La Mort d’Artus/26

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Plon (4p. 166-170).


XXVI


Or, dit le conte, le roi Artus attendait hors de sa tente. En voyant son seigneur, Lancelot mit pied à terre, prit le palefroi de sa dame par le frein et dit :

— Sire, voici madame la reine. Ne l’eussé-je pas secourue, elle serait morte, à cette heure. Et sachez que, si je l’aimais de fol amour comme certains déloyaux vous l’ont fait entendre, je ne vous la rendrais point, car ce château est si fort qu’il ne redoute rien, et nous y avons des vivres pour deux ans.

— De ce que vous faites, je vous sais gré, répondit le roi tout pensif.

Mais messire Gauvain avança d’un pas.

— Lancelot, le roi vous sait gré de ce que vous avez fait pour lui. Mais il vous requiert de vider la terre de Logres et de n’y plus rentrer de son vivant.

— Sire, est-ce là votre commandement ?

— Allez-vous-en dans votre terre, Lancelot : quand vous avez occis Agravain, Guerrehès et Gaheriet, qui étaient mes charnels amis, vous m’avez fait payer vos services à trop haut prix.

— Et quand je serai outre mer, sire, que me faudra-t-il attendre de vous : paix ou guerre ?

— Assurez-vous, dit encore messire Gauvain, que le roi vous fera la guerre, et de tout son pouvoir, jusqu’à temps que mon frère Gaheriet soit vengé par votre mort. Et sachez que je gagerais le monde que vous perdrez sous peu la tête et la vie !

— Messire Gauvain, s’écria Hector, laissez là les menaces : Lancelot du Lac ne vous craint guère ! Si vous mettez les pieds dans la Petite Bretagne, vous serez plus en danger que lui de perdre la tête. Prétendez-vous que vos frères ont été occis déloyalement ? Je suis prêt à prouver que ce n’est pas la vérité : qu’on nous mette en champ clos corps à corps ! Ainsi la guerre sera évitée et beaucoup de chevaliers garderont la vie, qui l’auraient perdue.

Messire Gauvain tendit son gage aussitôt, et Hector d’offrir le sien ; mais le roi ne voulut point les recevoir, disant qu’on aurait bientôt l’occasion de voir quel était le plus preux, lorsqu’il ferait la guerre à Lancelot. Ce qu’entendant, celui-ci s’écria :

— Certes, vous ne seriez pas en état de me la faire, cette guerre, si je vous avais nui autant que je vous ai aidé le jour que Galehaut, sire des Iles lointaines, devint votre homme lige ! Et sachez que je ne dis pas cela par crainte que j’aie de vous, car, lorsque nous aurons mandé nos hommes et nos amis et garni nos forts châteaux, vous ne gagnerez contre nous ni peu ni prou. Quant à vous, messire Gauvain, vous devriez vous souvenir du jour où je vous délivrai de la Tour Douloureuse : vous y étiez en grand péril de mort, prisonnier de Karadoc le grand !

— Lancelot, repartit messire Gauvain, ce que vous fîtes jadis pour le roi et pour moi, vous nous l’avez vendu trop cher quand vous nous avez privés de ceux que nous aimions le plus. Et sachez qu’à cause de cela il n’y aura pas de paix entre vous et moi, tant que je vivrai.

Alors Lancelot remonta sur son cheval et, suivi des siens, il regagna son château.

Dès qu’il y fut de retour, il appela un sien écuyer.

— Beau doux ami, lui dit-il tristement, prends mon écu et va-t’en à Camaaloth : tu le suspendras dans l’église de monseigneur Saint Étienne le Martyr, afin que ceux qui le verront se souviennent de moi. Car c’est dans cette cité que j’ai reçu l’ordre de chevalerie, et je ne sais pourtant si j’y reviendrai jamais.

Toute la nuit, il mena grand deuil. Mais le lendemain il partit avec sa maison, et ils chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent au rivage de la mer. Et quand la nef qui les emportait s’éloigna, vous l’eussiez vu changer de couleur et pousser de grands et merveilleux soupirs, tandis que l’eau du cœur lui coulait des yeux.

— Ha, murmurait-il, douce terre, délectable, débonnaire, joyeuse, plantureuse, bénie sois-tu de la bouche de Jésus-Christ, car mon âme et ma vie demeurent sur toi !

Poussée par le vent, la nef parvint heureusement dans la Petite Bretagne. Et là, le jour de la Toussaint, Lionel fut couronné roi de Gannes et Hector, le même jour, roi de Benoïc par le commandement de Lancelot qui lui céda son héritage. Tous trois employèrent l’hiver à mettre en état les forts châteaux et à les garnir de vivres. Mais le conte maintenant retourne au roi Artus.