La Mort de Tintagiles/Acte III
ACTE III
J’ai visité les portes. Il y en a trois. Nous garderons la grande… Les deux autres sont épaisses et basses. Elles ne s’ouvrent jamais. Les clefs en sont perdues depuis longtemps, et les barres de fer sont scellées dans les murs. Aidez-moi à fermer celle-ci ; elle est plus lourde que la porte d’une ville… Elle est solide aussi, et la foudre elle-même ne pourrait pas entrer… Êtes-vous prêt à tout ?
Je vais m’asseoir sur les marches du seuil ; l’épée sur les genoux… Je crois que ce n’est pas la première fois que j’attends et que je veille ici, mon enfant ; et il y a des moments où l’on ne comprend pas tout ce qu’on se rappelle… J’ai fait ces choses, je ne sais quand… mais je n’avais jamais osé tirer l’épée… Aujourd’hui elle est là, devant moi, bien que mes bras n’aient plus de force ; mais je veux essayer… Il est peut-être temps qu’on se défende, quoiqu’on ne comprenne pas…
Il était éveillé…
Il est pâle… qu’a-t-il donc ?
Je ne sais… Il pleurait en silence…
Tintagiles…
Il regarde d’un autre côté…
Il ne me reconnaît pas… Tintagiles, où es-tu ? — C’est ta sœur qui te parle… Que regardes-tu là ? — Retourne-toi… viens, nous allons jouer…
Non… non…
Tu ne veux pas jouer ?
Je ne peux plus marcher, sœur Ygraine…
Tu ne peux plus marcher ?… voyons, voyons, qu’as-tu donc ? — Est-ce que tu souffres un peu ?…
Oui…
Où est-ce donc que tu souffres ? — dis-le moi, Tintagiles, et je te guérirai…
Je ne peux pas le dire, sœur Ygraine, c’est partout…
Viens ici, Tintagiles… Tu sais bien que mes bras sont plus doux et qu’on y guérit vite… Donne-le moi, Bellangère… Il va s’asseoir sur mes genoux, et cela passera… Là, tu vois ce que c’est ?… Tes grandes sœurs sont ici… Elles sont autour de toi… nous allons te défendre et le mal ne pourra pas venir…
Il est là, sœur Ygraine… Pourquoi n’y a-t-il pas de lumière, sœur Ygraine ?
Il y en a, mon enfant… Tu ne vois pas la lampe qui descend de la voûte ?
Oui, oui… Elle n’est pas grande… Il n’y en a pas d’autres ?
Pourquoi en faut-il d’autres ? on voit ce qu’il faut voir…
Ah !…
Oh ! tes yeux sont profonds !…
Les tiens aussi, sœur Ygraine…
Je ne l’avais pas remarqué ce matin… J’ai vu monter… On ne sait pas au juste ce que l’âme a cru voir…
Je n’ai pas vu l’âme, sœur Ygraine… Mais pourquoi Aglovale est-il là sur le seuil ?
Il se repose un peu… Il voulait t’embrasser avant de se coucher… Il attendait que tu fusses éveillé…
Qu’est-ce qu’il a sur les genoux ?
Sur les genoux ? Je ne vois rien sur ses genoux…
Si, si, il y a quelque chose…
Peu de chose, mon enfant… Je regardais ma vieille épée ; et je la reconnais à peine… Elle m’a servi bien des années ; mais depuis quelque temps, j’ai perdu toute confiance en elle, et je crois qu’elle va se briser… Il y a là, près de la garde, une petite tache… J’ai remarqué que l’acier pâlissait, et je me demandais… Je ne sais plus ce que je demandais… Mon âme est bien lourde aujourd’hui… Que veux-tu qu’on y fasse ?… Il faut bien que l’on vive en attendant l’inattendu… Et puis il faut agir comme si l’on espérait… On a de ces soirs graves où la vie inutile vous remonte à la gorge ; et l’on voudrait fermer les yeux… Il est tard, et je suis fatigué…
Il a des blessures, sœur Ygraine…
Où donc ?
Sur le front et les mains…
Ce sont de très vieilles blessures dont je ne souffre plus, mon enfant… Il faut que la lumière tombe sur elles ce soir… Tu ne les avais pas remarquées jusqu’ici ?
Il a l’air triste, sœur Ygraine…
Non, non, il n’est pas triste, mais très las…
Toi aussi, tu es triste, sœur Ygraine…
Mais non, mais non ; tu vois bien, je souris…
Et l’autre sœur aussi…
Mais non, elle sourit aussi…
Ce n’est pas sourire, ça… Je sais bien…
Voyons ; embrasse-moi et songe à autre chose… (Elle l’embrasse)
À quelle chose, sœur Ygraine ? — Pourquoi me fais-tu mal quand tu m’embrasses ainsi ?
Je t’ai fait mal ?
Oui… Je ne sais pas pourquoi j’entends battre ton cœur, sœur Ygraine…
Tu l’entends battre ?
Oh ! oh ! il bat, il bat, comme s’il voulait…
Quoi ?
Je ne sais pas, sœur Ygraine…
Il ne faut pas s’inquiéter sans raison, ni parler par énigmes… Tiens ! tes yeux sont mouillés… Pourquoi te troubles-tu ? J’entends ton cœur aussi… on les entend toujours lorsqu’on s’embrasse ainsi… C’est alors qu’ils se parlent et qu’ils disent des choses que la langue ne sait pas…
Je n’ai pas entendu tout à l’heure…
C’est qu’alors… Oh ! mais le tien !… qu’a-t-il donc ?… Il éclate !…
Sœur Ygraine ! sœur Ygraine !
Quoi ?
J’ai entendu !… Elles… elles viennent !
Mais qui donc ?… qu’as-tu donc ?…
La porte ! la porte ! Elles y étaient !…
(Il tombe à la renverse sur les genoux d’Ygraine).
Qu’a-t-il donc ?… Il s’est… il s’est évanoui…
Prends garde… prends garde… Il va tomber…
J’entends aussi… on marche dans le corridor.
Oh !…
J’entends… Il y en a une foule…
Une foule… quelle foule ?
Je ne sais pas… on entend et on n’entend pas… Elles ne marchent pas comme les autres êtres, mais elles viennent… Elles touchent à la porte…
(serrant convulsivement Tintagiles dans ses bras) Tintagiles !… Tintagiles !…
(L’embrassant en même temps). Moi aussi !… moi aussi !… Tintagiles !…
Elles ébranlent la porte… écoutez… doucement… Elles chuchottent…
Elles ont la clef !…
Oui… oui… J’en étais sûr… Attendez…
Venez !… venez aussi !…
Tintagiles !…
Je n’entends plus rien…
Tintagiles ! Tintagiles !… Voyez ! Voyez !… Il est sauvé !… Voyez ses yeux… on voit le bleu… Il va parler… Elles ont vu qu’on veillait… Elles n’ont pas osé !… Embrasse-nous !… Embrasse-nous, je te dis !… Embrasse-nous !… Tous ! tous !… Jusqu’au fond de notre âme !…