La Montagne noire (Holmès)/Acte IV

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Ph. Maquet (p. 61-72).

ACTE QUATRIÈME


PREMIER TABLEAU.


Dans une ville sur la frontière de la Turquie. Un grand jardin, situé derrière les remparts, planté de palmiers, illuminé de clartés multicolores. À droite, la maison de Yamina. Au fond, murailles crénelées. Plus loin, les remparts, et, par des échappées, la ville endormie. Partout, sous les arbres, dans les massifs de fleurs, des femmes demi-nues sont étendues. De jeunes serviteurs se groupent çà et là.

C’est la nuit, et la lune brille à travers le feuillage.

À droite, sur le devant delà scène, Mirko est à demi couché sur des coussins et des peaux de bêtes. Yamina, accoudée derrière lui, le regarde en souriant.



Scène PREMIÈRE

MIRKO, YAMINA, Les Femmes, Les Jeunes Serviteurs.
CHŒUR, au fond du jardin.

C’est ici le jardin du rêve ;
Cueillez-en les fleurs !
Dans les parfums et les chaleurs,
Venez à nous, car l’heure est brève !
C’est ici le jardin du rêve ;
Cueillez-en les fleurs !

MIRKO, à part.

C’en est fait… J’ai fui ma patrie !
J’ai rompu le vœu fraternel !
Ma jeune renommée est à jamais flétrie,
Et mon front est courbé sous le courroux du Ciel !
Tu m’avais racheté, mon frère,
Par ton sang répandu pour moi ;
Mon âme était rendue à l’amitié guerrière,
À la joie héroïque, à l’innocente foi.
Mais la soif, la soif furieuse
De l’inoubliable baiser,
Le furieux désir de l’étreinte amoureuse
Ont étreint de nouveau mon cœur à le briser !
Et j’ai fui pour toujours vers celle
De qui la lèvre est une fleur !

Se tournant vers Yamina.

Ô charmante ! Ô funeste ! Ô belle !
Ô toi, tout mon amour ! Ô toi, tout mon malheur !

Il retombe accablé.
Yamina, qui a observé Mirko, fait un geste d’appel. Toutes les femmes se lèvent, en laissant tomber leurs voiles et s’avancent lentement, enlacées par groupes.
LES FEMMES.

Ô rêveur, nous voici ! C’est l’heure
Du désir !
Enivre-toi ! Rien ne demeure
Que le plaisir !
Hormis les baisers et les roses,
Et le vin,
Et le rire des lèvres roses,
Tout est vain !
Viens ! Nous sommes les tourterelles
Du désir ;
Ce qui palpite sous nos ailes,
C’est le plaisir !

DYAMINA, à Mirko, tout bas, lui montrant les femmes.

Veux-tu des roses en guirlande ?
Veux-tu des perles en collier ?
Les blés mûrs ont doré la lande ;
La grappe a rougi l’espalier.
Prends les perles, les blés, les roses ;
Grise-toi de raisin vermeil ;
En de tendres apothéoses
Unis les filles du Soleil !

Plus caressante.

Bois ; la coupe écume et ruisselle !
Aime ; nous rions à genoux !
Sois heureux ! Je serai plus belle
Et mes baisers seront plus doux !

MIRKO, se levant violemment.

Eh ! bien, oui, venez ! Je me livre !

Plus de remords ! Plus de tourment !
C’est le vin qui rend fou ! C’est le vin qui délivre !
Je veux boire éternellement !

On verse du vin à Mirko, qui boit coup sur coup.
LES FEMMES et LES JEUNES SERVITEURS.

Bois ! Voici le vin qui fait vivre !
Bois ! Voici le vin qui délivre !
Plus de remords ! Plus de tourment !

UN GROUPE DE FEMMES, aux pieds de Mirko.

Voici mes yeux, voici mes lèvres !
Ah ! voici les suprêmes fièvres !
Je t’appartiens, ô mon amant !

LES JEUNES SERVITEURS et LES FEMMES.

Versez encore, encore, encore !
Il faut boire éternellement
Les vins couleur d’or et d’aurore !

MIRKO, pendant le chœur.

Oui ! que ma bouche soit rougie
Par le sang de la coupe et le vin du baiser !
Que dans la furieuse orgie
Mon cœur puisse enfin s’apaiser !

Il boit.

Vos yeux, vos lèvres, mes maîtresses !
Versez le vin, versez le feu !
Ouvrez-moi vos bras nus et dénouez vos tresses !
Je suis ivre !… Il n’est pas de Dieu !

Mirko retombe ivre sur les coussins. Les femmes l’entourent. Yamina le tient dans ses bras.
Aslar paraît au fond.

Scène II

Les Précédents, ASLAR.
ASLAR.

À boire !

LES FEMMES, se dispersent.

À boire ! Un étranger !

YAMINA.

À boire ! Un étranger ! Qui vient là ? Hors d’ici !

Elle reconnaît Aslar et recule épouvantée.

Allah ! C’est le chrétien !

ASLAR, se plaçant devant Mirko.

Allah ! C’est le chrétien ! Je veux être ivre aussi !

Mirko, qui a tressailli au son de cette voix, se lève en chancelant. Il lutte désespérément contre son ivresse, et parvient à s’approcher d’Aslar, que Yamina cherche à lui cacher. Il la repousse et reconnaît son frère.
MIRKO, reculant.

Aslar !… Toi !…

Aux femmes.

Aslar !… Toi !… Laissez-nous !

YAMINA, après un mouvement de colère, bas à Mirko.

Eh ! quoi, vois ce prodige :
Il consent !

MIRKO, furieusement.

Il consent ! Sortez tous ! Obéissez, vous dis-je !

Tous sortent par la droite. Yamina les suit la dernière, en haussant les épaules, avec un regard en arrière.

Scène III

MIRKO, ASLAR, puis Les Femmes, puis YAMINA.
MIRKO, se jetant sur Aslar.

Toi, va-t’en !

ASLAR.

Toi, va-t’en ! Pourquoi ?

MIRKO.

Toi, va-t’en ! Pourquoi ? M’entends-tu ?
Fuis ! Ici, l’on se déshonore !

ASLAR.

Tu t’es déshonoré.

MIRKO.

Tu t’es déshonoré. Va-t’en ! Fuis ! Je t’implore !
On devient lâche ici.

ASLAR.

On devient lâche ici. Tu l’es bien devenu !

MIRKO.

Moi ? Moi, je suis perdu.
Mais toi, va-t’en !

ASLAR.

Mais toi, va-t’en ! Non !

MIRKO, égaré.

Mais toi, va-t’en ! Non ! Je suis ivre encore,
Et c’est un rêve horrible. Aslar ici, pourquoi ?

ASLAR.

J’accepte ton enfer et m’y damne avec toi.

MIRKO.

Aslar, fuir son pays !

ASLAR.

Aslar, fuir son pays ! Ta patrie est la mienne.

MIRKO.

Aslar, traître à l’honneur !

ASLAR.

Aslar, traître à l’honneur ! Ton honneur est le mien.

MIRKO.

Et ta gloire ?

ASLAR.

Et ta gloire ? N’as-tu pas abjuré la tienne ?

MIRKO.

Et ton Dieu ?

ASLAR.

Et ton Dieu ? Tu n’es plus chrétien.

MIRKO.

Aslar, lui, devenir un renégat, un traître,
Bourreau de son honneur et parjure à sa foi !
Malheureux ! Que veux-tu donc être ?

ASLAR.

Pareil à toi.

MIRKO, reculant.

Ah ! le ciel se faisant l’enfer, c’est impossible !
Toi, le pur, l’invincible,
Sombrer dans l’abîme interdit !
Te savoir méprisé, haï, banni, maudit,
De héros devenu bandit !

Non ! Va-t’en ! La rougeur affreuse au front me monte !
Ah ! Va-t’en ! Je me meurs de honte
Et d’horreur !

ASLAR, avec joie.

Ah ! Tu vois donc en moi le miroir de ta faute !
Oui, c’était une épreuve, et Dieu t’en fait vainqueur !
Christ, sois béni ! Son âme est encor pure et haute !

Il lui prend les mains.

Écoute : j’ai menti,
Et l’on te croit par mes ordres parti
Pour assurer notre victoire.
Déjà par les guerriers de la Montagne-Noire
Tout ce pays est investi.
Cette nuit, dans une heure,
Au cri : « Que Satan meure ! »
Nous surprendrons les Turcs par la flamme et le fer…

Fusillade. Bruit de combat au dehors.

Entends-tu ces alarmes ?
Lève-toi ! Prends tes armes !
Suis-moi dans la mêlée où succombe l’enfer !

MIRKO, avec désespoir.

Je ne puis plus ! Je suis un lâche !

Avec un geste désespéré.

Maudite soit la femme et maudit soit l’amour !
Mes bras ont déserté leur héroïque tâche ;
Mes yeux ont oublié la lumière du jour !
Tous les degrés de l’infamie,
Je le sens, je les franchirai !
Mes frères, je les livrerai,
Pour un baiser de l’ennemie !
Va-t’en ! Je suis perdu ! je suis déshonoré !

ASLAR, violemment.

Tu mens !

Explosion, fracas épouvantable au dehors. Toute la scène s’éclaire d’une lueur d’incendie.

Tu mens ! C’est l’heure formidable !
Viens !

MIRKO.

Viens ! Laisse-moi !

Toutes les femmes traversent la scène en poussant de grands cris.
LES FEMMES.

Fuyons !… Les chrétiens !… Ô terreur !

Yamina traverse la scène, au fond, emportant de l’or et des joyaux sous ses voiles.
ASLAR.

Vois ! Elle fuit, la misérable !

MIRKO, tendant les bras à Yamina.

Yamina !

YAMINA, fuyant.

Yamina ! Moi ?… J’ai peur !

Elle sort.
ASLAR, à Mirko.

Pour la dernière fois, viens !

MIRKO.

Pour la dernière fois, viens ! Non, je veux la suivre !

Il va vers le fond. Aslar le suit.
ASLAR, terrible.

J’ai juré de garder ton honneur de chrétien,
Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien.

Il cherche à l’entraîner.

Viens !

MIRKO, luttant. Ils sont près des remparts, au fond.

Non !

ASLAR.

Non ! Tu me suivras ! Le Christ à moi te livre !
Viens combattre !

MIRKO.

Viens combattre ! Non ! non !

ASLAR, le frappant au cœur.

Viens combattre ! Non ! non ! Eh ! bien donc, va mourir !

Mirko meurt avec un grand cri.

Le devoir est rempli ! Mort, viens nous réunir !

Une fusillade éclate au dehors, tout près. Aslar tombe, tenant encore Mirko dans ses bras. Explosion. Tout s’écroule dans les flammes.
Une épaisse fumée rougeâtre remplit la scène. Bientôt elle se dissipe, laissant voir pleinement les remparts de la ville conquise.

DEUXIÈME TABLEAU


C’est l’aube. Les hommes de la Montagne-Noire, triomphants, sont groupés sur les murailles à demi écroulées. Ils brandissent des épées et des étendards déchirés et troués de balles, en poussant des cris de victoire. Au sommet du rempart, au milieu de la scène, l’étendard monténégrin flotte au vent.



Scène UNIQUE

Les Hommes de la Montagne-Noire, puis LE PÈRE SAVA.
LE CHŒUR.

Victoire ! Victoire ! Victoire !
Le Christ a combattu pour la Montagne-Noire !
Le démon fuit épouvanté !
Victoire !
C’est l’heure du triomphe et de la sainte gloire,
Et de la liberté !

Parmi les fanfares de victoire, à la fin de ce chœur, d’autres hommes ont paru sur la brèche des murailles. Ils désignent le dehors avec des gestes et des cris douloureux. Les guerriers en scène se précipitent vers la brèche, parmi les décombres. On distingue : « Nos chefs !… Morts !… Tous deux !… » parmi leurs cris, puis ils se rangent, en se découvrant, tournés vers la droite.
Tambours voilés, marche funèbre. Le Père Sava paraît au fond, à droite. Derrière lui, quatre guerriers portent les corps d’Aslar et de Mirko. D’autres hommes les suivent, le fusil renversé. Mirko a la poitrine rouge, Aslar le front sanglant.
On dépose les deux corps sous l’étendard.
LE CHŒUR.

Aslar ! Mirko !

Tous se découvrent.
LE P. SAVA, pendant la marche funèbre.

Voici les frères

Morts ensemble pour leur pays.
Ils sont morts dans les saintes guerres,
Et l’Éternel reçoit leurs esprits éblouis.
Couvrez leur dépouille mortelle
Des drapeaux qu’ils ont défendus !
Qu’au même Paradis leur âme ouvre son aile ;
Qu’en un même tombeau leurs corps soient étendus !

On étend un drapeau monténégrin sur Aslar et Mirko, en leur laissant le visage découvert. Le Père Sava lève les mains en un geste de bénédiction.

Au nom du Christ et de Marie,
Allez en paix vers votre éternité,
Vous qui mourez pour la Patrie
Et pour la Liberté !

TOUS LES HOMMES, étendant leurs épées nues en voûte étincelante sur les corps d’Aslar et de Mirko. Le soleil se lève radieux.

Le soleil se lève glorieux.
Soleil des âmes,
Fraternité,
Qui brûlas ces cœurs de tes flammes,
Chaîne des âmes,
Fraternité,
Unis-les pour l’éternité !


FIN




Imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine. — Pichat et Pépin.