La Mort d’Artus/32

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Plon (4p. 186-191).


XXXII


Quand Lancelot fut revenu au palais de Gannes et que les médecins eurent regardé ses plaies, ils s’émerveillèrent qu’il ne fût pas mort. Cependant ceux de Logres couraient relever monseigneur Gauvain qui ne pouvait plus se soutenir et ils le ramenaient dans la tente du roi, qui lui dit en pleurant de pitié :

— Beau neveu, votre folie vous a tué, et c’est grand dommage, car il ne sortira jamais de notre lignage un aussi bon chevalier que vous.

Messire Gauvain était si mal en point qu’il ne put répondre mot, et, à le voir, chacun se prit à pleurer et à admirer qu’il eût fait, navré de la sorte, une si belle défense contre le meilleur chevalier du monde et qui était dans toute la vigueur de l’âge : car Lancelot n’avait guère plus de cinquante ans en ce temps-là, tandis que messire Gauvain en avait près de soixante-dix.

Toute la nuit, le blessé se plaignit ; on craignait qu’il n’allât pas jusqu’au lendemain. Les mires disaient que les plaies qu’il avait sur le corps étaient tellement horribles qu’ils en étaient tout troublés, qu’ils les soigneraient bien toutefois en y mettant ce qui serait bon pour cela, mais qu’ils craignaient de ne pouvoir guérir la blessure profonde qu’il avait à la tête. En sorte qu’à les entendre, les larmes du roi et de tous ceux qui étaient là coulaient à grosses gouttes jusqu’à terre.

Au matin, un valet entra dans le pavillon : c’était le messager de la reine Guenièvre. Après avoir salué le roi et les prud’hommes, il conta tout ce qui était advenu en Bretagne la grande : comment Mordret s’était fait couronner roi subtilement et avait reçu les hommages de tous, et comme il tenait la reine assiégée dans la tour de Logres.

— Ha, Mordret, dit alors le roi, jamais nul père ne traita son fils comme je ferai, car je t’occirai de mes propres mains !

Plusieurs hauts hommes entendirent ces paroles : ainsi connurent-ils que Mordret était le fils du roi Artus. Cependant le roi faisait crier par toute l’armée qu’on se préparât à partir dès le lendemain, et aussitôt l’on commença de détendre et démonter les tentes et pavillons. Puis il fit accommoder une très bonne litière pour monseigneur Gauvain, car il ne voulait l’abandonner en aucune manière, disant que, si son neveu mourait, il souhaitait d’étre auprès de lui, et que, s’il vivait, il en serait d’autant plus heureux et joyeux. Et, dès que le jour devint clair, l’armée se mit en marche.

Elle chevaucha tant qu’elle parvint au bord de la mer. Le roi fit coucher monseigneur Gauvain dans sa propre nef ; puis les barons embarquèrent avec leurs chevaux et leurs hommes, et, comme le vent était bon, fort et portait bien, les mariniers mirent à la voile.

Peu après, messire Gauvain, qui était tout faible, ouvrit les yeux et murmura :

— Dieu ! où suis-je ?

— Sire, nous sommes sur la mer, répondit un chevalier ; nous regagnons le royaume de Logres.

— Béni soit Notre Sire, puisqu’il lui plaît que je meure en Bretagne la bleue !

— Ha, beau doux sire, pensez-vous donc si tôt mourir ?

— Oui ; sachez que je ne vivrai pas deux jours. Et je suis moins dolent de ma mort que d’expirer sans revoir Lancelot : si j’avais pu lui crier merci de l’avoir si follement traité, il m’est avis que mon âme eût été plus aise après mon trépas.

— Beau neveu, dit le roi qui était survenu, votre folie m’a fait grand dommage, car elle vous enlève à moi, vous que j’aimais sur tous les hommes, et en même temps Lancelot. Ha, jamais Mordret n’eût été si hardi que de commettre une telle félonie, si le meilleur chevalier du monde fût resté auprès de moi !

— Quoi ! mon frère Mordret a-t-il donc été déloyal envers vous ?

Le roi conta ce qui était advenu. Dont messire Gauvain fut plus ébahi et plus dolent qu’on ne saurait dire.

— Hélas ! j’ai donc trop vécu ! murmura-t-il. Si je pouvais encore combattre, je serais le plus mortel ennemi de mon frère, mais personne ne me verra plus jamais porter les armes.

À ces mots, il pâma et le roi commença de mener si grand deuil que nul homme n’aurait pu le voir sans avoir pitié de lui. Toutefois messire Gauvain reprit son haleine et, faisant signe au roi de s’approcher, il lui murmura tout bas :

— Bel oncle, je me meurs. Je vous prie en nom Dieu de ne pas vous battre de votre corps contre Mordret, car, si vous êtes tué par la main d’un homme, ce sera la sienne. Saluez de par moi madame la reine et vos prud’hommes, dont aucun ne reverra Lancelot. Que Dieu le garde : avec lui le pilier de la chevalerie s’écroulerait ! Mandez-lui que je le salue et que je le prie de venir visiter ma tombe quand je serai trépassé, car il n’a point tant de dureté au cœur qu’il ne prenne pitié de moi. Sire, je vous requiers de me faire enterrer en l’église Saint-Étienne de Camaaloth, auprès de mes frères et dans le même tombeau que Gaheriet ; et vous ferez écrire sur la lame :


Ci-gisent Gaheriet et Gauvain que Lancelot du Lac occit par leur faute.


Car je veux être blâmé de ma mort comme je l’ai mérité. Ha, Jésus-Christ, Père, ne me juge pas selon mes méfaits !

Il dit, et jamais plus il ne souffla mot par la suite. Ayant reçu le Corpus Domini, il trépassa du siècle, les mains croisées sur la poitrine.

Le roi pâma plusieurs fois sur son corps coup sur coup, puis il commença d’arracher ses cheveux et sa barbe qui étaient blancs comme neige neigée, criant :

— Ha, roi chétif et malheureux ! ha, Artus, tu peux bien dire que te voilà aussi dépouillé d’amis charnels que l’arbre l’est de ses feuilles quand la gelée est venue ! Ha, Fortune, chose contraire et diverse, tu fus jadis ma mère et maintenant te voilà ma marâtre ; toi qui m’avais placé au haut de ta roue, comme en peu d’heures tu la fais tourner et me mets au plus bas ! Ha, Mort cruelle et félone, tu n’aurais pas dû assaillir mon neveu : si je savais que tu eusses quelque champion, je t’appellerais de trahison !

Ce disant, il se frappait la poitrine et s’égratignait le visage de façon que le sang coulait à flots, et tant que les barons, craignant de le voir mourir, l’éloignèrent afin qu’il n’aperçût plus le corps. Cependant, il n’était personne sur les nefs qui ne pleurât et lamentât comme si messire Gauvain eût été son cousin germain, car il était le chevalier le plus aimé de toutes gens ; en vérité, si grande était la plainte dans les nefs, qu’on eût cru que Notre Sire faisait gronder sa foudre sur la mer. Mais le conte laisse à présent ce propos, voulant parler de la reine Guenièvre et de Mordret.