La Mort d’Artus/01

La bibliothèque libre.
Plon (4p. -99).


I


Sachez qu’à la cour du roi Artus, Lancelot tint longtemps le serment de chasteté qu’il avait fait au prud’homme qui l’avait confessé durant la quête du Saint Graal. Mais l’Ennemi l’attaquait chaque jour par les yeux et les douces paroles de la reine au corps gent et le frappait si fort qu’un jour il chancela et quitta la droite voie : aussi bien, quoiqu’elle eût alors près de soixante-dix ans, la reine Guenièvre était encore si belle qu’on n’eût pas trouvé sa pareille au monde. Et Lancelot s’était jusque-là conduit avec assez de prudence pour que personne ne s’aperçût de son fol amour ; mais, quand il se fut renflammé pour elle, il brûla si fort qu’il ne sut plus s’en cacher aussi bien que naguère : de façon qu’Agravain, le frère de monseigneur Gauvain, surprit le secret. Dont il fut très content, ce félon, non point qu’il espérât de venger la honte du roi son oncle, mais parce qu’il comptait causer quelque dommage à Lancelot, qu’il n’avait jamais aimé clairement.

Or, les aventures merveilleuses de la Bretagne étaient achevées ; pourtant le roi Artus ne voulait point que ses chevaliers s’amollissent et laissassent de porter les armes : aussi fit-il crier par ses hérauts qu’un tournoi aurait lieu dans la plaine de Winchester. Lancelot souhaita de s’y rendre sans qu’on le sût : feignant d’être malade, il laissa Hector, Lionel et sa parenté partir sans lui. Si bien qu’Agravain crut qu’il demeurait afin de voir la reine en toute liberté.

— Sire, vint-il dire au roi, si je pensais ne vous chagriner point, je vous apprendrais quelque chose qui vous sauverait de la honte

— La honte ? C’est donc une chose telle que ma honte y puisse être ?

— Sire, sachez que madame la reine et Lancelot s’aiment de fol amour. Et comme ils ne peuvent se rencontrer à leur volonté quand vous êtes là, Lancelot annonce qu’il n’ira pas au tournoi et y envoie ceux de sa maison : de la sorte, cette nuit même ou demain, il pourra voir madame tout à loisir.

— Beau neveu, ne dites pas de telles paroles, car je ne vous crois point : Lancelot ne pense pas à cela.

— Comment, sire, c’est là tout ? Au moins, faites-les épier : ainsi connaîtrez-vous la vérité.

— Agissez à votre guise ; je ne vous empêcherai pas.

— Sire, je n’en demande pas davantage.

Malgré qu’il en eût, le roi songea, cette nuit-là, à ce que lui avait dit Agravain ; et certes il ne s’en tourmenta guère dans son cœur, car il ne croyait pas que ce fût vrai ; pourtant, au matin, quand la reine vint lui déclarer qu’elle irait volontiers avec lui à Winchester parce qu’elle avait ouï dire qu’on y verrait de grandes chevaleries, il ne le voulut point et lui commanda de rester : car ainsi comptait-il vérifier les propos d’Agravain.

Or, dès qu’il connut le départ du roi, Lancelot fut prendre congé de sa dame ; puis il fit tout préparer par son écuyer, et il se mit en route secrètement, à la tombée du jour.