La Mort de Tintagiles/Acte V

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Edmond Deman (p. 183-194).
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ACTE V


UNE GRANDE PORTE DE FER SOUS DES VOÛTES TRÈS SOMBRES.
Entre Ygraine, hagarde, échevelée, une lampe à la main.
Ygraine

(Se retournant avec égarement). Ils ne m’ont pas suivie… Bellangère !… Bellangère !… Aglovale !… Où sont-ils ? — Ils disaient qu’ils l’aimaient et ils m’ont laissée seule !… Tintagiles !… Tinlagiles !… Oh ! c’est vrai… J’ai monté, j’ai monté des marches innombrables entre de grands murs sans pitié et mon cœur ne peut plus me faire vivre… On dirait que les voûtes remuent… (Elle s’appuie contre les piliers d’une voûte). Je vais tomber… Oh ! oh ! ma pauvre vie ! Je la sens… Elle est tout au bord de mes lèvres et elle veut s’en aller… Je ne sais pas ce que j’ai fait… Je n’ai rien vu ; je n’ai rien entendu… Il y a un silence !… J’ai trouvé toutes ces boucles d’or le long des marches et le long des murailles ; et je les ai suivies. Je les ai ramassées… Oh ! oh ! elles sont très belles ! Petit poucet… petit poucet… Qu’est-ce donc que j’ai dit ? Je me rappelle… Je n’y crois pas non plus… on peut dormir… Tout cela n’a pas d’importance et ce n’est pas possible… Je ne sais plus ce que je pense… On vous éveille et puis… Au fond, voyons, au fond, il faut qu’on réfléchisse… On dit ceci, on dit cela ; mais c’est l’âme qui suit un tout autre chemin. On ne sait pas tout ce que l’on déchaîne. Je suis venue ici avec ma petite lampe… Elle ne s’est pas éteinte malgré le vent dans l’escalier… Au fond, que faut-il en penser ? Il y a trop de choses qui ne sont pas fixées… Il en est cependant qui doivent les savoir : mais pourquoi ne parlent-ils pas ? (Regardant autour d’elle). Je n’avais jamais vu tout ceci… On ne peut pas monter si haut ; et tout est défendu… Il fait froid… Il fait si noir aussi qu’on aurait peur de respirer… On dit que les ténèbres empoisonnent… Il y a là une porte effrayante… (Elle s’approche de la porte et la tâte). Oh ! elle est froide !… Elle est en fer uni ; tout uni et n’a pas de serrure… Par où donc s’ouvre-t-elle ? Je ne vois pas de gonds… Je crois qu’elle est scellée dans la muraille… On ne peut pas monter plus haut… il n’y a plus de marches… (Poussant un cri terrible) Ah !… encore des boucles d’or prises entre les battants !… Tintagiles ! Tintagiles !… J’ai entendu tomber la porte tout à l’heure !… Je me rappelle ! Je me rappelle !… Il faut !… (Elle frappe frénétiquement du poing et des pieds sur la porte). Oh ! le monstre ! le monstre !… C’est ici que vous êtes !… Écoutez ! Je blasphème ! je blasphème et je crache sur vous !…

(On entend frapper à petits coups de l’autre côté de la porte ; puis la voix de Tintagiles se perçoit, très faiblement, à travers les battants de fer.)
Tintagiles

Sœur Ygraine, sœur Ygraine,

Ygraine

Tintagiles !… Quoi ?… quoi ?… Tintagiles, est-ce toi ?…

Tintagiles

Ouvre vite, ouvre vite !… Elle est là !…

Ygraine

Oh ! oh !… Qui ?… Tintagiles, mon petit Tintagiles… tu m’entends ?… Qu’y a-t-il ?… Qu’est-il donc arrivé ?… Tintagiles !… On ne t’a pas fait mal ?… Où es-tu ?… es-tu là ?…

Tintagiles

Sœur Ygraine, sœur Ygraine !… Je vais mourir si tu ne m’ouvres pas…

Ygraine

Attends, j’essaye, attends… J’ouvre, j’ouvre…

Tintagiles

Mais tu ne me comprends pas !… Sœur Ygraine !… Il n’y a pas de temps !… Elle n’a pas pu me retenir… Je l’ai frappée, frappée… J’ai couru… Vite, vite, elle arrive !…

Ygraine

Je viens, je viens… où est-elle ?

Tintagiles

Je ne vois rien… mais j’entends… oh ! j’ai peur, sœur Ygraine, j’ai peur !… Vite, vite !… Ouvre vite !… pour l’amour du bon Dieu, sœur Ygraine !…

Ygraine (tâtant anxieusement la porte)

Je suis sûre de trouver… attends un peu… une minute… un moment…

Tintagiles

Je ne peux plus, sœur Ygraine… Elle souffle derrière moi…

Ygraine

Ce n’est rien, Tintagiles, mon petit Tintagiles, n’aie pas peur… c’est que je n’y vois pas…

Tintagiles

Mais si ; Je vois bien ta lumière… Il fait clair près de toi, sœur Ygraine… Ici Je n’y vois plus…

Ygraine

Tu me vois, Tintagiles ? Où est-ce que l’on voit ? Il n’y a pas de fente…

Tintagiles

Si, si, il y en a une, mais elle est si petite !…

Ygraine

De quel côté ? ici ?… dis, dis… c’est peut-être par là ?

Tintagiles

Ici, ici… Tu n’entends pas ? Je frappe…

Ygraine

Ici ?

Tintagiles

Plus haut… Mais elle est si petite !… On ne peut pas y passer une aiguille !…

Ygraine

N’aie pas peur, je suis là…

Tintagiles

Oh ! j’entends, sœur Ygraine !… Tire ! tire ! Il faut tirer ! Elle arrive !… si tu pouvais ouvrir un peu… un petit peu… car je suis si petit !…

Ygraine

Je n’ai plus d’ongles, Tintagiles… J’ai tiré, j’ai poussé, j’ai frappé !… j’ai frappé !… (Elle frappe encore et tâche de secouer la porte inébranlable) J’ai deux doigts qui sont morts… Ne pleure pas… C’est du fer…

Tintagiles (sanglotant désespérément).

Tu n’as pas quelque chose pour ouvrir, sœur Ygraine ?… rien du tout, rien du tout… et je pourrais passer… car je suis si petit, si petit… tu sais bien…

Ygraine

Je n’ai rien que ma lampe, Tintagiles… Voilà ! Voilà !… (Elle frappe la porte à grands coups, à l’aide de sa lampe d’argile qui s’éteint et se brise). Oh !… Tout est noir tout à coup !… Tintagiles, où es-tu ?… Oh ! écoute, écoute !… Tu ne peux pas ouvrir de l’intérieur ?…

Tintagiles

Non, non ; il n’y a rien… Je ne sens rien du tout… Je ne vois plus la petite fente claire…

Ygraine

Qu’as-tu donc, Tintagiles ?… Je n’entends presque plus…

Tintagiles

Petite sœur, sœur Ygraine… Ce n’est plus possible…

Ygraine

Qu’y a-t-il, Tintagiles ?… où vas-tu ?…

Tintagiles

Elle est là !… Je n’ai plus de courage. — Sœur Ygraine, sœur Ygraine !… Je la sens !…

Ygraine

Qui ?… Qui ?…

Tintagiles

Je ne sais pas… Je ne vois pas… Mais ce n’est plus possible !… Elle… elle me prend à la gorge… Elle a mis la main sur ma gorge… Oh ! oh ! sœur Ygraine, viens ici…

Ygraine

Oui, oui…

Tintagiles

Il fait si noir !…

Ygraine

Débats-toi, défends-toi, déchire-la !… N’aie pas peur… Un moment !… Je suis là… Tintagiles ?… Tintagiles ! réponds-moi !… Au secours !… où es-tu ?… Je vais t’aider… embrasse-moi… au travers de la porte… ici… ici…

Tintagiles (très faiblement)

Ici… ici… sœur Ygraine…

Ygraine

C’est ici, c’est ici que je donne des baisers, tu l’entends ? encore ! encore !…

Tintagiles (de plus en plus faiblement)

J’en donne aussi… ici… sœur Ygraine !… sœur Ygraine !… Oh !…

(On entend la chute d’un petit corps derrière la porte de fer).
Ygraine

Tintagiles !… Tintagiles !… Qu’as-tu fait ?… — Rendez-le ! rendez-le !… pour l’amour de Dieu, rendez-le !… Je n’entends plus… — Qu’en faites-vous ?… Ne lui faites pas de mal, n’est-ce pas ?… Ce n’est qu’un pauvre enfant !… Il n’y résiste pas… Voyez, voyez… Je ne suis pas méchante… Je me suis mise à deux genoux… Rends-le nous, je t’en prie !… Ce n’est pas pour moi seule, tu le sais… Je ferai tout ce qu’on voudra… Je ne suis pas mauvaise, vous voyez… Je vous en supplie les mains jointes… J’ai eu tort… Je me soumets tout à fait, tu vois bien… J’ai perdu tout ce que j’avais… Il faudrait me punir autrement… Il y a tant de choses qui pourraient me faire plus de peine… si tu aimes à faire de la peine… Tu verras… Mais ce pauvre enfant n’a rien fait… Ce que j’ai dit, ce n’est pas vrai… mais je ne savais pas… Je sais bien que vous êtes très bonne… Il faut bien qu’à la fin l’on pardonne !… Il est si jeune, il est si beau et il est si petit !… Vous voyez que ce n’est pas possible !… Il met ses petits bras sur votre cou ; sa petite bouche sur votre bouche ; et Dieu lui-même ne peut plus résister… Vous allez ouvrir, n’est-ce pas ?… Je ne demande presque rien… Je ne dois l’avoir qu’un moment, un tout petit moment… Je ne me rappelle pas… tu comprends… Je n’ai pas eu le temps… Il ne faut presque rien pour qu’il passe… Ce n’est pas difficile… (Un long silence inexorable). — Monstre !… Monstre !… Je crache !…

(Elle s’affaisse et continue de sangloter doucement, les bras étendus sur la porte ; dans les ténèbres.)


FIN