La Mort d’Artus/10

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Plon (4p. 124-127).


X


La reine, qui était à l’une des fenêtres du palais, les vit descendre dans la cour, et, sitôt qu’ils gravirent les degrés de la salle, elle en sortit et se jeta dans une chambre où Lionel la suivit tandis que chacun faisait joie à Lancelot. Il la trouva, assise sur un lit, qui avait bien la mine d’une femme irritée. Et quand il l’eut saluée et qu’elle lui eut souhaité la bienvenue :

— Dame, lui dit-il, nous vous amenons monseigneur Lancelot, qui était depuis longtemps éloigné d’ici.

— Je ne le puis voir.

— Ha, dame, pourquoi ?

— Je n’ai point d’yeux qui consentent à regarder Lancelot, ni de cœur qui consente à lui parler.

— Le haïssez-vous donc si fort ?

— Jamais je ne l’aimai autant que je le hais aujourd’hui.

— Dame, il n’est qu’une chose au monde que craigne messire mon cousin : c’est votre courroux, et, s’il savait les paroles que vous m’avez dites, je n’arriverais pas à temps pour l’empêcher de se tuer de chagrin. Aussi bien, un prud’homme qui aime longuement d’amour finit toujours par être honni : la vraie histoire des anciens Juifs et Sarrasins le fait assez voir. Regardez celle du roi David : son fils, la plus belle créature que Dieu ait jamais formée, lui fit la guerre pour complaire à une femme et en mourut vilainement ; ainsi trépassa le plus beau des Juifs. Et voyez Salomon même ; Dieu lui donna plus de science et de vertu qu’un cœur d’homme n’en a jamais eu : il renia Dieu pour une femme, par laquelle il fut honni et trompé. Samson le fort, le plus vigoureux homme né de mère pécheresse, reçut la mort par une femme. Hector et Achille, qui eurent la louange et le prix des armes et de la prouesse sur tous les chevaliers de l’ancien temps, ils furent occis, et plus de cent mille hommes avec eux, pour une femme que Paris le berger enleva de force en Grèce. Et de notre temps même, il n’y a pas cinq ans, Tristan, le neveu du roi Mark, qui aima si loyalement Iseut la blonde et jamais de son vivant ne lui manqua en rien, il mourut par elle. Vous ferez pis que toutes ces dames, car vous pouvez bien voir que messire Lancelot est le plus beau chevalier du monde, le plus preux, le plus hardi, le plus noble ; vous ferez périr avec son corps toutes les grâces par lesquelles on gagne de l’honneur dans le siècle ; ha, vous ôterez le soleil d’entre les étoiles et de cette terre la fleur de toute chevalerie ! Et tel est le grand bien que notre lignage tirera de vos amours.

— Lionel, répondit la reine, si ce que vous dites advenait, nul n’y perdrait autant que moi, car j’y perdrais mon corps et mon âme. Pourtant laissez-moi, car vous n’aurez d’autre réponse.

Alors Lionel la quitta et revint à Lancelot.

— Sire, lui dit-il après l’avoir tiré à l’écart, il m’est avis que nous quittions cette cité. Madame la reine vous défend son hôtel, et à tous ceux qui viendraient de par vous.

Puis il lui conta comment la reine Guenièvre s’était offensée en apprenant qu’il avait porté la manche d’une dame au tournoi de Winchester, et comment elle avait dit que jamais il ne trouverait plus d’amour en elle. Dont Lancelot fut si accablé, qu’il demeura très longtemps sans sonner mot.

— Amour, s’écria-t-il enfin, telle est la récompense qu’on a de t’avoir servi ! Dussé-je ne plus jamais parler à ma dame, si elle m’avait pardonné, je m’en irais moins tristement ; mais sachant son courroux et sa haine, hélas, je ne pourrai longtemps durer ! Beau cousin, conseillez-moi, car je ne sais que faire de moi !

— Sire, si vous pouviez vous tenir loin d’elle, un mois ne serait point passé qu’elle vous ferait quérir. Promenez-vous par ce pays, suivez les tournois, ébattez-vous du mieux possible. Vous avez autour de vous une grande partie de votre parenté, qui vous fera belle et noble compagnie où que vous alliez.

— Ha, je n’ai cure de compagnie ! J’emmènerai un seul écuyer.

— Mais, s’il vous arrivait malheur, comment le saurions-nous ?

— Celui qui m’a protégé jusqu’ici ne souffrirait pas que vous l’ignorassiez.

Et sans plus de paroles, Lancelot fut dire à ses gens qu’il lui fallait partir pour aller à une affaire et qu’il ne voulait emmener qu’un seul valet appelé Anguys.

— Sire, lui dirent-ils, ne manquez pas de vous trouver la semaine prochaine au tournoi de Camaaloth.

Toutefois il ne voulut pas le leur promettre et, après les avoir recommandés à Dieu, il se sépara de ses amis charnels. Et eux-mêmes ils quittèrent la cour dès le lendemain. Mais le conte parle à présent du roi Artus.