La Mort d’Artus/18

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Plon (4p. 146-150).


XVIII


Ils lui firent grand’honte et l’humilièrent plus qu’ils n’eussent dû, car elle pleurait si fort que d’autres que ces félons en eussent eu pitié. À none, le roi revint du bois et, au moment qu’il mettait pied à terre dans la cour, on lui apprit que la reine avait été surprise avec Lancelot ; ah ! il en fut plus dolent qu’on ne saurait dire ! Il demanda si Lancelot était captif ; mais on lui répondit qu’il avait quitté la ville.

— Beau sire, que comptez-vous faire ? lui demanda le roi Carados Biébras.

— Telle justice de la reine que les dames qui en entendront parler en soient amendées ! Et je vous commande, à vous premièrement parce que vous êtes roi, et aux autres barons qui sont céans, de par les serments que vous m’avez faits, de décider par droit jugement si elle n’a point mérité la mort.

— Sire, la coutume n’est pas de faire un jugement après l’heure de none, et surtout d’une si haute femme que madame la reine. Mais demain matin nous nous assemblerons.

Le soir, le roi ne but ni ne mangea, mais il ne voulut pas que sa femme fût amenée devant lui. Et à prime, lorsque ses barons furent réunis, il leur commanda à nouveau de juger la reine Guenièvre ; puis il se retira. Alors Agravain et Mordret contèrent les choses comme elles étaient arrivées, ajoutant qu’à leur avis la reine avait bien mérité la mort pour avoir commis une si grande félonie que de honnir son seigneur, qui tant était prud’homme, avec un chevalier. À quoi les autres, hormis messire Gauvain, s’accordèrent, mais à regret. Et dès qu’il connut le jugement de sa cour, le roi fit faire un grand bûcher dans la prairie de Camaaloth pour brûler sa femme, car il lui était avis qu’une reine ointe et sacrée devait mourir par le feu.

— Sire, lui dit messire Gauvain, je vous rends tout ce que je tiens de vous et de ma vie je ne vous servirai plus, si vous souffrez une telle chose. À Dieu ne plaise que je voie mourir madame de la sorte !

Mais le roi ne lui répondit même pas, car il avait l’esprit ailleurs. Et messire Gauvain fut s’enfermer dans son logis ; certes, si le monde entier eût péri sous ses yeux, il n’eût pas fait paraître plus de chagrin !

Cependant, le roi mandait à ses neveux Agravain, Guerrehès, Gaheriet et Mordret de prendre quarante chevaliers et d’aller garder le champ où était le bûcher. Guerrehès et Gaheriet refusèrent d’abord, mais il les fit venir et les menaça tant qu’enfin ils consentirent. Et, pendant qu’ils allaient s’armer en leur logis, il fit comparaître la reine devant lui. Hélas ! quand il la vit pleurant, vêtue de soie rouge, et si belle et avenante qu’on n’en eût pas trouvé la pareille au monde, il pensa pâmer tant son cœur se serra ! Pourtant, il ordonna de la conduire au bûcher dont la flamme déjà se voyait du palais. Et sachez que, dans toute la cité, les bourgeois et le menu peuple lamentaient à cette heure si hautement qu’on n’eût pas entendu Dieu tonner : il n’était homme ni femme qui ne pleurât comme si c’eût été sa propre mère qu’on dût brûler.

Or, au moment que la reine approchait du bûcher ardent, l’on vit soudain s’émietter les derniers rangs de la foule du côté de la forêt ; les gens couraient à toutes jambes, criant : « Fuyez ! fuyez ! voici messire Lancelot qui vient au secours de madame ! » Et, en effet, une troupe de chevaliers arrivaient à toute bride par la plaine, heaumes lacés, lances sur feutre ; et Lancelot galopait en tête, sur un haut destrier pie, plus allant que cerf de lande.

— Ha, traître cœur, cria-t-il à Agravain du plus loin qu’il put, voici votre mort !

Ce disant, il lui courut sus, la lance allongée, et il appuya si rudement son coup que le fer traversa l’écu, le bras, le haubert, le corps et parut outre l’échine, en sorte que le félon tomba mort. Dans le même temps, Hector heurtait Guerrehès ; il lui mit sa lance roide dans la poitrine et l’autre n’eut que faire d’un médecin. Voyant ainsi périr ses frères, Gaheriet, de courroux, abattit deux chevaliers ; mais Lionel, l’abordant par le travers, lui fit voler son heaume du chef, et Lancelot qui passait, fracassant tout, échauffé de colère au point qu’il ne reconnaissait personne, lui fendit d’un seul coup la tête jusques aux dents. Bref, le lignage du roi Ban et du roi Bohor fit ce jour-là tant d’armes qu’au bout de peu d’instants il ne demeura plus en vie, de leurs ennemis, que Mordret et dix chevaliers, lesquels tournèrent bride. Et sitôt qu’il les vit fuir, Lancelot arrêta de frapper comme la flamme cesse de brûler quand tout est consumé : il fit monter la reine sur un palefroi et, avec ce qui restait des siens, il fut se jeter dans un fort château qu’il avait conquis au temps qu’il était encore chevalier nouveau, et qui avait nom la Joyeuse Garde, comme il est dit au livre qui devise de ses premières amours. Mais le conte revient maintenant au roi Artus.