La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch06
CHAPITRE VI
Lui !
Bobèche, Espérat, dans leur cachette s’entreregardèrent. Leur situation était bizarre. Les circonstances faisaient d’eux les confidents du maître de la France.
Entre les panneaux du paravent, ils distinguaient Joséphine debout en face de la porte, le front barré par une ride qui indiquait la réflexion.
Mais ils n’eurent pas le temps de se communiquer leurs pensées. Un pas rapide, nerveux, que le tapis ne réussissait pas à assourdir complètement, résonna, et la voix entendue tout à l’heure, cette voix troublante, où les inflexions de la prière et du commandement se confondaient, s’éleva de nouveau :
— Bonjour Joséphine… 31 décembre 1813. Je viens te souhaiter une année 1814 aussi bonne que toi-même. Un peu tôt peut-être, j’ai voulu devancer tout le monde.
Et avec une gravité tendre :
— Pour exprimer l’affection, l’Empereur doit aussi marcher à la tête de son peuple.
Les yeux collés aux interstices des feuilles du paravent, Espérat, et Bobèche considéraient Napoléon.
L’Empereur portait sa grande redingote grise, ouverte sur l’habit vert liséré de rouge, aux boutons ornés d’aigles gravés, sur le gilet de casimir blanc, la culotte de même étoffe disparaissant dans les hautes bottes.
De la main droite, il tenait le bicorne, ce petit chapeau légendaire, qui avait fait trembler les couronnes et forcé l’entrée des palais des rois.
Et son visage pâle souriait, et sur son front large, une mèche de cheveux noirs tombait, tel un sceau du destin marquant l’homme prédestiné.
Ah ! cette fois, Espérat n’était pas déçu. Dans son amour instinctif pour Napoléon, il l’avait rêvé impressionnant d’allure, d’apparence. Comme la réalité dépassait le songe… Tout doucement, sans bruit, l’enfant se mit à genoux derrière l’abri du paravent. Il lui semblait qu’il serait mieux ainsi pour le contempler : Lui.
Joséphine s’approcha :
— Bonjour, Bonaparte, — jamais elle n’avait pu lui donner un autre nom que celui sous lequel elle l’avait connu jadis — bonjour. Merci de tes souhaits, mais fais les meilleurs encore… que l’année 1814 soit bonne comme toi et non comme moi.
— Bon, fit l’Empereur, nous sommes tous deux, et c’est toi qui cultives le madrigal. Attends… je veux t’embrasser pour te punir… Auparavant, je me débarrasse.
Il alla vers le guéridon, y déposa un écrin et une cassette dissimulée jusque-là sous son manteau, puis gaiement.
— Dans ce coffret, il y a 300.000 francs. Tu ne sais pas refuser à ceux qui font appel à la bourse… tu dois bien avoir quelques notes en retard, cela te permettra de mettre ordre à tes affaires. Premier point terminé. Passons à l’écrin. Tu aimes toujours les perles, en voici.
Ouvrant la gaine de maroquin, il présenta à son interlocutrice un collier de perles du plus merveilleux orient que lui, l’homme simple, n’ayant besoin de rien pour lui-même, avait payé quatorze mille louis à Neubracht, le joaillier de Stuttgard.
À la vue de cette parure, Joséphine oublia un instant la présence de Bobèche et de Milhuitcent, les graves nouvelles qu’elle s’était chargée d’annoncer. Un cri d’admiration s’échappa de ses lèvres, et elle se jeta dans les bras de Napoléon en murmurant :
— Ah ! Bonaparte ! Bonaparte ! c’est de la folie.
Lui appliqua paternellement deux baisers sur ses joues :
— Tu es contente, Beppe[1], c’est le principal. Ta joie va me donner une journée heureuse.
— Heureuse, répéta-t-elle brusquement, secouée par le souvenir de sa conversation avec les jeunes gens.
L’intonation douloureuse frappa l’Empereur.
— Comme tu dis cela, Beppe ? Aurais-tu l’intention de faire une scène à ton pauvre ami Bonaparte ?
— Non, balbutia-t-elle… non, mais…
— Bonaparte, continua Napoléon avec un sourire mélancolique… j’aime ce nom à l’heure trouble où l’Empereur, la France se retrouvent dans la situation que le général Bonaparte a jadis dénouée par la victoire.
Elle lui appuya les mains sur les épaules et d’une voix tremblante :
— L’invasion… n’est-ce pas… ?
— Non… les alliés vont prendre leurs quartiers d’hiver… et, au printemps… j’aurai une armée… je prépare un coup de foudre…
Il s’interrompit. Joséphine le regardait les yeux brouillés de larmes.
— Qu’as-tu, Beppe ?
Elle fit un grand effort ; et vite, comme si elle craignait de manquer de courage :
— J’ai… j’ai qu’ils ne te laisseront pas rassembler tes troupes…
— Comment ?
— Ils savent le pays désarmé… ils veulent l’abattre… et la frontière est franchie peut-être en ce moment…
Elle éclata en sanglots. L’empereur la prit dans ses bras :
— Rassure-toi, Beppe… cela n’est pas… tu fais un mauvais rêve. Mes agents me tiennent au courant… l’ennemi ne songe pas à ce que tu dis…
Elle eut un cri :
— Ah ! Bonaparte !… Bonaparte ! ils te trahissent…
— Non… la trahison atteindrait la France.
— Que leur importe.
Et comme il secouait la tête, Joséphine courut au paravent, démasqua les jeunes gens et dans un geste tragique :
— Écoute ceux-ci, venus ce matin pour m’apprendre la terrible vérité.
L’étonnement se peignit sur les traits de l’Empereur à la vue de Bobèche qui saluait respectueusement, d’Espérat toujours agenouillé, les mains tendues en un mouvement de supplication.
— Qu’est cela, murmura-t-il ?
Milhuitcent bondit sur ses pieds, se précipita vers Napoléon, lui prit la main, la couvrit de baisers éperdus, balbutiant :
— Cela, c’est un comédien, c’est un enfant dont tout le sang est à toi, qui veulent que tu vives, que tu triomphes, et qui implorent Dieu, avec ce cri, avec cette pensée… Vive l’Empereur.
Mais abandonnant la main de Napoléon, se reculant effaré, consterné,… tel un croyant qui aurait profané l’autel :
— Pardon, sire, pardon… j’oublie que je suis un sujet devant le Maître… je parle en enfant, en fils… pardonnez, pardonnez-moi… Je vous appartiens à ce point que j’ai cru un instant que vous m’apparteniez.
Un sourire bienveillant éclaira la physionomie de l’Empereur. L’homme que les soldats adoraient, qui savait en une seconde apprécier quiconque se présentait devant lui, avait compris l’ardent dévouement contenu dans la jeune âme d’Espérat.
— L’Empereur est le père de tout bon Français, dit-il d’une voix très douce. Je n’ai rien à te pardonner, mon enfant… Qui es-tu ?
— Espérat Milhuitcent, répondit le gamin, dont le visage rayonnait…
— Et celui qui t’accompagne ?
— Bobèche.
Les sourcils de Napoléon se froncèrent légèrement :
— Bobèche, répéta-t-il… le comédien du boulevard du Temple, dont les lazzis amusent les salons royalistes…
Le blâme qui allait s’échapper de ses lèvres fut arrêté par l’artiste. S’inclinant avec aisance, celui-ci dit d’une voix grave :
— Le pitre frondeur est mort, Sire. C’est Antoine qui est devant vous, Antoine, fils d’un combattant de Valmy, qui veut, ainsi que son père le fit, défendre le pays contre l’invasion.
Il n’y avait pas à se méprendre sur la sincérité du brave garçon.
— Eh bien, Antoine, reprit l’Empereur d’un ton bienveillant, approchez… Asseyez-vous là, près de moi… avec votre jeune ami… et expliquez-moi votre présence ici.
Puis avec cette bonne grâce native qui lui avait conquis tant de dévouements :
— Seulement, Antoine, quand se lèveront des jours meilleurs, ressuscitez Bobèche. Il avait bien de l’esprit, ce comédien… et son cœur français lui donnera le droit d’en avoir encore davantage.
- ↑ En italien, le diminutif de Joseph est Beppo, l’Empereur avait francisé le vocable et pour lui Joséphine s’appelait Beppe.