La Mort de Tintagiles/Acte V
ACTE V
(Se retournant avec égarement). Ils ne m’ont pas suivie… Bellangère !… Bellangère !… Aglovale !… Où sont-ils ? — Ils disaient qu’ils l’aimaient et ils m’ont laissée seule !… Tintagiles !… Tinlagiles !… Oh ! c’est vrai… J’ai monté, j’ai monté des marches innombrables entre de grands murs sans pitié et mon cœur ne peut plus me faire vivre… On dirait que les voûtes remuent… (Elle s’appuie contre les piliers d’une voûte). Je vais tomber… Oh ! oh ! ma pauvre vie ! Je la sens… Elle est tout au bord de mes lèvres et elle veut s’en aller… Je ne sais pas ce que j’ai fait… Je n’ai rien vu ; je n’ai rien entendu… Il y a un silence !… J’ai trouvé toutes ces boucles d’or le long des marches et le long des murailles ; et je les ai suivies. Je les ai ramassées… Oh ! oh ! elles sont très belles ! Petit poucet… petit poucet… Qu’est-ce donc que j’ai dit ? Je me rappelle… Je n’y crois pas non plus… on peut dormir… Tout cela n’a pas d’importance et ce n’est pas possible… Je ne sais plus ce que je pense… On vous éveille et puis… Au fond, voyons, au fond, il faut qu’on réfléchisse… On dit ceci, on dit cela ; mais c’est l’âme qui suit un tout autre chemin. On ne sait pas tout ce que l’on déchaîne. Je suis venue ici avec ma petite lampe… Elle ne s’est pas éteinte malgré le vent dans l’escalier… Au fond, que faut-il en penser ? Il y a trop de choses qui ne sont pas fixées… Il en est cependant qui doivent les savoir : mais pourquoi ne parlent-ils pas ? (Regardant autour d’elle). Je n’avais jamais vu tout ceci… On ne peut pas monter si haut ; et tout est défendu… Il fait froid… Il fait si noir aussi qu’on aurait peur de respirer… On dit que les ténèbres empoisonnent… Il y a là une porte effrayante… (Elle s’approche de la porte et la tâte). Oh ! elle est froide !… Elle est en fer uni ; tout uni et n’a pas de serrure… Par où donc s’ouvre-t-elle ? Je ne vois pas de gonds… Je crois qu’elle est scellée dans la muraille… On ne peut pas monter plus haut… il n’y a plus de marches… (Poussant un cri terrible) Ah !… encore des boucles d’or prises entre les battants !… Tintagiles ! Tintagiles !… J’ai entendu tomber la porte tout à l’heure !… Je me rappelle ! Je me rappelle !… Il faut !… (Elle frappe frénétiquement du poing et des pieds sur la porte). Oh ! le monstre ! le monstre !… C’est ici que vous êtes !… Écoutez ! Je blasphème ! je blasphème et je crache sur vous !…
Sœur Ygraine, sœur Ygraine,
Tintagiles !… Quoi ?… quoi ?… Tintagiles, est-ce toi ?…
Ouvre vite, ouvre vite !… Elle est là !…
Oh ! oh !… Qui ?… Tintagiles, mon petit Tintagiles… tu m’entends ?… Qu’y a-t-il ?… Qu’est-il donc arrivé ?… Tintagiles !… On ne t’a pas fait mal ?… Où es-tu ?… es-tu là ?…
Sœur Ygraine, sœur Ygraine !… Je vais mourir si tu ne m’ouvres pas…
Attends, j’essaye, attends… J’ouvre, j’ouvre…
Mais tu ne me comprends pas !… Sœur Ygraine !… Il n’y a pas de temps !… Elle n’a pas pu me retenir… Je l’ai frappée, frappée… J’ai couru… Vite, vite, elle arrive !…
Je viens, je viens… où est-elle ?
Je ne vois rien… mais j’entends… oh ! j’ai peur, sœur Ygraine, j’ai peur !… Vite, vite !… Ouvre vite !… pour l’amour du bon Dieu, sœur Ygraine !…
Je suis sûre de trouver… attends un peu… une minute… un moment…
Je ne peux plus, sœur Ygraine… Elle souffle derrière moi…
Ce n’est rien, Tintagiles, mon petit Tintagiles, n’aie pas peur… c’est que je n’y vois pas…
Mais si ; Je vois bien ta lumière… Il fait clair près de toi, sœur Ygraine… Ici Je n’y vois plus…
Tu me vois, Tintagiles ? Où est-ce que l’on voit ? Il n’y a pas de fente…
Si, si, il y en a une, mais elle est si petite !…
De quel côté ? ici ?… dis, dis… c’est peut-être par là ?
Ici, ici… Tu n’entends pas ? Je frappe…
Ici ?
Plus haut… Mais elle est si petite !… On ne peut pas y passer une aiguille !…
N’aie pas peur, je suis là…
Oh ! j’entends, sœur Ygraine !… Tire ! tire ! Il faut tirer ! Elle arrive !… si tu pouvais ouvrir un peu… un petit peu… car je suis si petit !…
Je n’ai plus d’ongles, Tintagiles… J’ai tiré, j’ai poussé, j’ai frappé !… j’ai frappé !… (Elle frappe encore et tâche de secouer la porte inébranlable) J’ai deux doigts qui sont morts… Ne pleure pas… C’est du fer…
Tu n’as pas quelque chose pour ouvrir, sœur Ygraine ?… rien du tout, rien du tout… et je pourrais passer… car je suis si petit, si petit… tu sais bien…
Je n’ai rien que ma lampe, Tintagiles… Voilà ! Voilà !… (Elle frappe la porte à grands coups, à l’aide de sa lampe d’argile qui s’éteint et se brise). Oh !… Tout est noir tout à coup !… Tintagiles, où es-tu ?… Oh ! écoute, écoute !… Tu ne peux pas ouvrir de l’intérieur ?…
Non, non ; il n’y a rien… Je ne sens rien du tout… Je ne vois plus la petite fente claire…
Qu’as-tu donc, Tintagiles ?… Je n’entends presque plus…
Petite sœur, sœur Ygraine… Ce n’est plus possible…
Qu’y a-t-il, Tintagiles ?… où vas-tu ?…
Elle est là !… Je n’ai plus de courage. — Sœur Ygraine, sœur Ygraine !… Je la sens !…
Qui ?… Qui ?…
Je ne sais pas… Je ne vois pas… Mais ce n’est plus possible !… Elle… elle me prend à la gorge… Elle a mis la main sur ma gorge… Oh ! oh ! sœur Ygraine, viens ici…
Oui, oui…
Il fait si noir !…
Débats-toi, défends-toi, déchire-la !… N’aie pas peur… Un moment !… Je suis là… Tintagiles ?… Tintagiles ! réponds-moi !… Au secours !… où es-tu ?… Je vais t’aider… embrasse-moi… au travers de la porte… ici… ici…
Ici… ici… sœur Ygraine…
C’est ici, c’est ici que je donne des baisers, tu l’entends ? encore ! encore !…
J’en donne aussi… ici… sœur Ygraine !… sœur Ygraine !… Oh !…
Tintagiles !… Tintagiles !… Qu’as-tu fait ?… — Rendez-le ! rendez-le !… pour l’amour de Dieu, rendez-le !… Je n’entends plus… — Qu’en faites-vous ?… Ne lui faites pas de mal, n’est-ce pas ?… Ce n’est qu’un pauvre enfant !… Il n’y résiste pas… Voyez, voyez… Je ne suis pas méchante… Je me suis mise à deux genoux… Rends-le nous, je t’en prie !… Ce n’est pas pour moi seule, tu le sais… Je ferai tout ce qu’on voudra… Je ne suis pas mauvaise, vous voyez… Je vous en supplie les mains jointes… J’ai eu tort… Je me soumets tout à fait, tu vois bien… J’ai perdu tout ce que j’avais… Il faudrait me punir autrement… Il y a tant de choses qui pourraient me faire plus de peine… si tu aimes à faire de la peine… Tu verras… Mais ce pauvre enfant n’a rien fait… Ce que j’ai dit, ce n’est pas vrai… mais je ne savais pas… Je sais bien que vous êtes très bonne… Il faut bien qu’à la fin l’on pardonne !… Il est si jeune, il est si beau et il est si petit !… Vous voyez que ce n’est pas possible !… Il met ses petits bras sur votre cou ; sa petite bouche sur votre bouche ; et Dieu lui-même ne peut plus résister… Vous allez ouvrir, n’est-ce pas ?… Je ne demande presque rien… Je ne dois l’avoir qu’un moment, un tout petit moment… Je ne me rappelle pas… tu comprends… Je n’ai pas eu le temps… Il ne faut presque rien pour qu’il passe… Ce n’est pas difficile… (Un long silence inexorable). — Monstre !… Monstre !… Je crache !…