La Mort d’Ivan Ilitch/06

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 63-67).
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VI

Ivan Ilitch se voyait mourir et était désespéré. Au fond de son âme, il savait qu’il allait mourir, et, non seulement il ne pouvait se faire à cette idée, mais il ne comprenait pas et ne pouvait comprendre.

Il avait appris dans le traité de Logique de Kizeveter cet exemple de syllogisme : « Caïus est un homme ; tous les hommes sont mortels ; donc Caïus est mortel. » Ce raisonnement lui paraissait tout à fait juste quand il s’agissait de Caïus mais non quand il s’agissait de lui-même. Il était question de Caïus, ou de l’homme en général, et alors c’était naturel, mais lui, il n’était ni Caïus, ni l’homme en général, il était un être à part : il était Vania, avec maman et papa, avec Mitia et Volodia, avec ses jouets, le cocher, la bonne, puis avec Katenka, avec toutes les joies, tous les chagrins et tous les enthousiasmes de son enfance, de son adolescence et de sa jeunesse. Est-ce que Caïus avait jamais senti l’odeur de la balle en cuir que Vania aimait tant ? Caïus avait-il jamais baisé la main de sa maman ? Avait-il eu du plaisir à entendre le frou-frou de sa robe de soie ? Était-ce lui qui avait fait du tapage pour des petits gâteaux, à l’école ? Était-ce Caïus qui avait été amoureux ? Était-ce lui qui dirigeait si magistralement les débats du tribunal ?

Caïus est mortel, c’est certain, et il est naturel qu’il meure ; mais moi, Vania, Ivan Ilitch, avec tous mes sentiments, toute mon intelligence, moi, c’est autre chose. Il n’est pas du tout naturel que je doive mourir. Ce serait trop affreux.

Il se disait : « Si je devais mourir comme Caïus, je l’aurais su ; une voix intérieure m’en aurait informé ; mais je n’ai jamais rien éprouvé de semblable, et moi, et mes amis, nous comprenions très bien qu’entre nous et Caïus il y avait une grande différence. Et maintenant voilà ce qui arrive ! Non, c’est impossible, impossible, et cela est, cependant. Mais comment, comment comprendre cela ? »

Et en effet, il ne pouvait pas comprendre et s’efforçait d’écarter cette pensée connue, fausse, injuste, maladive, pour la remplacer par d’autres plus saines et plus raisonnables. Mais cette pensée revenait de nouveau et se dressait devant lui, non comme une pensée, mais comme la réalité.

Il appelait à son secours d’autres raisonnements, dans l’espoir d’y trouver un appui. Il s’efforçait de se raccrocher à ses pensées primitives qui lui cachaient l’image de la mort. Mais, chose étrange, tout ce qui dissimulait autrefois l’idée de la mort, l’éloignait, la dissipait, n’avait plus aujourd’hui le même pouvoir. Les derniers temps, Ivan Ilitch s’épuisait à reconstituer la série de ses anciennes sensations qui lui cachaient la mort. Parfois il se disait : « Je vais m’adonner tout entier à mon service. Autrefois il était toute ma vie ». Et, chassant de lui tous ses doutes, il allait au tribunal, causait avec ses collègues, s’asseyait comme jadis, en jetant sur la foule un regard pensif et distrait, ses deux mains amaigries appuyées sur les bras de son fauteuil de chêne ; puis, se penchant comme d’habitude vers l’assesseur, il feuilletait le dossier, parlait à voix basse, et tout à coup il prononçait les paroles habituelles et ouvrait la séance.

Mais soudain, sa douleur au côté le reprenait sans nul souci de l’affaire et commençait son œuvre à elle. Ivan Ilitch, anxieux, essayait d’en écarter la pensée, mais elle ne cédait pas, et surgissait devant lui et le regardait. Il se raidissait, ses yeux s’éteignaient, et il recommençait à se demander : « N’y a-t-il qu’elle de vraie ? » Ses collègues et ses subordonnés considéraient avec un douloureux étonnement ce magistrat si fin, si brillant, qui s’embrouillait et commettait des erreurs. Il se secouait, cherchait à ressaisir le fil de ses idées, et parvenait à grand’peine à mener l’audience jusqu’au bout. Il rentrait chez lui avec la triste conviction que ses fonctions, que son service ne pouvaient le délivrer d’elle. Ce qui était terrible, c’est qu’elle l’attirait non pour l’occuper, mais seulement pour qu’il la regardât bien en face, sans rien pouvoir faire et en souffrant atrocement.

Pour échapper à cet état, Ivan Ilitch cherchait une consolation, d’autres écrans ; et ces écrans venaient pour un temps à son secours et paraissaient le sauver. Mais aussitôt, sans s’effacer complètement, ils la laissaient transparaître, comme si elle traversait tout et que rien ne pût la cacher.

Les derniers temps il lui arrivait d’entrer dans le salon qu’il avait meublé, dans ce salon où il avait fait cette chute, et pour lequel, comme il se le disait avec amertume, il avait sacrifié sa vie, car il savait que de cette chute datait sa maladie. Il entrait et remarquait une rayure, comme une entaille, sur la table vernie ; il en cherchait la cause ; c’était l’un des coins en bronze de l’album qui était sorti et faisait saillie. Il prenait l’album, ce précieux album composé par lui avec tant d’amour, et se mettait en colère contre sa fille et ses amies, qui, par négligence, abîmaient les coins ou retournaient les photographies, et il remettait tout en ordre et replaçait le coin de bronze.

Tout à coup l’idée lui venait de transporter tout cet établissement avec les albums, dans un coin du salon, tout près des fleurs. Il sonnait le domestique ; ou bien sa femme et sa fille venaient à son secours. Elles n’étaient pas de son avis et le contredisaient ; lui, discutait, mais tout allait bien tant qu’il ne songeait pas à elle, tant qu’elle n’apparaissait pas.

Pendant qu’il déplaçait les meubles, sa femme lui disait.

— Laisse faire les domestiques, toi tu te feras encore mal. Et soudain elle apparaissait à travers l’écran, et il la voyait. Elle apparaissait. Au premier moment, il espérait qu’elle allait disparaître ; mais, malgré lui, il pensait à son mal : toujours la même chose, la même douleur lancinante, et il ne pouvait plus l’oublier. Il la distinguait nettement derrière les fleurs. À quoi bon tout cela ? « Oui, j’ai perdu ma vie pour ce rideau, comme dans une bataille. Est-ce possible ? Que c’est terrible et stupide ! Non, cela n’est pas possible !… C’est impossible et cependant cela est ! »

Il revenait dans son cabinet, se couchait et restait seul avec elle, face à face avec elle. Mais il n’avait rien à faire avec elle, que de la regarder et frémir d’épouvante.