLÉNA, dans l’ombre, cherchant à se relever.

À l’aide ! Ah ! Trahison !

Tous cherchent d’où vient la voix. Aux lueurs des torches, Héléna apparaît toute blanche. Les femmes l’entourent et la soutiennent. Aslar est resté adroite, avec les chefs.
LES FEMMES.

Voyez ! Pâle et glacée,
C’est Héléna, la fiancée !

TOUS.

Parle… Qu’as-tu ?

HÉLÉNA.

Mon amour… mon bonheur… ma foi… j’ai tout perdu !

TOUS.

Parle !

HÉLÉNA.

Pour l’esclave infidèle,
Pour Yamina,
Mirko m’abandonna !

TOUS, à voix basse, entre eux.

Que dit-elle ?

Dara est sortie de la chaumière, Aslar écoute.
HÉLENA, se soulevant péniblement, appuyée sur les femmes.

Hommes de mon pays,
Hélas ! hélas ! Mirko vous a trahis !

Dara rentre précipitamment, avec un geste d’horreur.
ASLAR, furieux.

Tu mens !

HÉLÉNA.

Tu mens ! Je les ai vus !

ASLAR.

Tu mens ! Je les ai vus ! Tu mens, fille insensée !
Quoi ! Lui, fils de la Croix et de la Liberté,
Notre patrie en deuil, il l’aurait délaissée !
Il aurait abjuré notre fraternité !

HÉLÉNA.

Je les ai vus, ô honte amère !

ASLAR.

Tu mens !

Il va heurter rudement à la porte de la chaumière.

Tu mens ! Dara ! viens, toi, sa mère !

Dara sort, pâle, et le front baissé. Aslar l’entraîne devant le chœur.

Parle ! je te croirai !
Ton fils… ?

DARA, se cachant le visage.

Hélas !

ASLAR, reculant épouvanté.

Hélas ! Ah ! c’est donc vrai !

Il tombe assis sur le banc de pierre à droite, devant la chaumière de Mirko.

Il a commis ce crime !
Il trahit ! Il fuit lâchement !
Ô châtiment
De mon orgueil pur et sublime !
Mon frère est vil ! Mon frère a fui ! Mon frère ment !
Mon frère abjure son serment !

D’une voix étouffée, pleine de larmes.

Adieu, jeunesse !
Adieu, fraternelle tendresse,
Force de mon cœur triomphant !
J’ai perdu pour jamais la moitié de mon âme…
Ah ! je pleure comme une femme
À qui l’on a pris son enfant !

Il pleure, le front dans sa main, secoué par de profonds sanglots.
LE CHŒUR, à voix basse, l’entourant.

Oh ! voyez le héros… Il pleure
Pour la première fois !
Comme l’aigle frappé dans son vol, il demeure
Sans courage et sans voix !

DARA, qui est restée dans une farouche méditation.

S’il trahit son pays pour la vile étrangère,
S’il suit les noirs chemins aux chrétiens interdits,
Moi, Dara, moi, sa mère
Je le maudis !

ASLAR, se relevant avec fureur et saisissant le bras de Dara.

Assez !… Par le ciel qui m’éclaire,
Vous mentez tous !

Ah ! De la gloire de mon frère,
Vous, ses soldats, ses compagnons de guerre,
Cœurs ingrats, vous souvenez-vous ?
Non ! non ! Pour l’amour d’une femme,
Un héros ne vend point son âme
Que rien, hormis l’honneur, ne touche qu’à demi !
Non ! Mirko n’est point un infâme
Puisqu’il est mon ami !

LE CHŒUR.

Il est parti pourtant !

ASLAR, violemment.

Pour servir sa patrie,
Pour exposer sa vie
Aux hasards des combats !
Lui, qu’on accuse, il souffre et meurt là-bas,
Peut-être, dans la sainte guerre…
Hommes, adieu ! Je vais chercher mon frère !

Il s’élance vers les rochers à gauche. Tous tendent les bras vers lui.