La Mort d’Ivan Ilitch/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 43-55).
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IV

Tout le monde se portait bien. On ne pouvait attacher d’importance à ce goût bizarre, dans la bouche, dont se plaignait parfois Ivan Ilitch et à cette sensation de gêne qu’il éprouvait dans le côté gauche du ventre.

Mais peu à peu cette sensation de gêne, sans devenir une douleur, prit le caractère d’une lourdeur constante dans le côté, et l’humeur d’Ivan Ilitch s’en ressentit. Sa mauvaise humeur, qui ne fit que croître, ne tarda pas à gâter la vie agréable, facile, insouciante, qu’était devenue celle de la famille Golovine. Les querelles devinrent de plus en plus fréquentes. C’est à peine si l’on parvint à sauver les apparences. Les scènes se multipliaient. De nouveau il ne resta plus que les petits îlots, et encore peu nombreux, où le mari et la femme pouvaient passer quelques moments tranquilles.

Prascovie Fédorovna disait, non sans raison maintenant, que son mari avait un caractère pénible. Avec sa manie de tout exagérer, elle prétendait qu’il avait toujours eu ce caractère, et qu’il avait fallu sa bonté d’âme à elle pour le supporter vingt ans. Il est vrai que, maintenant, dans leurs querelles, c’était toujours lui qui commençait. Régulièrement, il se mettait à grogner au moment de se mettre à table, ou bien, au commencement du dîner, pendant le potage. Tantôt c’était pour une assiette ébréchée, tantôt pour un plat qui ne lui plaisait pas, tantôt parce que son fils avait mis ses coudes sur la table, ou à cause de la coiffure de sa fille. Et toujours c’était la faute de Prascovie Fédorovna. Les premiers temps, elle lui tint tête et lui répondit avec violence, mais à deux reprises, au commencement des repas, il s’emporta si furieusement qu’elle comprit que c’était dû à un état maladif, alors elle décida de ne plus lui répondre et se contenta de presser le dîner. Elle s’en fit un immense mérite. Comme elle avait décidé que son mari avait un caractère affreux et qu’il l’avait rendue extrêmement malheureuse, elle s’apitoya sur elle-même. Et plus elle se trouvait à plaindre, plus elle détestait son mari. Elle eut bien souhaité sa mort, mais alors les appointements auraient manqué, Et cela l’irritait davantage contre lui. Elle se jugeait très malheureuse, d’autant plus que la mort même ne pouvait la délivrer, et elle s’irritait sans en rien laisser voir. Mais cette irritation muette augmentait la colère de son mari. Après une scène où Ivan Ilitch s’était montré particulièrement injuste, ce qu’il reconnut lui-même, mais en mettant son irritabilité excessive sur le compte de la maladie, elle déclara que puisqu’il était malade, il devait se soigner, et elle exigea de lui qu’il allât consulter un médecin célèbre. C’est ce qu’il fit. Tout se passa comme il s’y attendait, et comme cela se passe toujours. Attente prolongée, mine importante du docteur, cette même mine que lui, magistrat, savait si bien prendre, auscultation, questions habituelles, réponses prévues et complètement inutiles, et cet air d’importance qui semble dire : Vous autres, clients, vous n’avez qu’à vous fier à nous ; nous allons arranger tout cela ; chez nous tout est connu d’avance, c’est toujours la même chose avec tous, quel que soit le tempérament.

C’était tout à fait comme au tribunal. Les airs qu’il prenait, lui, vis-à-vis des accusés, le célèbre médecin les prenait vis-à-vis de lui.

Le médecin lui dit :

— Telle et telle chose me font supposer cela et cela, mais si un examen plus approfondi ne justifiait pas ce diagnostic, il faudrait admettre que vous avez cela et cela. Et si l’on supposait cela et cela, alors… Et ainsi de suite.

Pour Ivan Ilitch une seule chose était importante : son cas était-il grave ou non ? Mais le médecin négligea cette question. À son avis, comme médecin, c’était là une préoccupation oiseuse qui ne méritait aucune attention ; il s’agissait seulement de décider à laquelle des hypothèses s’arrêter : rein flottant, catarrhe chronique, lésion du gros intestin.

La question de la vie d’Ivan Ilitch n’existait point ; il fallait décider seulement entre le rein flottant et le gros intestin. Dans cette discussion, engagée en présence d’Ivan Ilitch, la question fut tranchée de la façon la plus brillante par le docteur qui se prononça pour l’intestin, toutefois sous cette réserve que l’analyse de l’urine pouvait infirmer ce diagnostic, et qu’alors, dans ce cas, il faudrait un nouvel examen. Tout cela était exactement ce qu’Ivan Ilitch avait fait lui-même des milliers de fois avec les accusés, et d’une manière aussi brillante. Non moins habilement le médecin débita son résumé, en jetant même, par-dessus ses lunettes, un regard de joyeux triomphe sur le prévenu. Du résumé du docteur, Ivan Ilitch conclut que cela allait mal, qu’il importait peu au docteur, et peut-être à tout le monde qu’il en fût ainsi, mais que pour lui ça allait mal.

Cette conclusion frappa douloureusement Ivan Ilitch et éveilla en lui un sentiment infini de pitié pour lui-même et une haine profonde contre ces médecins si indifférents à une chose si importante.

Mais il se leva en silence, mit l’argent sur la table et dit en soupirant :

— Nous autres, malades, probablement nous vous posons souvent des questions déplacées ; mais, en général, mon état est-il dangereux ou non ?

Le médecin lui lança un regard sévère par dessus ses lunettes. Ce regard semblait dire : Accusé, si vous sortez de la question, je serai obligé de vous faire emmener hors de la salle d’audience.

— Je vous ai déjà dit ce que je jugeais nécessaire et convenable de vous dire,… répondit le médecin. Un nouvel examen complétera le diagnostic. Et il le salua.

Ivan Ilitch sortit à pas lents, remonta tristement dans son traîneau et rentra chez lui. Pendant le trajet, il repassa dans sa tête les paroles du docteur, tâchant de débrouiller tout ce fatras pédantesque et de le traduire en un langage simple pour y trouver la réponse à cette question : Suis-je atteint gravement, très gravement, ou n’est-ce encore rien ?

De tout ce qui s’était passé, il conclut que le danger était grave. Et tout, dans la rue, lui parut triste : les cochers étaient tristes, tristes également les passants, les maisons, les magasins. La douleur sourde qu’il ressentait ne lui laissait pas une minute de répit et donnait une signification plus grave aux phrases ambiguës du médecin.

Ivan Ilitch, avec une sensation pénible et nouvelle, se mit à observer son mal. Arrivé chez lui, il raconta tout à sa femme. Elle l’écouta patiemment, mais au milieu de son récit, sa fille entra, le chapeau sur la tête, prête à sortir. Elle s’assit à contrecœur pour entendre le récit de son père, mais ni la mère ni la fille ne purent écouter jusqu’au bout.

— Eh bien ! je suis très contente, dit la femme. J’espère maintenant que tu vas te soigner et suivre ponctuellement les prescriptions du médecin. Donne-moi l’ordonnance ; j’enverrai Guérassim à la pharmacie. Et elle alla faire sa toilette.

Ivan Ilitch s’était essoufflé à parler pendant tout le temps que sa femme était restée là.

Aussitôt qu’elle fut sortie, il poussa un profond soupir en se disant :

— Elle a peut-être raison. Ce ne sera peut-être rien…

Il prit régulièrement les médicaments, et suivit les prescriptions nouvelles données après l’analyse de l’urine. Mais, à la suite de cette analyse et des modifications qu’elle entraîna dans le traitement il y eut confusion.

On ne pouvait pas voir le médecin, dont les instructions avaient été mal comprises ; peut-être aussi, soit oubli, soit négligence, n’avait-il pas indiqué clairement ce qu’il fallait faire ; peut-être avait-il caché quelque chose.

En tout cas, Ivan Ilitch suivit ponctuellement son traitement, et il y trouva une grande consolation. Son principal souci, depuis qu’il avait consulté le médecin, était de suivre scrupuleusement ses prescriptions tant hygiéniques que curatives, et d’observer attentivement sa maladie et toutes les fonctions de son organisme. Les questions de santé et de maladie devinrent les seules qui l’intéressassent. Lorsqu’on parlait devant lui de personnes malades, mortes, convalescentes, surtout lorsqu’on citait des cas qui ressemblaient au sien, il écoutait tranquillement en apparence, en s’efforçant de cacher son émotion, et comparait tout ce qu’on lui disait avec son mal à lui.

Ce mal ne diminuait pas, mais Ivan Ilitch s’appliquait à s’imaginer qu’il allait mieux. Lorsque rien ne le troublait, il pouvait se faire illusion. Mais à la moindre dispute avec sa femme, au moindre ennui dans son service, à une mauvaise partie de cartes, le mal se faisait sentir. Auparavant, chaque fois que survenait une de ces petites misères, il s’en consolait en se disant que les choses s’arrangeraient, que les obstacles finiraient par céder, qu’il réussirait à la première occasion, mais maintenant le moindre accroc le décourageait et le désespérait. Il se disait : « Voila, je commençais à aller mieux, les remèdes commençaient à agir, lorsque ce maudit malheur, ou ce désagrément… » Et il s’emportait contre les choses ou les gens qui le tracassaient ainsi, et il sentait que cette colère le tuait, mais il ne pouvait se maîtriser. Il aurait dû voir clairement que cette irritation contre les choses et les gens ne faisait qu’accroître son mal, que le mieux était de ne pas faire attention à ces ennuis, mais il faisait juste le contraire. Il se disait qu’il avait besoin de calme, mais il cherchait toutes les occasions d’irritation, et dès qu’il en avait trouvé une, il s’enflammait. Ce qui aggravait encore son état, c’était la lecture des livres de médecine, et ses visites chez les médecins. Son mal suivait un cours si régulier qu’il lui était facile de se faire illusion en comparant un jour avec le précédent, tant la différence était petite. Mais lorsqu’il consultait les médecins, il lui semblait que tout allait plus mal et que les progrès de la maladie étaient très rapides. Malgré cela, il continuait à les consulter.

Dans le courant du même mois, il alla voir une autre célébrité médicale, Cette seconde célébrité s’exprima presque de la même façon que la première, mais en posant ses questions autrement. Cette nouvelle consultation ne fit qu’augmenter les doutes et la crainte d’Ivan Ilitch. Un ami d’un de ses amis, un très bon médecin, diagnostiqua une tout autre maladie, et, tout en promettant la guérison, il embrouilla tellement Ivan Ilitch par ses questions et ses hypothèses, que celui-ci n’en fut que plus anxieux. Un homœopathe trouva encore un nouveau nom à sa maladie et lui ordonna quelque chose qu’il avala consciencieusement, pendant une semaine, à l’insu de tous. Mais au bout de huit jours, ne se trouvant pas mieux, il perdit toute confiance dans ce traitement ainsi que dans les précédents, et il devint encore plus triste.

Un jour, une dame de leurs amies lui raconta une guérison miraculeuse obtenue par les icones. Ivan Ilitch se surprit à l’écouter avec attention et à analyser la possibilité d’un tel fait. Il en fut effrayé :

« Est-il possible que j’aie tellement baissé, pensa-t-il. Ce n’est rien, bêtise que tout cela. Il ne faut pas être aussi pessimiste. Je vais m’en tenir à un seul médecin et suivre rigoureusement son traitement. C’est chose décidée. Je n’y penserai plus, et jusqu’à l’été je suivrai le même traitement. Après nous verrons. Mais maintenant plus d’indécision. »

C’était facile à dire mais difficile à faire. Sa douleur au côté était de plus en plus vive et persistante ; le goût désagréable qu’il sentait dans sa bouche s’accentuait davantage, son haleine devenait fétide et son appétit diminuait en même temps que ses forces. On ne pouvait s’y tromper. Il se passait en lui quelque chose d’inattendu et de mystérieux, quelque chose qu’il n’avait jamais éprouvé jusqu’à présent. Lui seul en avait conscience, et tous ceux qui l’entouraient ne le comprenaient pas ou ne voulaient pas le comprendre, et continuaient à penser que tout allait bien. C’était là ce qui le faisait le plus souffrir. Les siens, surtout sa femme et sa fille, qui étaient en pleine saison mondaine, ne remarquaient rien, et se montraient contrariées de sa mauvaise humeur et de ses exigences comme s’il y avait eu là quelque malignité de sa part. Malgré leurs efforts pour dissimuler, il voyait bien qu’il leur était à charge, que sa femme avait son opinion toute faite sur sa maladie et qu’elle n’en démordrait pas, quoi qu’il pût faire ou dire. Cette opinion, voici comment elle s’exprimait :

— Vous savez, disait-elle à ses amis, Ivan Ilitch ne peut pas, comme le ferait tout homme raisonnable, suivre aucun traitement avec ponctualité. Aujourd’hui, il prend ses remèdes, mange ce qu’on lui a prescrit, se couche de bonne heure, mais demain, si je n’y veille pas, il oubliera ses gouttes, mangera de l’esturgeon (qui lui est défendu) et s’attardera à la table de jeu.

— Mais voyons, quand cela m’est-il arrivé ? répliquait avec humeur Ivan Ilitch. Une fois seulement chez Piotr Ivanovitch.

— Et hier, avec Schebek.

— Ma douleur m’empêchait de dormir.

— Oh ! il y a toujours une excuse… Seulement tu ne guériras jamais et tu ne feras que nous tourmenter.

Prascovie Fédorovna était convaincue, et elle le disait à tout venant et à Ivan Ilitch lui-même, que cette maladie n’était qu’un nouveau moyen choisi par son mari pour lui gâter l’existence. Ivan Ilitch sentait la sincérité de cette conviction, et il ne s’en portait pas mieux.

Au tribunal il lui semblait aussi que la façon d’être à son égard avait changé ; tantôt on le considérait comme un homme dont la place sera bientôt vacante, tantôt on le raillait de son hypocondrie, comme si cette chose épouvantable, inattendue, qui lui rongeait les entrailles et l’entraînait irrésistiblement, n’était qu’un agréable sujet de raillerie. C’était surtout Schwartz avec sa gaieté, son exubérance, ses manières d’homme comme il faut, qui lui rappelaient ce qu’il était lui-même dix années auparavant, qui l’irritait particulièrement.

Des amis se réunissent pour une partie de cartes. On s’assoit, on donne les cartes. Les carreaux sont dans la même main, il y en a sept. Son partenaire annonce sans atout et soutient deux carreaux. Que faut-il de plus pour se sentir d’humeur joyeuse ?… Schelem !… Mais soudain, Ivan Ilitch est repris par sa douleur, par ce goût dans la bouche, et il lui paraît bien puéril de se réjouir de ce schelem. Il regarde Mikhaïl Mikhailovitch son partenaire, il le voit qui frappe la table de sa main d’homme sanguin et lui abandonne d’un air d’amabilité et de condescendance le plaisir de prendre les levées ; il pousse même les cartes vers Ivan Ilitch, afin qu’il ait le plaisir de les prendre sans se fatiguer.

« Me croit-il trop faible pour étendre la main ? » se demande Ivan Ilitch. Et il couvre les atouts, en garde un de trop, et ils manquent le schelem de trois levées. Le plus terrible, c’est qu’il s’aperçoit du mécontentement de Mikhaïl Mikhailovitch, tandis que lui demeure indifférent.

N’est-ce point mauvais signe que cette indifférence ?

Tous remarquent qu’il souffre et lui disent :

— Nous pouvons interrompre la partie, si vous êtes fatigué. Reposez-vous donc.

Se reposer ! Mais il n’est point fatigué ; il finira le rob. Tout le monde est morne et silencieux.

Ivan Ilitch comprend très bien que c’est lui qui est cause de cette gêne, et qu’il ne peut pas la dissiper. On soupe. On se sépare. Ivan Ilitch, resté seul, se persuade de plus en plus que sa vie est empoisonnée, qu’il l’empoisonne lui-même et empoisonne celle des autres, et que ce poison, loin de s’affaiblir, gagne de plus en plus tout son être.

Avec cette pensée, sa douleur physique, sa frayeur, il fallait se coucher, pour passer la plupart du temps une nuit blanche, à cause de son mal. Le lendemain matin, il fallait se lever de nouveau, s’habiller, aller au tribunal, parler, écrire, ou bien rester à la maison à compter une par une vingt-quatre heures, dont chacune était pour lui un long tourment. Il fallait vivre ainsi, au bord d’un abîme, seul, sans avoir près de soi un être capable de vous comprendre, de vous soulager.