La Mort d’Ivan Ilitch/07

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 68-75).
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VII

Comment cela arriva-t-il, on ne saurait le dire, car cela se produisit insensiblement, peu à peu, et sans qu’on le remarquât, mais il advint que le troisième mois de la maladie d’Ivan Ilitch, sa femme, sa fille, son fils, ses domestiques, ses amis, son médecin et surtout lui-même savaient que tout l’intérêt qu’il éveillait se ramenait à cette seule question : quand enfin ferait-il de la place, quand débarrasserait-il les vivants de sa personne gênante, et serait-il lui-même délivré de ses souffrances ?

Il dormait de moins en moins. On lui donnait de l’opium et des injections de morphine, mais rien ne le soulageait. L’état de langueur dans lequel il tombait pendant ses périodes de demi-assoupissement, les premiers temps, était pour lui un soulagement ; mais bientôt le mal devint plus aigu.

Conformément aux prescriptions du médecin on lui préparait des aliments spéciaux, qu’il trouvait de plus en plus mauvais, et de plus en plus écœurants.

Pour ses selles, on avait pris également des dispositions spéciales et chaque fois, c’était pour lui une nouvelle torture, tant à cause de la saleté, de l’inconvenance, de l’odeur, qu’à cause de la nécessité de se faire aider par quelqu’un.

Mais justement de ces ennuis si pénibles, survint pour Ivan Ilitch une consolation.

C’était Guérassim, l’aide sommelier, qui était chargé de nettoyer son vase.

Guérassim était un paysan propre, sain, bien nourri par ses maîtres. Il était toujours gai et content. D’abord la vue de cet homme, toujours propre dans son costume russe, faisant une besogne aussi répugnante, gêna Ivan Ilitch.

Un jour, s’étant relevé de son vase, il n’eut pas la force de tirer son pantalon et tomba sur un fauteuil. La vue de ses cuisses nues, amaigries, l’épouvanta. À ce moment, Guérassim, chaussé de bottes épaisses, entra de son pas léger, assuré, apportant avec lui une odeur agréable de goudron et d’air frais. Il avait un tablier propre, une chemise d’indienne dont les manches retroussées découvraient ses bras jeunes, robustes et nus, et, sans regarder Ivan Ilitch, pour lui cacher la joie de vivre qui éclairait son visage et aurait pu attrister le malade, il s’approcha du vase.

— Guérassim ! lui dit faiblement Ivan Ilitch.

Guérassim tressaillit, craignant sans doute d’avoir commis quelque faute, et, d’un mouvement rapide, il tourna vers le malade son bon visage, frais, naïf, jeune, presque encore imberbe.

— Que désire monsieur ?

— Je pense que cela t’est désagréable. Excuse-moi. Je ne puis faire autrement.

— Oh ! monsieur ! fit Guérassim dont les yeux brillèrent tandis qu’un sourire découvrait ses fortes dents blanches. Pourquoi ne prendrais-je pas cette peine ? Vous êtes malade.

De ses mains adroites et vigoureuses, il s’acquitta de sa besogne habituelle, puis sortit d’un pas léger. Cinq minutes plus tard il revenait du même pas.

Ivan Ilitch était toujours assis sur son fauteuil.

— Guérassim, lui dit-il, lorsque l’autre eut remis à sa place le vase lavé et bien propre, aide-moi, je t’en prie, viens ici.

Guérassim s’approcha de lui.

— Soulève-moi. Je ne peux pas tout seul et j’ai renvoyé Dmitri.

Guérassim s’approcha ; de ses mains robustes, dont l’étreinte était aussi légère que son pas, il le releva doucement, retint d’une main son pantalon et voulut le rasseoir. Mais Ivan Ilitch lui demanda de le conduire jusqu’au divan. Guérassim, sans effort, sans avoir l’air d’y toucher, le porta jusqu’au divan où il le fit asseoir.

— Merci. Comme tu fais cela adroitement… d’ailleurs comme tout ce que tu fais.

Guérassim sourit de nouveau et voulut s’en aller. Mais Ivan Ilitch se sentait si bien avec lui, qu’il ne voulait pas le laisser partir.

— Écoute-moi. Approche cette chaise, s’il te plaît… Non, l’autre ! Mets-la sous mes pieds. Je ne sens mieux lorsque mes pieds sont soulevés.

Guérassim approcha la chaise et, sans bruit, mit dessus les pieds d’Ivan Ilitch.

Ivan Ilitch se sentait soulagé quand Guérassim lui soulevait les pieds.

— Je me sens mieux lorsque mes pieds sont soulevés, dit-il. Mets-moi ce coussin là.

Guérassim obéit. Il souleva les pieds et mit le coussin. Ivan Ilitch se sentit de nouveau soulagé pendant que Guérassim tenait ses pieds. Aussitôt qu’ils furent abaissés, la douleur le reprit.

— Guérassim, dit-il, es-tu occupé maintenant ?

— Nullement, monsieur, répondit Guérassimn qui avait appris à parler aux maîtres.

— Qu’as-tu à faire encore ?

— Mais rien. J’ai tout terminé. Je n’ai plus qu’à fendre du bois pour demain.

— Alors, tiens-moi les pieds un peu plus haut. Peux-tu ?

— Mais pourquoi pas ? C’est très facile.

Guérassim souleva les pieds du malade qui, aussitôt, ne sentit plus aucune douleur.

— Et pour le bois, comment feras-tu ?

— Ne vous inquiétez pas. Nous avons le temps.

Ivan Ilitch lui dit de s’asseoir et de maintenir ses pieds, puis il se mit à causer avec lui. Et, chose étrange, il lui sembla qu’il allait mieux quand Guérassim était avec lui.

À partir de ce jour, Ivan Ilitch appelait de temps en temps Guérassim, pour qu’il lui tint les pieds sur ses épaules, et il aimait à causer avec lui.

Guérassim apportait à cela de l’adresse, de la complaisance, et surtout une bonté qui attendrissait Ivan Ilitch. La santé, la force et la vigueur des autres offensaient Ivan Ilitch ; la force et la vigueur de Guérassim, loin de l’irriter, le calmait.

Ce qui le tourmentait le plus, c’était le mensonge. Le mensonge de tous qui s’accordaient à dire qu’il était simplement malade et non pas mourant, et qu’il n’avait qu’à être calme et continuer son traitement pour se remettre complètement. Mais il savait bien, lui, que tout ce que l’on entreprendrait n’aboutirait qu’à des souffrances encore plus douloureuses et à la mort. Ce mensonge le torturait. Il souffrait de voir qu’on lui cachait ce que chacun savait et qu’il savait lui-même ; il souffrait de prendre part à ce mensonge, le mensonge à la veille de sa mort. Ce mensonge, qui rabaissait l’acte redoutable et solennel de sa mort au même niveau que les visites, les rideaux, les esturgeons pour les dîners… faisait souffrir terriblement Ivan Ilitch. Et, chose étrange, bien souvent, quand ces gens lui mentaient ainsi en face, il était sur le point de leur crier : « Assez mentir ! Vous savez tout aussi bien que moi que je me meurs. Cessez au moins de mentir ! » Mais il n’avait jamais eu le courage de dire cela. Cet acte ininterrompu et terrible qui l’approchait de la mort, il voyait que tous ceux de son entourage le considéraient comme un désagrément accidentel, comme une inconvenance (tel un homme qui, en entrant dans un salon, exhalerait autour de lui une mauvaise odeur). Toujours les apparences qui avaient été le culte de toute sa vie. Il voyait que personne ne le regrettait, que personne ne voulait même comprendre son état. Seul Guérassim le comprenait et avait pitié de lui. C’est pourquoi Ivan Ilitch ne se trouvait à son aise qu’avec lui. Il se sentait heureux lorsque, parfois, Guérassim passait des nuits entières à lui tenir les pieds, et lorsque, ne voulant pas aller se coucher, il lui disait :

— Ne vous inquiétez pas, Ivan Ilitch, j’aurai bien le temps de dormir.

Ou bien lorsque se mettant familièrement à tutoyer son maître, il ajoutait :

— Si tu n’étais pas malade… ce serait autre chose ! Mais maintenant pourquoi ne te soignerais-je pas.

Guérassim seul ne mentait pas. On voyait clairement que lui seul comprenait l’état de son maître faible et mourant, et ne croyait pas nécessaire de le lui cacher, mais simplement avait pitié de lui. Une fois, il dit même tout tranquillement à Ivan Ilitch qui insistait pour qu’il allât se reposer :

— Nous mourrons tous. Pourquoi ne prendrais-je pas de la peine ?

Voulant dire par là que la fatigue ne l’effrayait pas du moment qu’il s’agissait d’un mourant et qu’il espérait un jour qu’on en ferait autant pour lui.

Outre ce mensonge, ce qui faisait surtout souffrir Ivan Ilitch, c’est que personne ne le plaignait comme il aurait voulu être plaint. Ce qu’il désirait le plus dans ses moments de souffrances, c’était, quoiqu’il eût honte de l’avouer, qu’on le plaignît comme un enfant malade. Il aurait voulu qu’on le caressât, qu’on l’embrassât, que l’on pleurât sur lui, comme on le fait avec les enfants. Il savait qu’avec lui, haut magistrat à barbe grisonnante, c’était impossible, mais il le désirait quand même. Dans la manière d’être de Guérassim à son égard, il y avait quelque chose d’approchant. C’est là ce qui le consolait.

Au moment où Ivan Ilitch aurait voulu qu’on pleurât avec lui, tout à coup, survenait son collègue Schebek, et, au lieu de pleurer, Ivan Ilitch prenait une mine grave, austère, pensive, puis, entraîné par la force de l’habitude, il émettait son opinion sur un arrêt de la cour de Cassation et la défendait opiniâtrement.

Le mensonge qui l’enveloppait et le gagnait lui-même, empoisonnait plus que tout le reste les derniers jours d’Ivan Ilitch.