La Mort de Tintagiles/Acte IV

La bibliothèque libre.
Edmond Deman (p. 173-182).
◄  Acte III
Acte V  ►


ACTE IV.


UN CORRIDOR DEVANT L’APPARTEMENT DE L’ACTE PRÉCÉDENT.
Entrent, voilées, trois servantes de la reine.
Première Servante (écoutant à la porte).

Ils ne veillent plus…

Deuxième Servante

Il était inutile d’attendre…

Troisième Servante

Elle préfère qu’on le fasse en silence…

Première Servante

Je savais qu’ils devaient dormir…

Deuxième Servante

Ouvrez vite…

Troisième Servante

Il est temps…

Première Servante

Attendez à la porte. J’entrerai seule. Il est inutile d’être trois…

Deuxième Servante

Il est vrai qu’il est bien petit…

Troisième Servante

Il faut prendre garde à l’aînée…

Deuxième Servante

Vous savez que la reine ne veut pas qu’elles le sachent…

Première Servante

Ne craignez rien ; on ne m’entend jamais sans peine…

Deuxième Servante

Entrez donc ; il est temps.

(La première servante ouvre la porte avec prudence et entre dans la chambre).

Il est près de minuit…

Troisième Servante

Ah…

(Un silence. La première servante sort de l’appartement).
Deuxième Servante

Où est-il ?

Première Servante

Il dort entre ses sœurs, il entoure leur cou de ses bras ; et leurs bras l’entourent aussi… Je ne pourrai pas le faire seule…

Deuxième Servante

Je vais vous aider…

Troisième Servante

Oui ; allez-y ensemble… je veillerai ici…

Première Servante

Prenez garde ; ils savent quelque chose… Ils luttaient à trois contre un mauvais rêve…

(Les deux servantes entrent dans la chambre)
Troisième Servante

Ils le savent toujours ; mais ils ne comprennent pas…

(Un silence. Les deux premières servantes ressortent de l’appartement.)
Troisième Servante

Eh bien ?

Deuxième Servante

Il faut venir aussi… on ne peut pas les détacher…

Première Servante

Lorsqu’on dénoue leurs bras, elles les referment sur l’enfant…

Deuxième Servante

Et l’enfant les serre de plus en plus fort…

Première Servante

Il repose, le front sur le cœur de l’aînée…

Deuxième Servante

Et sa tête remonte et descend sur ses seins…

Première Servante

Nous ne parviendrons pas à entr’ouvrir ses mains…

Deuxième Servante

Elle plongent jusqu’au fond des cheveux de ses sœurs…

Première Servante

Il serre une boucle d’or entre ses petites dents…

Deuxième Servante

Il faudra que l’on coupe les cheveux de l’aînée…

Première Servante

Et ceux de l’autre sœur de même, vous verrez…

Deuxième Servante

Avez-vous vos ciseaux ?

Troisième Servante

Oui…

Première Servante

Venez vite ; ils s’agitent déjà.

Deuxième Servante

Leur cœur et leurs paupières battent en même temps…

Première Servante

C’est vrai ; j’ai entrevu les yeux bleus de l’aînée…

Deuxième Servante

Elle nous a regardées, mais ne nous a pas vues…

Première Servante

Quand on touche à l’un d’eux, les deux autres tressaillent…

Deuxième Servante

Ils font de grands efforts sans pouvoir remuer…

Première Servante

L’aînée voudrait crier, mais elle n’y parvient pas…

Deuxième Servante

Venez vite ; ils ont l’air avertis…

Troisième Servante

Le vieillard n’est pas là ?

Première Servante

Si ; mais il dort dans un coin…

Deuxième Servante

Il dort, le front sur le pommeau de son épée.

Première Servante

Il ne sait rien ; et il ne rêve pas…

Troisième Servante

Venez, venez ; il faut qu’on en finisse…

Première Servante

Vous aurez de la peine à démêler leurs membres…

Deuxième Servante

C’est vrai ; ils s’entrelacent comme ceux des noyés…

Troisième Servante

Venez, venez…

(Elles entrent dans la chambre. Un grand silence entrecoupé de soupirs et des sourds murmures d’une angoisse que le sommeil étouffe. Ensuite, les trois servantes sortent en toute hâte de l’appartement sombre. L’une d’elles emporte dans ses bras Tintagiles endormi, dont les petites mains et la bouche crispées par le sommeil et l’agonie, l’inondent tout entière du ruissellement des longues boucles d’or ravies aux chevelures des deux sœurs. Elles fuient en silence, lorsqu’arrivées au bout du corridor, Tintagiles, tout à coup réveillé, pousse un grand cri de détresse suprême).
Tintagiles (du fond du corridor)

Aah !…

(Nouveau silence. Puis on entend dans la chambre voisine, s’éveiller et se lever inquiètement les deux sœurs.)
Ygraine (dans la chambre)

Tintagiles !… où est-il ?…

Bellangère

Il n’y est plus…

Ygraine (avec une angoisse croissante)

Tintagiles !… une lampe ! une lampe !… Allume-la !…

Bellangère

Oui… oui…

Ygraine
(On la voit, par la porte ouverte, s’avancer dans la chambre, une lampe à la main).

La porte est grande ouverte !

La voix de Tintagiles (presque indistincte dans le lointain).

Sœur Ygraine !…

Ygraine

Il crie !… Il crie !… Tintagiles ! Tintagiles !…

(Elle se précipite dans le corridor. Bellangère veut la suivre, mais s’évanouit sur les marches du seuil).