La Montagne noire (Holmès)/Acte IV
ACTE QUATRIÈME
Dans une ville sur la frontière de la Turquie. Un grand jardin, situé derrière les remparts, planté de palmiers, illuminé de clartés multicolores. À droite, la maison de Yamina. Au fond, murailles crénelées. Plus loin, les remparts, et, par des échappées, la ville endormie. Partout, sous les arbres, dans les massifs de fleurs, des femmes demi-nues sont étendues. De jeunes serviteurs se groupent çà et là.
C’est la nuit, et la lune brille à travers le feuillage.
À droite, sur le devant delà scène, Mirko est à demi couché sur des coussins et des peaux de bêtes. Yamina, accoudée derrière lui, le regarde en souriant.
Scène PREMIÈRE
C’est ici le jardin du rêve ;
Cueillez-en les fleurs !
Dans les parfums et les chaleurs,
Venez à nous, car l’heure est brève !
C’est ici le jardin du rêve ;
Cueillez-en les fleurs !
C’en est fait… J’ai fui ma patrie !
J’ai rompu le vœu fraternel !
Ma jeune renommée est à jamais flétrie,
Et mon front est courbé sous le courroux du Ciel !
Tu m’avais racheté, mon frère,
Par ton sang répandu pour moi ;
Mon âme était rendue à l’amitié guerrière,
À la joie héroïque, à l’innocente foi.
Mais la soif, la soif furieuse
De l’inoubliable baiser,
Le furieux désir de l’étreinte amoureuse
Ont étreint de nouveau mon cœur à le briser !
Et j’ai fui pour toujours vers celle
De qui la lèvre est une fleur !
Ô charmante ! Ô funeste ! Ô belle !
Ô toi, tout mon amour ! Ô toi, tout mon malheur !
Ô rêveur, nous voici ! C’est l’heure
Du désir !
Enivre-toi ! Rien ne demeure
Que le plaisir !
Hormis les baisers et les roses,
Et le vin,
Et le rire des lèvres roses,
Tout est vain !
Viens ! Nous sommes les tourterelles
Du désir ;
Ce qui palpite sous nos ailes,
C’est le plaisir !
Veux-tu des roses en guirlande ?
Veux-tu des perles en collier ?
Les blés mûrs ont doré la lande ;
La grappe a rougi l’espalier.
Prends les perles, les blés, les roses ;
Grise-toi de raisin vermeil ;
En de tendres apothéoses
Unis les filles du Soleil !
Bois ; la coupe écume et ruisselle !
Aime ; nous rions à genoux !
Sois heureux ! Je serai plus belle
Et mes baisers seront plus doux !
Eh ! bien, oui, venez ! Je me livre !
Plus de remords ! Plus de tourment !
C’est le vin qui rend fou ! C’est le vin qui délivre !
Je veux boire éternellement !
Bois ! Voici le vin qui fait vivre !
Bois ! Voici le vin qui délivre !
Plus de remords ! Plus de tourment !
Voici mes yeux, voici mes lèvres !
Ah ! voici les suprêmes fièvres !
Je t’appartiens, ô mon amant !
Versez encore, encore, encore !
Il faut boire éternellement
Les vins couleur d’or et d’aurore !
Oui ! que ma bouche soit rougie
Par le sang de la coupe et le vin du baiser !
Que dans la furieuse orgie
Mon cœur puisse enfin s’apaiser !
Vos yeux, vos lèvres, mes maîtresses !
Versez le vin, versez le feu !
Ouvrez-moi vos bras nus et dénouez vos tresses !
Je suis ivre !… Il n’est pas de Dieu !
Scène II
À boire !
Un étranger !
Qui vient là ? Hors d’ici !
Allah ! C’est le chrétien !
Je veux être ivre aussi !
Aslar !… Toi !…
Laissez-nous !
Eh ! quoi, vois ce prodige :
Il consent !
Sortez tous ! Obéissez, vous dis-je !
Scène III
Toi, va-t’en !
Pourquoi ?
M’entends-tu ?
Fuis ! Ici, l’on se déshonore !
Tu t’es déshonoré.
Va-t’en ! Fuis ! Je t’implore !
On devient lâche ici.
Tu l’es bien devenu !
Moi ? Moi, je suis perdu.
Mais toi, va-t’en !
Non !
Je suis ivre encore,
Et c’est un rêve horrible. Aslar ici, pourquoi ?
J’accepte ton enfer et m’y damne avec toi.
Aslar, fuir son pays !
Ta patrie est la mienne.
Aslar, traître à l’honneur !
Ton honneur est le mien.
Et ta gloire ?
N’as-tu pas abjuré la tienne ?
Et ton Dieu ?
Tu n’es plus chrétien.
Aslar, lui, devenir un renégat, un traître,
Bourreau de son honneur et parjure à sa foi !
Malheureux ! Que veux-tu donc être ?
Pareil à toi.
Ah ! le ciel se faisant l’enfer, c’est impossible !
Toi, le pur, l’invincible,
Sombrer dans l’abîme interdit !
Te savoir méprisé, haï, banni, maudit,
De héros devenu bandit !
Non ! Va-t’en ! La rougeur affreuse au front me monte !
Ah ! Va-t’en ! Je me meurs de honte
Et d’horreur !
Ah ! Tu vois donc en moi le miroir de ta faute !
Oui, c’était une épreuve, et Dieu t’en fait vainqueur !
Christ, sois béni ! Son âme est encor pure et haute !
Écoute : j’ai menti,
Et l’on te croit par mes ordres parti
Pour assurer notre victoire.
Déjà par les guerriers de la Montagne-Noire
Tout ce pays est investi.
Cette nuit, dans une heure,
Au cri : « Que Satan meure ! »
Nous surprendrons les Turcs par la flamme et le fer…
Entends-tu ces alarmes ?
Lève-toi ! Prends tes armes !
Suis-moi dans la mêlée où succombe l’enfer !
Je ne puis plus ! Je suis un lâche !
Maudite soit la femme et maudit soit l’amour !
Mes bras ont déserté leur héroïque tâche ;
Mes yeux ont oublié la lumière du jour !
Tous les degrés de l’infamie,
Je le sens, je les franchirai !
Mes frères, je les livrerai,
Pour un baiser de l’ennemie !
Va-t’en ! Je suis perdu ! je suis déshonoré !
Tu mens !
C’est l’heure formidable !
Viens !
Laisse-moi !
Fuyons !… Les chrétiens !… Ô terreur !
Vois ! Elle fuit, la misérable !
Yamina !
Moi ?… J’ai peur !
Pour la dernière fois, viens !
Non, je veux la suivre !
J’ai juré de garder ton honneur de chrétien,
Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien.
Viens !
Non !
Tu me suivras ! Le Christ à moi te livre !
Viens combattre !
Non ! non !
Eh ! bien donc, va mourir !
Le devoir est rempli ! Mort, viens nous réunir !
C’est l’aube. Les hommes de la Montagne-Noire, triomphants, sont groupés sur les murailles à demi écroulées. Ils brandissent des épées et des étendards déchirés et troués de balles, en poussant des cris de victoire. Au sommet du rempart, au milieu de la scène, l’étendard monténégrin flotte au vent.
Scène UNIQUE
Victoire ! Victoire ! Victoire !
Le Christ a combattu pour la Montagne-Noire !
Le démon fuit épouvanté !
Victoire !
C’est l’heure du triomphe et de la sainte gloire,
Et de la liberté !
Aslar ! Mirko !
Voici les frères
Morts ensemble pour leur pays.
Ils sont morts dans les saintes guerres,
Et l’Éternel reçoit leurs esprits éblouis.
Couvrez leur dépouille mortelle
Des drapeaux qu’ils ont défendus !
Qu’au même Paradis leur âme ouvre son aile ;
Qu’en un même tombeau leurs corps soient étendus !
On étend un drapeau monténégrin sur Aslar et Mirko, en leur laissant le visage découvert. Le Père Sava lève les mains en un geste de bénédiction.
Au nom du Christ et de Marie,
Allez en paix vers votre éternité,
Vous qui mourez pour la Patrie
Et pour la Liberté !
Le soleil se lève glorieux.
Soleil des âmes,
Fraternité,
Qui brûlas ces cœurs de tes flammes,
Chaîne des âmes,
Fraternité,
Unis-les pour l’éternité !