La Mort d’Ivan Ilitch/03

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 31-42).
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III

Ivan Ilitch vécut ainsi durant dix-sept années de mariage. Il était déjà l’un des plus anciens procureurs, et avait refusé plusieurs fois son changement pour attendre un poste plus important, lorsque, tout à coup, survint un incident désagréable qui faillit troubler tout à fait son repos. Il espérait être nommé président du tribunal dans une ville universitaire, lorsque Hoppé, on ne sait comment, lui fut préféré. Ivan Ilitch s’en irrita et fit des reproches à son heureux rival. Il se brouilla avec ses chefs qui lui gardèrent rancune, si bien qu’à la promotion suivante il ne fut pas nommé.

C’était en 1880. Ce fut l’année la plus pénible de la vie d’Ivan Ilitch. Cette année, il s’aperçut, d’une part, que ses appointements ne suffisaient plus à leur vie ; d’autre part, que tout le monde l’oubliait, et que ce qu’il considérait comme une injustice criante semblait aux autres la chose la plus naturelle. Son père même ne se croyait pas obligé de lui venir en aide. Il se sentit abandonné de tous ceux qui semblaient croire qu’une situation de trois mille cinq cents roubles d’appointements était normale et même brillante. Au contraire, en pensant à toutes les injustices dont il était victime, aux scènes éternelles avec sa femme, aux dettes qu’entraînait une vie trop large, il trouvait, lui, que sa situation était loin d’être normale.

Pour faire des économies, l’été il prit un congé, et alla vivre avec sa famille à la campagne, chez le frère de sa femme.

Là, dans l’oisiveté, Ivan Ilitch, pour la première fois, ressentit non seulement de l’ennui, mais une angoisse intolérable ; il décida qu’on ne pouvait continuer à vivre de la sorte et que des mesures énergiques s’imposaient.

Après une nuit d’insomnie, qu’il passa à se promener sur la terrasse, il résolut de se rendre à Pétersbourg, de faire des démarches et, pour punir ceux qui n’avaient pas su l’apprécier, de passer dans un autre ministère.

Le jour suivant, malgré les objections de sa femme et de son beau-frère, il partit pour Pétersbourg.

En partant il avait seulement l’intention d’obtenir une place de cinq mille roubles. Les fonctions qu’il aurait à remplir au ministère lui importaient peu. Il ne voulait qu’une place, une place de cinq mille roubles, soit dans les bureaux, soit dans les banques, soit dans les chemins de fer, soit dans les institutions de l’impératrice Marie, soit dans les douanes, pourvu qu’il touchât les cinq mille roubles et qu’il quittât un ministère où on n’avait pas su l’apprécier.

Le voyage d’Ivan Ilitch fut couronné d’un succès étonnant et inattendu. À Koursk, un de ses amis, F. S. Iline, monta dans le compartiment de première classe qu’il occupait et lui communiqua un télégramme que venait de recevoir le gouverneur de Koursk. On lui annonçait qu’un grand remaniement allait avoir lieu d’ici quelques jours dans le ministère : Ivan Sémionovitch serait nommé à la place de Piotr Ivanovitch.

Outre l’influence que ce changement pouvait avoir pour la Russie, il avait une importance particulière pour Ivan Ilitch. En effet, un nouveau personnage, Piotr Ivanovitch, arrivait au pouvoir, et il protégerait sûrement son ami Zakhar Ivanovitch dont Ivan Ilitch était également l’ami.

La nouvelle lui fut confirmée à Moscou. Arrivé à Pétersbourg, Ivan Ilitch se rendit chez Zakhar Ivanovitch qui lui promit une nomination dans le même ministère.

Une semaine plus tard, il télégraphiait à sa femme : « Zakhar nommé place Mïller, à premier rapport reçois nomination. »

Grâce à ces nouveaux personnages, Ivan Ilitch reçut une nomination qui l’éleva de deux grades au-dessus de ses anciens collègues : cinq mille roubles d’appointements et trois mille cinq cents roubles pour ses frais de déplacement.

Oubliant tout son dépit contre ses anciens ennemis et son ministère, Ivan Ilitch était pleinement heureux.

Il revint à la campagne gai et dispos comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Prascovie Fédorovna se montra également joyeuse, et la paix fut rétablie entre eux. Ivan Ilitch racontait comment on l’avait fêté à Pétersbourg, comment ses ennemis étaient confus et recherchaient maintenant ses bonnes grâces, leur jalousie et surtout à quel point il était maintenant aimé de tout le monde à Pétersbourg. Prascovie Fédorovna l’écoutait, feignait de tout croire, ne le contredisait en rien et se contentait de former des projets pour leur installation dans la ville qu’ils allaient désormais habiter.

Ivan Ilitch vit avec joie que les projets de sa femme étaient conformes aux siens, que l’harmonie revenait dans sa famille, et qu’il pourrait recommencer à mener une vie agréable et décente.

Il n’était revenu à la campagne que pour peu de temps. Il devait prendre possession de son nouveau poste le 10 septembre, et, en outre, il lui fallait le temps de déménager, de faire des achats et des commandes afin de s’installer comme il en avait conçu le projet et comme c’était presque décidé aussi dans l’esprit de Prascovie Fédorovna.

Maintenant que tout était si bien arrangé, qu’il s’entendait si bien avec sa femme, maintenant surtout qu’ils se voyaient rarement, leurs rapports devinrent d’une cordialité qu’ils n’avaient pas connue depuis leur mariage. Ivan Ilitch avait eu d’abord l’intention d’emmener tout de suite sa famille avec lui, mais sa belle-sœur et son beau-frère insistèrent tellement et devinrent subitement si aimables pour Ivan Ilitch et sa famille qu’il partit seul.

Il partit donc et la bonne humeur qui lui venait de son succès et de l’accord avec sa femme, ne le quitta plus. Il trouva un appartement charmant, juste comme ils l’avaient rêvé tous deux, avec des pièces vastes et hautes, dans le style ancien, un cabinet de travail commode et imposant, des chambres pour sa femme et sa fille, une salle d’étude pour son fils. Tout y était distribué comme exprès pour eux. Ivan Ilitch s’occupa lui-même de l’installation ; il choisit les papiers, acheta les meubles, surtout des meubles anciens, d’aspect cossu, et peu à peu l’ensemble s’approcha de l’idéal qu’il avait imaginé. Quand il fut à moitié installé, le résultat obtenu dépassa tout ce qu’il avait espéré. Tout de suite il se rendit compte de l’aspect distingué, élégant, comme il faut, qu’aurait l’appartement quand tout serait terminé. En s’endormant il songeait à son salon. Quand il regardait le salon de réception encore à moitié installé, il voyait déjà en place la cheminée, l’écran, la petite étagère et les petites chaises disposées çà et là, les faïences appendues aux murs, et les bronzes en place. Il se réjouissait en pensant à la surprise de Prascovie et de Lise, qui, elles aussi, aimaient ces choses. Certains meubles, surtout, qu’il avait eu la chance d’acquérir à bon compte, donnaient à l’appartement un cachet particulier de noblesse. Dans ses lettres, il veillait à rester au-dessous de la réalité, afin que la surprise fût plus grande. Ces soins l’absorbaient toujours tellement que même ses nouvelles fonctions, qu’il aimait pourtant, l’intéressaient moins qu’il ne se l’était figuré. Pendant les audiences, il était souvent distrait et se demandait quel ornement, droit ou cintré, il mettrait à ses rideaux. Il en était si préoccupé que souvent il déplaçait lui-même les meubles ou posait les tentures. Un jour, en montant sur une échelle pour expliquer au tapissier, qui ne comprenait pas, comment il voulait draper les rideaux, il fit un faux pas et tomba ; mais comme il était adroit et vigoureux, il se retint et se cogna seulement le côté à l’espagnolette. Il en souffrit pendant quelques jours, puis la douleur disparut. D’ailleurs il se sentait, tout ce temps, particulièrement gai et bien portant. Il écrivait aux siens : « Je me sens rajeuni de quinze ans ». Il comptait terminer l’installation en septembre mais les choses traînèrent jusqu’à la mi-octobre. En revanche tout était parfait, et ce n’était pas seulement son avis, mais celui de tout le monde.

En réalité, l’appartement était comme ceux de toutes les personnes qui, sans être riches, veulent ressembler aux riches, ce qui fait qu’ils ne se ressemblent qu’entre eux : des tentures, de l’ébène, des fleurs, des tapis, des bronzes, d’une tonalité tantôt sombre tantôt brillante, tout ce que des gens d’une certaine classe emploient pour ressembler à des gens d’une certaine classe. Chez lui, cette ressemblance était si parfaitement atteinte que rien ne méritait une attention particulière quoique tout lui parût original. Lorsqu’il fit entrer sa famille dans l’antichambre illuminée, et pleine de fleurs, et qu’un laquais en cravate blanche les introduisit dans le salon et le cabinet, tout rayonnant de plaisir il savourait leurs éloges. Le soir même, pendant le thé, Prascovie Fédorovna lui demanda, au cours de la conversation, comment il était tombé. Il se mit à rire et mima la scène de la chute et l’effroi du tapissier.

— Je ne suis pas en vain un bon gymnaste. Un autre se serait tué sur le coup. Je me suis simplement heurté, ici… Quand je touche ça me fait mal, mais ça passera, ce n’est qu’un bleu.

Et l’on vécut dans le nouvel appartement. Comme toujours, au bout d’un certain temps, on s’aperçut qu’il manquait une pièce, et que les nouveaux appointements étaient insuffisants : cinq cents roubles de plus, et tout eût été parfait.

Au début surtout, tant qu’il resta quelques petits arrangements à faire, tout alla bien : il fallait acheter une chose, déplacer ou ajouter un meuble. Malgré quelques légers dissentiments entre les époux, ils étaient si contents, ils avaient tant à faire, que tout s’arrangeait sans grandes querelles. Lorsque tout fut complètement terminé, ils commencèrent à s’ennuyer un peu ; quelque chose leur manquait. Alors les nouvelles relations, les nouvelles habitudes, vinrent remplir leur existence. Ivan Ilitch rentrait dîner après sa matinée passée au tribunal, et les premiers temps, il était toujours d’excellente humeur, quoiqu’il fût souvent contrarié au sujet de l’appartement. Il suffisait d’une tache sur un tapis ou sur les tentures, d’un cordon de rideau cassé, pour l’irriter. Tout cela lui avait coûté tant de peine, que la moindre chose l’agaçait. Mais, en général, sa vie s’annonçait agréable, facile et convenable, précisément comme il le souhaitait. Il se levait à neuf heures, prenait son café, lisait son journal, et après avoir endossé son uniforme, il se rendait au tribunal. Habitué à ce joug, il s’y pliait sans effort, et tout marchait comme sur des roulettes : les solliciteurs, les requêtes, les renseignements à fournir, le travail de la chancellerie, les séances publiques, et les conférences administratives. Il fallait savoir écarter les préoccupations de la vie vraie, qui troublent toujours la régularité du service ; il fallait avoir, avec le public, uniquement des rapports de service ; les motifs de ces rapports et ces rapports eux-mêmes devaient se rattacher exclusivement au service.

Un monsieur vient, par exemple, demander un renseignement. Si ce renseignement ne concerne que l’homme privé, Ivan Ilitch ne se croit pas tenu de le donner ; mais s’agit-il de quelque chose qui doit être écrit sur papier à en-tête, Ivan Ilitch fera tout ce qu’il pourra, avec toute la courtoisie et l’amabilité possibles. Ceci fait il passe à toute autre chose. Ivan Ilitch possédait au plus haut degré le talent d’établir une ligne de démarcation entre le service et sa vie privée. Cependant, il prenait plaisir à les confondre, ce que lui permettaient sa longue pratique et son habileté consommée. Il déployait à ce jeu, tout en restant correct, non seulement de l’aisance mais une véritable virtuosité. Dans ses moments de loisirs, il fumait, prenait le thé, parlait politique, affaires publiques, cartes, et surtout promotions. Un peu las, fier comme un premier violon qui vient d’exécuter en virtuose sa partie d’orchestre, il rentrait chez lui. La mère et la fille recevaient du monde ou étaient en visites ; le fils était au collège ou préparait à la maison ses devoirs avec des répétiteurs : il travaillait très bien.

Tout allait à souhait. Après dîner, s’il n’y avait pas de monde, Ivan Ilitch lisait le livre dont on parlait, et le soir il se mettait à ses affaires, c’est-à-dire qu’il dépouillait les dossiers, compulsait le code, comparait les dépositions, cherchait la loi à appliquer. Il ne trouvait à ce travail ni ennui ni plaisir. Il eût certes préféré jouer aux cartes, mais à défaut de cartes mieux valait s’occuper de la sorte que de rester oisif, ou en tête-à-tête avec sa femme. Un des plaisirs d’Ivan Ilitch, c’était les petits dîners qu’il offrait à quelques personnages importants. Ces réunions rappelaient les distractions de tous les gens de son milieu, comme son salon rappelait les leurs. Une fois même il donna une vraie soirée. On dansa. Ivan Ilitch était ravi, et la joie eût été parfaite sans une brouille qui survint à propos des gâteaux et des bonbons. Prascovie Fédorovna avait son idée, mais Ivan Ilitch insista pour prendre tout chez un confiseur très cher. Il commanda beaucoup de gâteaux qui restèrent, et la note se montait à 45 roubles. La dispute fut vive et désagréable. Prascovie Fédorovna traita son mari d’imbécile. Lui se prit la tête à deux mains et, sous le coup de l’irritation, il prononça le mot de divorce.

La soirée, néanmoins, fut des plus réussies. La meilleure société s’y pressait, et Ivan Ilitch dansa avec la princesse Troufonov, sœur de la fondatrice bien connue de la Société : « Emporte mon chagrin ».

L’exercice de sa charge lui procurait des satisfactions d’amour-propre ; la fréquentation de la bonne société lui donnait celles de la vanité, mais ses vraies joies, il les devait aux cartes. Il avouait que quelque ennui qu’il pût avoir, il goûtait une joie suprême, à s’attabler avec de bons joueurs et des partenaires sérieux devant un whist à quatre, exactement à quatre (à cinq c’est beaucoup moins amusant, quoiqu’on le dise, par politesse), à jouer un jeu serré et intelligent (quand on est en veine), à souper ensuite et boire un verre de vin. Après le whist, surtout quand il s’en tirait avec un petit gain (trop gagner est désagréable), Ivan Ilitch se mettait au lit dans une disposition d’humeur particulièrement heureuse.

C’est ainsi qu’ils vivaient. Leur société était des mieux choisies : des personnages importants et des jeunes gens venaient chez eux.

Le père, la mère, la fille étaient tout à fait d’accord sur le choix de leurs relations, et tous trois, sans se donner le mot, s’entendaient pour éloigner d’eux tous les parents et les amis pauvres qui, pleins d’empressement et de tendresse, venaient les voir dans leur salon orné de poteries japonaises. Bientôt ces petites gens cessèrent de venir ; les Golovine ne reçurent plus qu’une société choisie. Les jeunes gens faisaient la cour à Lise. L’un d’eux, Petristchev, juge d’instruction, fils de Dmitri Ivanovitch Petristchev, et l’unique héritier de sa fortune, se mit à la courtiser si sérieusement qu’Ivan Ilitch demanda à sa femme s’il ne conviendrait pas d’organiser des promenades en troïka ou un spectacle de société ?

Ainsi vivaient-ils. Tout marchait régulièrement et tout allait fort bien.