La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch15

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 133-140).


CHAPITRE XV

Pater Dolorosus


Sur le seuil d’une des portes béantes, le vicomte d’Artin parut, botté, éperonné, et derrière lui, dans la pénombre, se montraient Henry de Mirel, Marion Pandin, livides, épouvantés.

— Ah ! ah ! capitaine Vidal, persifla le vicomte, la fortune est changeante. Vous avez tenu à m’éloigner de Paris. À vous de juger si vous avez bien fait.

Mais M. de Rochegaule, que deux russes maintenaient sur son fauteuil, demanda d’un ton sévère :

— Vicomte, est-ce ainsi que l’on entre dans la demeure de son père.

D’Artin ne se troubla point. Il exécuta une révérence gracieuse et froidement :

— Je suis militaire, mon père, et je dois obéir aux ordres qui me sont donnés.

— Aux ordres ?

— Il m’a été enjoint de venir ici, d’y saisir le capitaine Marc Vidal et Mlle  Lucile de Rochegaule…

— Ma fille !

— Lui, espion envoyé par l’usurpateur ; elle, sa complice.

— Espion, rugit Marc.

— Lui, espion ; moi, sa complice, s’écria Lucile éperdue.

Le vieillard leur imposa silence.

— Taisez-vous, enfants.

Et avec un calme effrayant :

— D’Artin, dit-il, vous allez immédiatement relâcher vos prisonniers. Marc Vidal est mon hôte ; sur mon honneur de gentilhomme, il est venu dans ma maison en ami ; il n’est point un espion. Vous ne me ferez pas l’injure de douter de mes paroles ?

Le capitaine eut une lueur d’espoir. Il regarda le vicomte. Celui-ci souriait toujours :

— Loin de moi la pensée d’un doute outrageant. Mais, chargé d’une consigne, je dois l’exécuter.

— Même malgré moi, fit le vieillard essayant vainement d’échapper à ses gardiens ?

— Même malgré vous, oui, Monsieur le comte, répliqua lentement le jeune homme.

Les yeux de M. de Rochegaule lancèrent des éclairs :

— Ah ! prenez garde… je devine la honteuse combinaison que cache une consigne sollicitée. Vous voulez jeter ma fille, votre sœur, dans un hymen exécrable, et celui-ci — il désigna le capitaine — doit mourir parce qu’il est loyal.

— C’est l’ordre du Czar Alexandre.

— Alexandre n’a pu confier à un gentilhomme le soin de déshonorer sa propre race, de marquer notre blason de la tare de félonie de ceux qui trahissent leurs hôtes, qui avilissent leurs filles.

— C’est l’ordre du Roi.

— Quel roi oserait salir sa couronne en de pareilles hontes ?

— Louis XVIII.

— Vous mentez.

Le vicomte, sans rien perdre de son flegme, tira un parchemin de sa poche, et le plaçant à hauteur des yeux de son père :

— Lisez… Lettre autographe de Sa Majesté, qui daigne exprimer le désir de voir bientôt Mlle  Rochegaule unie à Enrik Bilmsen, assurant de sa faveur ceux qui auront amené le triomphe de sa cause.

— Le roi, s’exclama Vidal d’une voix étranglée par la stupéfaction ?

— Le roi, sanglota Lucile.

— Le roi, répéta le vieillard d’un ton sombre. Le roi ?… Qu’il soit maudit alors.

— Oh ! Monsieur le comte, souvenez-vous que vous êtes son sujet…

— Sujet, oui… esclave, non. Notre sang, notre fortune sont au roi, mais notre honneur est à nous seuls… Maudit soit le roi qui me vole mon seul bien.

Et avec une colère croissante :

— Et l’autre, l’autre que l’on appelle l’Usurpateur… À ceux qui le servent, il donne gloire, honneur… La France a donc bien fait de le choisir, puisqu’il a cette vertu royale de ne demander à ses fidèles que leur sang.

Comme pris par une sorte de terreur :

— Vous êtes égaré… d’Artin, revenez à vous… même sur l’ordre du roi, un fils ne déshonore pas son père.

Le vicomte fit un signe, les soldats entraînèrent Lucile et Marc Vidal.

Le vieillard tenta de s’élancer à leur secours, mais la main brutale de ses gardiens le cloua sur son siège.

Il eut un rugissement de lion pris au piège, et terrible dans son impuissance :

— Un larron d’honneur ne saurait être du sang des Rochegaule… Le vicomte d’Artin n’est plus mon fils.

Et son attention appelée par un sanglot d’Henry de Mirel :

— Henry, clama-t-il, je n’ai plus que toi. Viens pleurer avec ton père…, ton père devenu faible comme une femme, ton père qui ne peut sauvegarder notre honneur.

L’enfant s’avança chancelant, le visage baigné de larmes ; mais la voix de d’Artin sonna menaçante :

— Mirel, tu me suivras.

Le jeune garçon s’arrêta tremblant, indécis, considérant avec terreur celui qui venait de parler.

M. de Rochegaule vit son hésitation. Il poussa un cri déchirant :

— Henry, Henry, ne m’abandonne pas. À cet appel, l’enfant fit un pas, les mains tendues.

— Prends garde, gronda le vicomte. Je veux que tu dises comme moi : Tout pour le roi.

Ses yeux se fixaient, durs, cruels, sur Marion Pandin, qui, près de la porte, sanglotait, la figure cachée dans son tablier.

Les lèvres du petit s’entr’ouvrirent, et les dents serrées, dans un râle, il répéta :

— Tout pour le roi !

Puis comme un fou, il se précipita hors du salon.

Le vieillard porta ses poings à son crâne en un geste éperdu, ferma les yeux, et privé de sentiment, demeura inerte, reployé sur lui-même dans le fauteuil où les soldats n’avaient plus besoin de le retenir.

— Marion, appela d’Artin.

Mais la gardienne de la grille n’était plus là. Elle avait quitté la salle à la suite d’Henry de Mirel.

Le vicomte hésita une seconde, puis haussant les épaules, il fit signe aux soldats de venir avec lui.

Le vieux gentilhomme resta seul, comme mort, dans le salon éclairé par la flamme des bougies qui pétillait joyeusement.

Quelques minutes s’écoulèrent, rythmées par le cartel du vestibule, puis M. de Rochegaule fit un mouvement. À plusieurs reprises il aspira l’air fortement. Ses yeux s’ouvrirent, et il promena autour de lui un regard vacillant.

En constatant que le salon était vide, il poussa un grondement inarticulé, se dressa avec effort sur ses pieds, traversa la pièce d’un pas automatique et gagna l’antichambre.

Là, accroché à une patère, était son fusil de chasse. Il le prit, le chargea rapidement. Ceci terminé, il ouvrit la porte donnant sur la terrasse. Une bouffée de vent pénétra dans la maison, apportant aux oreilles du vieillard le bruit lointain d’une troupe au galop.

Le comte écouta, courba la tête.

— Je n’ai pas su défendre mon hôte, gémit-il d’un ton sourd, je n’ai pas su défendre Lucile… je n’ai plus d’honneur, n’ai plus de fille.

Pensif, il revint au salon, parlant à haute voix, ainsi qu’en un rêve éveillé :

— François d’Artin a méprisé ma volonté… Henry de Mirel m’a abandonné… je n’ai plus de fils.

Et se laissant tomber dans le fauteuil où il gisait tout à l’heure, il bégaya :

— Gentilhomme déshonoré… père sans enfants… que dois-je faire ?

Un moment de silence, puis il ajouta avec force :

— Mourir.

Ses traits exprimèrent une sombre résolution. Lentement, méthodiquement, il examina son arme, s’assura qu’elle était bien chargée. Après quoi, il s’appuya commodément contre le dossier du fauteuil, pencha légèrement la tête en arrière, et introduisant le canon de sa carabine dans sa bouche, il murmura :

— Adieu !

Sa main droite descendait le long du fusil, tâtonnant pour trouver la gâchette. Ses yeux grands ouverts, se fixaient sur le plafond peint en ciel bleu où se trémoussait une ronde rieuse d’amours joufflus.

Et soudain il frissonna… éloigna de lui l’arme de chasse et resta là, regardant. — Qu’avait-il donc vu ?

Les amours balançaient des écharpes blanches et roses et ces deux couleurs, sur le fond d’azur, venaient de donner au vieillard l’impression du drapeau que la nouvelle France avait substitué à l’étendard fleurdelisé du roi. Ce drapeau, il l’avait raillé bien souvent, l’appelant manteau d’Arlequin, avec ses bandes multicolores. Maintenant, il demeurait saisi, le cœur étreint par une invincible émotion devant ce bleu, ce blanc, ce rouge, qui allait flotter, dans la fumée de la poudre, au-dessus de la tête des soldats mourant pour la défense du sol natal.

Le manteau d’Arlequin signifiait à présent : Indépendance  !

Il représentait la patrie. Il devenait l’emblème auguste et sacré, que devaient suivre tous les fils de France pour refouler l’invasion.

L’invasion !

Mot terrible qui brûle les lèvres lorsqu’elles le prononcent.

L’invasion, c’est-à-dire le soldat étranger foulant le sol natal, organisant avec discipline le brigandage.

L’invasion… les Russes qui, tout à l’heure avaient déshonoré sa demeure, arraché sa fille de ses bras, arraché ses fils de son cœur !

Le comte se dressa debout, les mains crispées sur sa carabine. Comme se parlant à lui-même, il dit :

— Plus de roi, c’est vrai… mais un empereur.

Auprès de la cheminée, un cordon de sonnette se dissimulait sous une bande de velours brodé. M. de Rochegaule sonna.

— L’empereur, reprit-il… au moins c’est un général français.

Il sonna de nouveau, mais comme la première fois, personne ne répondit à l’appel de la sonnette.

Le vieillard eut un geste insouciant :

— Les Russes ont sans doute enfermé les domestiques pour les empêcher de me secourir.

Alors il se mit à parcourir le château. Il ne s’était pas trompé, les laquais étaient dans le sous-sol. Il les délivra, et arrêtant leurs démonstrations de gratitude, il s’adressa à l’un d’eux :

— Pascal, selle mon cheval… tu lui mettras le harnais de guerre, les pistolets dans les fontes.

— M. le comte part…

— Oui, mais hâte-toi.

— Faudra-t-il accompagner Monsieur le comte ?

— Non, je pars seul.

Et doucement :

— Mes amis, vous vous rendrez à Saint-Dizier, chez mon notaire. Vous lui remettrez la lettre que je vais écrire. À chacun de vous, il comptera cent napoléons.

— Cent napoléons, répétèrent les assistants, moins surpris peut-être de la libéralité du gentilhomme, que du mot qu’il avait prononcé.

Napoléon, il avait dit « napoléon », lui qui affectait jusqu’à ce jour de conserver aux pièces d’or, le nom de « louis » qu’elles portaient sous la royauté. Mais il ne leur permit pas de manifester leur étonnement :

— Après cela, vous serez libres, si le cœur vous y pousse, de vous joindre aux braves gens qui s’arment pour rejeter l’ennemi hors de France.

Puis sans paraître s’apercevoir du silence stupéfait de ses auditeurs, il ajouta :

— Pascal, hâte-toi.

Et rentra dans la maison. Il monta à sa chambre située au premier, prit dans un meuble deux rouleaux d’or, dans une armoire, des cartouches, enfouit le tout dans ses poches. Ensuite il écrivit une lettre peu longue, la glissa dans une enveloppe, sur laquelle il traça la suscription :

À maître Vincent Arnaud-Luchartrette
notaire
En son étude de Saint-Dizier.

La missive revêtue du cachet à ses armes, le comte redescendit, jeta sur ses épaules un manteau et gagna la terrasse.

Sans impatience apparente, son fusil de chasse sur l’épaule, il se promena de long en large, jusqu’au moment où Pascal amena au bas des degrés, le cheval sellé.

S’étant assuré que les fontes contenaient ses pistolets, M. de Rochegaule se mit en selle, tendit au valet sa lettre pour maître Vincent.

— Voici le mot sur lequel le notaire vous paiera à tous ce que j’ai promis.

Ses éperons piquèrent les flancs du coursier qui piétina une seconde sur place et s’engagea au trot dans l’avenue de tilleuls conduisant à la route. Près de la grille ouverte, le cavalier aperçut une femme agenouillée qui pleurait. Il reconnut Marion Pandin, crut qu’elle se lamentait sur le départ de ses jeunes maîtres.

— Courage, Marion, fit-il sans s’arrêter, courage…

Et sur la route noire, il rendit la main à sa monture qui s’élança au galop dans la direction de Vitry-le-François.

Marion n’avait pas fait un mouvement. Peut-être n’avait-elle même pas vu le vieillard. Elle restait à genoux sur la terre, ses lèvres s’agitaient, produisant un léger murmure, et le passant qui se fût approché, eût entendu la pauvre femme gémir :

— Mon fils, mon enfant… Le vicomte l’emmène… Il ne me le rendra jamais…